Jeux olympiques Paris 2024 : le bal des expropriations en Île-de-France
En raison du projet de transformation du Grand Paris, déjà en chantier, et de l’arrivée des Jeux olympiques de 2024, des dizaines de propriétaires franciliens ont été expropriés, l’utilité publique ayant prévalu sur leurs souvenirs et sur leurs sentiments. Les combats de ces propriétaires, attachés à leur habitation, sont-ils perdus d’avance ?
Il ne reste rien des petits pavillons qui se suivaient rues Philibert-Hoffmann et Jean-Mermoz à Rosny-sous-Bois (93). Il a été fait abstraction du passé de 25 propriétaires afin de laisser place aux travaux de la future ligne 15 du métro qui va changer la vie de milliers de Franciliens. Il s’était pourtant écrit dans ces maisonnettes des histoires de famille faites de premiers pas, de sapins de Noël, de jardinets soigneusement entretenus, de rosiers taillés. L’expropriation, annoncée par simple courrier durant l’été 2020, a été reçue comme une claque par les propriétaires, en majorité âgés et souvent en difficulté pour se reloger dans leur quartier dont la valeur foncière a explosé : l’idée de quitter leur maison « est un drame, une déchirure », affirme Fabienne Boullet qui a passé 20 ans dans sa maison et espérait y passer « ses derniers jours ». « On l’a vraiment acheté en prévision de notre retraite », avait-elle regretté au micro de France Bleu. Comme les autres propriétaires, elle n’a pas résisté face au rouleau compresseur de l’utilité publique.
De Haussmann aux Jeux olympiques : des métamorphoses et des sacrifices
La région Île-de-France possède une longue histoire d’expropriations de masse. De 1853 à 1870, Paris subit un vaste plan de modernisation de son image, lorsque le préfet de la Seine, le baron Haussmann, redessine la ville. Grandes et larges avenues plantées d’arbres, espaces verts généralisés, règlementation des façades, arasement de certains reliefs, mobilier urbain, mise en place du tout-à-l’égout, monuments publics, gares… le visage de la capitale change radicalement en quelques années seulement. Pour ce faire, la préfecture passe par des procédures d’expropriation relativement nouvelles et d’abord très autoritaires : plus de 20 000 maisons et immeubles sont détruits en l’espace de 8 ans, 57 rues et passages sont rayés de la carte et plus de 25 000 habitants vivant dans le centre, en majorité des ouvriers et des précaires, doivent s’exiler dans des arrondissements plus lointains et des communes limitrophes. À la fin des années 1860, une véritable crise du financement des travaux touche l’embellissement de Paris et les rénovations commencent à être vivement critiquées, de toute part. Les procédures d’annexion des communes limitrophes – comme Belleville, annexée en 1860 – s’avèrent plus compliquées que prévues et le Conseil d’État et la Cour de cassation interviennent trop souvent en faveur des propriétaires expropriés… Tout cela coûtera sa place à Haussmann.
C’est avec une rapidité similaire que la petite couronne s’est vue imposer un véritable lifting… non sans s’assurer de ne pas souffrir des mêmes complications juridiques que le baron Haussmann. En 2017, Paris est choisie par le comité olympique pour accueillir les JO 2024. Bien que richement dotée en infrastructures sportives, cette manifestation implique, pour toutes les villes hôtesses, un travail colossal pour améliorer ses réseaux de transport, sa capacité d’accueil touristique, ainsi que l’accueil ponctuel des compétitions internationales. L’expropriation à grande échelle est inéluctable et la ville espère pouvoir éviter des lenteurs judiciaires et administrative qui mettraient en péril son image. C’est pourquoi, en mars 2018, le gouvernement a fait valider un projet de loi visant à appliquer une procédure d’expropriation d’extrême urgence pour la « réalisation d’un village olympique et paralympique, d’un village des médias et des ouvrages nécessaires aux compétitions des Jeux olympiques et paralympiques de 2024 » (des projets se situant respectivement à Saint-Denis, Saint-Ouen, Dugny, Le Bourget et Versailles).
Mais ces grandes campagnes, bien que strictement contrôlées par le droit, ne sont pas exemptes d’erreurs. La Société du Grand Paris s’est ainsi vue reprocher une « gestion à la truelle » et a été visée par un rapport de la Cour des comptes du 17 janvier 2018 qui s’inquiétait du sort des propriétaires visés par des procédures d’expropriation en vue de la construction des lignes 15, 16, 17 et 18 qui paient les conséquences de cette mauvaise gestion. Devant l’étendue des dégâts du dossier Grand Paris Express et dans un souci d’harmonisation entre les différents tribunaux, la Cour de cassation a décidé de limiter la mission du juge des expropriations de Paris à la seule fixation des indemnités et a laissé aux tribunaux des départements traversés par les futures lignes du métro la compétence de prononcer les expropriations et de procéder aux transferts de propriété . Cette décision est arrivée suite au pourvoi en cassation d’un propriétaire d’Alfortville (94) dont la propriété avait été transférée à la Société du Grand Paris par une ordonnance du juge de l’expropriation du Val-de-Marne. Selon le contribuable, le juge de Paris était plus à même d’estimer toutes les subtilités du réseau inter-départemental, et donc de juger du bien-fondé de la procédure… bien mal lui en a pris.
