La justiciabilité particulière des recommandations du Défenseur des droits

Publié le 04/10/2019

Par un arrêt du 22 mai 2019, le Conseil d’État précise la nature et le régime contentieux des recommandations du Défenseur des droits. Si au premier abord ces actes ne sont pas qualifiés de décisions administratives, susceptibles de recours, une lecture minutieuse de la motivation aboutit à distinguer deux catégories de recommandations : celles publiques et celles non publiques. Le Conseil semble ouvrir son prétoire aux premières, ce qui soulève par là certaines interrogations sur la nature de celles-ci.

CE, 22 mai 2019, no 414410

Par un arrêt du 22 mai 2019, le Conseil d’État précise la nature et le régime contentieux des recommandations du Défenseur des droits. Si au premier abord, ces actes ne sont pas qualifiés de décisions administratives susceptibles de recours, une lecture minutieuse de la motivation aboutit à distinguer deux catégories de recommandations : celles publiques et celles non publiques. Le Conseil semble ouvrir son prétoire aux premières, ce qui soulève par là certaines interrogations sur la nature de celles-ci.

Dans une décision du 22 mai 20191, le Conseil d’État tranche à demi-mot la question de la justiciabilité des recommandations formulées par le Défenseur des droits dans le cadre de sa mission particulière de protection des administrés. Cet organe, bien qu’autorité administrative indépendante (AAI), ne dispose pas au premier regard de prérogatives normatives, sur le plan administratif ou juridictionnel, du moins à la lecture des textes sur son statut2. Pourtant, des actes édictés par cet organe peuvent, à bien y regarder, léser des personnes. Ainsi, par une recommandation, désignée « décision », le Défenseur des droits peut orienter ou modifier le comportement d’un agent, presque le forcer à adopter une conduite déterminée. C’est le cas en l’espèce. Et le Conseil d’État adopte un raisonnement étonnant.

Le requérant, directeur départemental du service de la cohésion sociale des Côtes-d’Armor, conteste en excès de pouvoir une « décision » du Défenseur des droits saisi par une agente publique contractuelle du service. Elle estime avoir subi une discrimination du fait de son état de grossesse, d’où la saisine de cette autorité administrative. Eu égard à cette situation, le Défenseur des droits recommande au ministre compétent de prendre des mesures importantes : verser à l’agent public une prime indûment retenue, modifier ses évaluations en supprimant des mentions discriminatoires ou encore mettre en place une enquête interne en vue d’une éventuelle sanction du directeur. Cette « décision » a par ailleurs été communiquée au Procureur de la République, libre d’engager des poursuites. La position du requérant semble compréhensible : pouvoir contester les graves accusations de faits pénalement répréhensibles pouvant aboutir par ailleurs à une procédure disciplinaire. Il a même saisi le Défenseur des droits pour dénonciation calomnieuse. Finalement, cette recommandation a clairement une influence négative sur sa personne bien qu’elle soit adressée au ministre. C’est pourquoi il demande au tribunal administratif de Rennes l’annulation de cette « décision » ; ce dernier juge irrecevable sa demande, de même que le juge d’appel.

Tant la solution que l’argumentation du Conseil d’État laissent subsister des doutes sur la solution pratique. Si l’on raisonne a contrario, tout en lisant entre les lignes, on se rend compte que la solution n’est pas aussi simple qu’elle n’y paraît au premier abord. Certes, le Palais-Royal juge qu’une recommandation du Défenseur des droits ne constitue pas une décision administrative susceptible de recours pour excès de pouvoir. Mais, semble-t-il dire, un tel recours est possible si la recommandation est rendue publique, à savoir publiée. C’est cette lecture minutieuse qu’il faut adopter pour véritablement saisir la pensée jurisprudentielle et ses implications. Aussi voit-on bizarrement le Conseil se placer d’un point de vue différent de celle de sa jurisprudence récente sur le droit souple. C’est donc une justiciabilité particulière des recommandations du Défenseur des droits qui est construite. Il y a bien, en premier lieu, une ouverture discrète du prétoire contre certaines recommandations (I) mais, en second lieu, leur nature est confuse (II).

