Retour sur la nature de l’expulsion
L’expulsion est aujourd’hui envisagée par la doctrine majoritaire comme une voie d’exécution. Pourtant, la jurisprudence la plus récente invite à se demander si elle ne serait pas plutôt une institution du droit des biens, dans la mesure où elle considère que l’action en expulsion d’un occupant sans droit ni titre, fondée sur le droit de propriété, constitue une action en revendication qui n’est pas susceptible de prescription.
1. Rattachement de l’expulsion aux voies d’exécution. En matière de procédures civiles d’exécution, l’expulsion peut être définie comme l’« action de faire sortir une personne, en vertu d’un titre exécutoire et au besoin par la force, d’un lieu où elle se trouve sans droit »1. À l’heure actuelle, cette mesure est considérée par la doctrine contemporaine comme une authentique voie d’exécution2, bien qu’elle présente une indéniable spécificité tenant au fait qu’elle porte sur la personne du débiteur et non sur ses biens3. La place qui lui est réservée au sein du Code des procédures civiles d’exécution témoigne au demeurant à la fois de ce rattachement aux voies d’exécution et du particularisme de cette mesure puisque qu’un livre entier lui est consacré4.
Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi dans l’histoire et la jurisprudence la plus récente invite à renouveler la réflexion en la matière, en s’interrogeant tout particulièrement sur le point de savoir si le droit des biens ne serait pas, finalement, le réceptacle naturel de cette institution.
2. Rattachement de l’expulsion au droit des biens. Dans un arrêt du 10 septembre 20205, la troisième chambre civile de la Cour de cassation a considéré, au visa des articles 544 et 2227 du Code civil, que « l’action en expulsion d’un occupant sans droit ni titre, fondée sur le droit de propriété, constitue une action en revendication qui n’est pas susceptible de prescription ». Ce faisant, la Cour régulatrice renoue avec l’analyse de l’expulsion comme une prérogative découlant du droit de propriété et donc du droit des biens6.
Cette solution n’est certainement pas étrangère à la volonté prétorienne de restituer au droit de propriété une efficacité qui semblait s’être émoussée7 au profit des droits des locataires8, volonté qui semble d’ailleurs être partagée par le législateur9. Elle s’explique donc davantage en opportunité que techniquement, car il est douteux que l’action en expulsion soit effectivement une action en revendication10. Quoi qu’il en soit, cette solution est-elle pour autant de nature à évincer totalement la prescription en matière d’expulsion ? Nous ne le croyons pas : que l’action en expulsion échappe à la prescription dans la mesure où elle constitue une action en revendication (quoi que l’on pense de cette assertion) est une chose, l’expulsion pratiquée sur le fondement du titre exécutoire obtenu au terme de cette action en est une autre. Or à cet égard, l’on sait que l’article L. 111-4 du Code des procédures civiles d’exécution prévoit, en son alinéa 1er, que « l’exécution des titres exécutoires mentionnés aux 1° à 3° de l’article L. 111-3 ne peut être poursuivie que pendant dix ans, sauf si les actions en recouvrement des créances qui y sont constatées se prescrivent par un délai plus long »11. Le titre exécutoire sur le fondement duquel l’expulsion est mise en œuvre étant nécessairement judiciaire12, il faut donc en déduire que l’expulsion en elle-même peut être demandée pendant dix ans à compter du jour où la décision devient irrévocable13. L’expulsion demeure donc, en définitive, tiraillée entre le droit des voies d’exécution et le droit des biens.
Notes de bas de pages
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1.
G. Cornu (dir.), Vocabulaire juridique. Association Henri Capitant, 13e éd., 2020, PUF, vo Expulsion.
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2.
V. par ex. J.-J. Ansault, Procédures civiles d’exécution, 2019, LGDJ, nos 703 et s. ; C. Brenner, Procédures civiles d’exécution, 10e éd., 2019, Dalloz, Cours, nos 13 et 14 ; N. Cayrol, Droit de l’exécution, 2e éd., 2016, LGDJ, Précis Domat, Droit privé, nos 357 et s. ; G. Couchez et D. Lebeau, Voies d’exécution, 12e éd., 2017, Sirey, nos 21 et s. ; N. Fricero, Procédures civiles d’exécution, 9e éd., 2020, Gualino, Mémentos, p. 241 et s. ; P. Hoonaker, Procédures civiles d’exécution, 9e éd., 2020, Bruylant, Paradigme, nos 262 et s. ; A. Leborgne, C. Brenner et C. Gijsbers, Droit de l’exécution. Voies d’exécution et procédures de distribution, 3e éd., 2019, Précis Dalloz, nos 2487 et s. ; L. Miniato, Procédures civiles d’exécution, 2e éd., 2017, LGDJ, Cours, nos 317 et s. ; R. Perrot et P. Théry, Procédures civiles d’exécution, 3e éd., 2013, Dalloz, nos 1075 et s. ; S. Piédelièvre, Procédures civiles d’exécution, 2016, Economica, Corpus droit privé, nos 321 et s. Comp. M. et J.-B. Donnier, Voies d’exécution et procédures de distribution, 10e éd., 2020, LexisNexis, nos 686 et s., spéc. n° 689 : « Dire que l’expulsion fait désormais partie du droit des voies d’exécution ne signifie pas pour autant qu’elle constitue une voie d’exécution proprement dite », mais concluant qu’« il n’est pas impossible d’y voir une sorte d’exécution en nature sous la forme d’une voie d’exécution personnelle ».