Interrogé par France 3, Me Gilles Caillet, qui a défendu plus de 150 personnes, a confirmé le constat selon lequel les effets psychologiques étaient très insuffisamment pris en compte par l’autorité expropriante dans ses démarches envers les expropriés : « c’est difficile de définir comment on peut être bien indemnisé, d’abord et avant tout, parce que l’expropriation ne prend jamais en compte l’impact psychologique : ce qu’on appelle le préjudice moral ».
Une spécialité plus humaine qu’administrative
À Paris, le cabinet Mialot est spécialiste depuis de nombreuses années de l’expropriation. Me Camille Mialot connait bien cette question depuis sa plus tendre enfance : son père était commissaire du gouvernement en expropriation. Passionné, il est heureux de nous parler, avec son associée Fanny Ehrenfeld, de sa spécialité, si subtile : « on est sur une matière à cheval entre le droit public et le droit privé. En effet, l’expropriation touche au pouvoir reconnu par l’État de déclarer des travaux d’utilité publique qui relève de la matière administrative et à la propriété privée qui relève du droit privé », explique Camille Mialot qui apparemment n’aime pas s’ennuyer. « En France, contrairement aux autres pays du monde, la procédure va faire intervenir les deux ordres de juridiction – judiciaire ou administratif – à différents stades. Le judiciaire intervient lors de la procédure gracieuse durant laquelle le juge va fixer le montant de l’indemnité et transférer la propriété. Ce n’est pas une procédure contentieuse. Quant au juge administratif, il n’intervient que si l’utilité publique est remise en cause et donc qu’un arrêté préfectoral ou ministériel est contesté ».
Ces dernières années, le cabinet a défendu bon nombre de propriétaires touchés par des procédures d’expropriation liées au Grand Paris Express et aux JO 2024, et s’il est relativement impossible de contester une opération déclarée d’utilité publique par le Conseil d’État (une seule victoire en 150 ans), Me Fanny Ehrenfeld refuse, contre toute attente, de considérer que le combat est perdu d’avance pour les particuliers. Tout se joue dans le montant des indemnités : « S’ils veulent garder leurs maisons à tout prix, c’est toujours un peu compliqué de les accompagner dans cette épreuve, en revanche, par rapport à la fixation de l’indemnité, on arrive à obtenir de très bons résultats qui indemnisent tous les préjudices, sauf le préjudice moral qui reste encore difficile à obtenir ». Alors qu’il existe en France un véritable attachement à la terre et à l’héritage foncier, la reconnaissance du préjudice moral dans le cas des expropriations d’utilité publique est systématiquement refusée en France, malgré de multiples tentatives récentes. En effet, en 2011, le Conseil constitutionnel a confirmé « qu’aucune exigence constitutionnelle n’impose que la collectivité expropriante, poursuivant un but d’utilité publique, soit tenue de réparer la douleur morale éprouvée par le propriétaire à raison de la perte des biens expropriés ». La Cour européenne des droits de l’Homme avait pourtant reconnu, en 2010, le préjudice moral d’un agriculteur qui avait perdu sa ferme suite à une mesure d’expropriation et avait poussé la France à l’indemniser à hauteur de 15 000 euros.
Le cabinet Mialot s’est trouvé plusieurs fois dans des situations particulièrement complexes : « Deux cas se sont présentés ; celui des personnes âgées qui ont vécu toute leur vie dans leur bien et pour qui la procédure peut provoquer un choc – un tel préjudice relève des troubles dans les conditions d’existence, en droit administratif. Le deuxième cas vise les gens qui viennent d’acheter un bien et apprennent l’expropriation 1 an après – il s’agit ici d’une atteinte à la confiance légitime dans l’institution judiciaire. On a eu beaucoup de cas comme cela avec des biens dans le périmètre de préemption du Grand Paris Express ou des JO, au moment de la vente », détaille Fanny Ehrenfeld.
Camille Mialot tient tout de même a souligné la distinction entre ces cas susceptibles de déclencher un préjudice moral, et un troisième cas : « Dans la première couronne on a eu des cas de personnes expropriées qui avaient acheté un bien dans l’espérance d’une plus-value liée à la desserte d’une nouvelle ligne de métro… à l’expropriation s’ajoute une déception. Je ne suis pas pour considérer cette déception sur la valeur hypothétique du bien dans les demandes d’indemnisation ». Selon l’avocat, qui exerce dans le domaine précis du droit comparé de l’expropriation, les propriétaires bénéficiant de futurs aménagements publics devraient même participer à leur financement, prenant ainsi en compte la future plus-value : « Si on prend l’exemple du Grand Londres, quand la densification oblige à prolonger le métro, la prolongation va être payée en partie par les propriétaires des biens qui en bénéficieront. Si on compare avec la ville de Bordeaux, les propriétaires ont bénéficié de l’investissement TGV et du réaménagement de la ville financés par des fonds publics. Ces investissements ont conduit, en 5 ou 6 ans, à un doublement des prix de l’immobilier. L’argent de ce bénéfice ne refinancera pas ces investissements publics ». Une idée à garder pour plus tard ?
Référence : AJU003c8