I – Une ouverture discrète du prétoire

Si le Conseil d’État rejette le recours, en ce que la recommandation de l’affaire n’est pas une décision administrative, il nous semble pourtant qu’une catégorie de recommandations peut être contestée. D’une part, une recommandation publiée devient justiciable (B). D’autre part, cette position jurisprudentielle remet partiellement en cause l’immunité discutable des actes du Défenseur des droits (A).

A – L’immunité discutable des actes du Défenseur des droits

Autorité administrative indépendante et constitutionnellement garantie depuis 2011, le Défenseur des droits possède des moyens d’action pour réaliser au mieux sa mission, comme toute administration3. Ainsi peut-il, par exemple, organiser une médiation pour résoudre les différends portés à sa connaissance, proposer une transaction, saisir l’autorité compétente pour engager des poursuites disciplinaires contre un agent, etc. Mais possède-t-il un pouvoir normatif ? La réponse est a priori négative. Aucune disposition constitutionnelle ou législative ne lui confère officiellement un tel pouvoir décisionnel, un pouvoir de créer des normes générales ou individuelles – un devoir-être – au sens classique. En clair, il ne peut édicter quelconque décision administrative, entendue ici comme « la signification impérative d’un acte de volonté unilatérale et arrêtée d’une autorité administrative »4. Tout au plus possède-t-il un simple pouvoir de recommandation mais n’ayant, dit-on, qu’une portée morale5. C’est une « magistrature d’influence »6. Concrètement, le Défenseur des droits est incompétent pour produire des règles impératives, prescriptives, alors même que sa mission est fondamentale. Recommander, c’est seulement demander quelque chose à quelqu’un, orienter sa conduite ou le conseiller. Si l’on reprend la pensée de Kelsen, il ne peut, par recommandation, ordonner, habiliter ou permettre7. Ainsi ses actes sont-ils, de ce point de vue, logiquement immunisés contre tout recours juridictionnel, en particulier devant le juge administratif. Ils ne sont pas justiciables. Alors certes, un pouvoir d’injonction lui est attribué par le législateur organique. Si la personne concernée ne donne guère suite à ses recommandations, le Défenseur des droits peut l’obliger à les suivre. Mais aucune sanction juridique n’est prévue en cas de méconnaissance. Toutefois, on peut reconsidérer cette immunité, par ailleurs discutable.

Le Conseil d’État s’est naguère prononcé sur les recommandations prises par l’ancienne haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE). Dans la décision Société Éditions Tissot de 20078, dont une formule est reprise en substance dans l’arrêt commenté, il juge notamment que les recommandations de portée générale rédigées de façon impérative sont susceptibles de recours pour excès de pouvoir. Il transpose la jurisprudence Duvignères de 20029 à cette catégorie d’actes qui se transforment en quelque sorte en véritables décisions administratives. Mais la réponse de clôture d’un dossier dans une lettre de l’ancien médiateur de la République ne constitue pas une décision susceptible de recours pour excès de pouvoir10. Ces deux organes, dissous en 2011, ont vu leurs missions transférées au Défenseur des droits. Il est vrai cependant que la décision du Défenseur des droits de présenter des observations devant le juge judiciaire n’est pas susceptible de recours car étant « indissociable de la procédure juridictionnelle à laquelle elle se rapporte »11. Mais l’acte de publication d’une prise de position d’une administration (rapport, avis ou recommandation) est susceptible d’être déféré, dans certains cas, au juge de l’excès de pouvoir12. Toutefois le juge se refuse à contrôler le contenu de l’acte publié, notamment la qualification juridique d’un fait. Ainsi peut-on estimer que la publication d’un rapport du Défenseur des droits serait concernée par cette hypothèse. Mais en l’espèce la situation est différente car il s’agit non de contrôler l’acte de publication de la recommandation mais le contenu de celle-ci, certes publiée. Ce sont deux actes distincts, le premier étant détachable de l’autre.