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3.
Le Code des procédures civiles d’exécution règle cependant le sort des biens de la personne expulsée en ses articles L. 433-1 et suivants et R. 433-1 et suivants, mais dans la perspective de les restituer ou d’en restituer le produit à la personne expulsée, le cas échéant après déduction des frais et du montant de la créance du bailleur.
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4.
Avant même la codification des procédures civiles d’exécution, l’expulsion avait été envisagée à ce titre par la loi n° 91-650 du 9 juillet 1991, portant réforme des procédures civiles d’exécution, complétée par le décret n° 92-755 du 31 juillet 1992.
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5.
Cass. 3e civ., 10 sept. 2020, n° 19-13120.
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6.
V. à ce sujet J.-J. Ansault, Procédures civiles d’exécution, 2019, LGDJ, n° 703, n° 1. Comp. M. et J.-B. Donnier, Voies d’exécution et procédures de distribution, 9e éd., 2017, LexisNexis, n° 686, considérant qu’antérieurement à la loi du 9 juillet 1991 l’expulsion était plutôt une « mesure de police ».
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7.
Dans le même ordre d’idées, l’on peut d’ailleurs citer un arrêt également rendu par la troisième chambre civile, le 12 septembre 2019, en vertu duquel « sauf lorsque la sous-location a été autorisée par le bailleur, les sous-loyers perçus par le preneur constituent des fruits civils qui appartiennent par accession au propriétaire ; qu’ayant relevé que les locataires avaient sous-loué l’appartement pendant plusieurs années sans l’accord du bailleur, la cour d’appel en a déduit, à bon droit, nonobstant l’inopposabilité de la sous-location au bailleur, que les sommes perçues à ce titre devaient lui être remboursées » (Cass. 3e civ., 12 sept. 2019, n° 18-20727 : D. 2019, p. 2025, note J.-D. Pellier). V. égal. Cass. 3e civ., 4 juill. 2019, n° 18-17119 : « Mais attendu que, l’expulsion étant la seule mesure de nature à permettre au propriétaire de recouvrer la plénitude de son droit sur le bien occupé illicitement, l’ingérence qui en résulte dans le droit au respect du domicile de l’occupant, protégé par l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ne saurait être disproportionnée eu égard à la gravité de l’atteinte portée au droit de propriété ».
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8.
Sur la valeur patrimoniale du bail, v. A. Leborgne, Recherches sur l’originalité du contrat de louage d’immeuble, thèse, C. Atias (dir.), 1992, Aix-Marseille 3.
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9.
V. L. n° 2020-1525 du 7 décembre 2020 d’accélération et de simplification de l’action publique, ayant modifié l’article 38 de la loi n° 2007-290 du 5 mars 2007 instituant le droit au logement opposable et portant diverses mesures en faveur de la cohésion sociale de manière à faciliter l’expulsion des squatters. V. à ce sujet A. Cheynet de Beaupré, « Squatter n’est pas jouer », Rev. loyers 2020, p. 468.
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10.
Celle-ci se définit en effet comme une « action en justice par laquelle on fait établir le droit de propriété qu’on a sur un bien, en général pour le reprendre d’entre les mains d’un tiers détenteur. Par exemple, une revendication des meubles corporels perdus ou volés » (G. Cornu (dir.), Vocabulaire juridique. Association Henri Capitant, 13e éd., 2020, PUF, v° Revendication). Sur l’action en revendication, v. M. Laroche, Revendication et propriété du droit des procédures collectives au droit des biens, 2007, Defrénois, Doctorat & Notariat, t. 24, préf. P. Théry.
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11.
L’alinéa 2 du même texte précise que « le délai mentionné à l’article 2232 du Code civil n’est pas applicable dans le cas prévu au premier alinéa ». Le délai butoir de vingt ans prévu par l’article 2232 du Code civil est donc évincé s’agissant des titres exécutoires judiciaires et assimilés. En revanche, il a vocation à s’appliquer aux titres exécutoires non judiciaires, prévus par les 4° à 6° de l’article L. 111-3 du Code des procédures civiles d’exécution, ces titres obéissant à la prescription attachée à la nature de la créance (v. en ce sens, antérieurement à la réforme de la prescription civile opérée par la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008, Cass. ch. mixte, 26 mai 2006, n° 03-16800. V. égal. Cass. 1re civ., 12 juill. 2007, n° 06-11369). Sur le point de départ de ce délai butoir et son application dans le temps, v. Cass. 3e civ., 1er oct. 2020, n° 19-16986 : D. 2020, p. 2154, avis P. Brun et p. 2157, note P.-Y. Gautier ; JCP G 2020, 1168, note J.-D. Pellier. Sur le délai butoir, de manière plus générale, v. J.-D. Pellier, Retour sur le délai butoir de l’article 2232 du Code civil, D. 2018, p. 2148.
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12.
CPCE, art. L. 411-1 : « Sauf disposition spéciale, l’expulsion d’un immeuble ou d’un lieu habité ne peut être poursuivie qu’en vertu d’une décision de justice ou d’un procès-verbal de conciliation exécutoire et après signification d’un commandement d’avoir à libérer les locaux ».
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13.
Sur le point de départ de la prescription des titres exécutoires judiciaires, v. L. Mayer, Le point de départ du délai prévu pour l’exécution du jugement, Gaz. Pal. 8 sept. 2012, n° j0845, p. 19.