B – La justiciabilité des recommandations publiques

Interprétant les articles 24, 25 et 36 de la loi organique du 29 mars 201113, le Conseil d’État, si nous comprenons bien sa pensée, fait une subtile mais intéressante distinction entre deux catégories de recommandations du Défenseur des droits conditionnant la recevabilité du recours pour excès de pouvoir. Ainsi une recommandation est-elle insusceptible de recours lorsqu’elle est uniquement « privée » ou « individuelle », à savoir non « rendue publique ». A contrario, une recommandation, dès lors que le Défenseur des droits fait « usage de la faculté dont il dispose de la rendre publique », constitue une « décision administrative » car elle contient des « règles qui s’imposeraient aux personnes privées ou aux autorités publiques ». Finalement, à travers cette interprétation, la recommandation est bien décisoire, susceptible par suite de recours pour excès de pouvoir. L’intérêt de cet arrêt est clair : l’immunité des actes du Défenseur des droits est, dans cette hypothèse, remise en cause.

Ce principe paraît à première vue analogue à celui confectionné par le Conseil dans la décision Société Éditions Tissot de 2007 précitée à propos des recommandations de la HALDE14. Cependant, à l’époque, il conditionnait en partie la recevabilité d’un tel acte tant au sujet de sa portée générale que de sa rédaction impérative. Bien plus, comme en l’espèce, il laisse entendre qu’une recommandation « pourrait être considérée comme décisoire si cette autorité décidait de lui donner une “publicité particulière” »15. Il s’agit à la fois d’une application particulière de la jurisprudence Duvignères de 2002 sur les circulaires et d’une vision particulière de la décision administrative. Or dans la décision commentée, cette première condition disparaît curieusement. Seule la publicité est de nature à conférer à la recommandation la qualité de « décision administrative » même si celle-ci est générale. Cette publicité, étonnamment, fait émerger « des règles qui s’imposeraient aux personnes privées ou aux autorités publiques ». En conclusion, le Conseil d’État raffermit sa position de 2007 alors même qu’il s’agit d’un type de recommandations proche. Peut-être s’est-il (fortement) inspiré d’un arrêt en date du 10 avril 2018 de la cour administrative d’appel de Paris jugeant que les recommandations du Défenseur des droits n’ont de force contraignante que si elles font « l’objet d’un rapport spécial publié au Journal officiel »16, la cour occultant la référence aux dispositions impératives.

Le caractère public de la recommandation résulte-t-il uniquement de sa présence dans un tel rapport spécial (prescrit par l’article 25 de la loi organique de 2011) ou aussi de la possibilité de rendre publics les avis, recommandations ou décisions (I de l’article 36) ? Dans ce dernier cas de figure, les recommandations simples, sans dénomination spéciale, mises en ligne sur le site internet du Défenseur des droits, sont susceptibles de recours. À dire vrai, la recommandation de l’affaire est publiée en ligne sur le site du Défenseur des droits alors que le Conseil la qualifie de non décisoire. Cette position paraît à première vue logique car le « rapport spécial » est établi uniquement si la personne mise en cause ne respecte pas les injonctions du Défenseur des droits visant à prendre des mesures nécessaires pour remédier à la situation. Finalement, les injonctions dénuées de sanction juridique aboutissent à l’édiction de règles de droit par cette publication. Le « pouvoir de stigmatiser »17 par la publication de faits discriminatoires se transforme en un « pouvoir normatif », presque de sanction. Pour autant, y a-t-il une nette différence de portée entre une recommandation simple publiée sur le site internet du Défenseur des droits ou dans un rapport spécial ? Il faut savoir que cette recommandation dans un tel rapport est également publiée sur le site du Défenseur des droits et pas obligatoirement au Journal officiel18. Dans les deux cas, elle est potentiellement connue de tous. Et c’est pourquoi, en l’espèce, le recours du requérant semble légitime car aussi bien son service que les internautes sont informés de son comportement. C’est d’autant plus grave que la recommandation souligne une probable infraction pénale et que, logiquement, la présomption d’innocence ne peut être opposable à un tel acte a priori non normatif. Ce n’est qu’en cas de publication d’un rapport spécial qu’une relative contradiction est mise en œuvre. En effet, le Défenseur des droits doit le communiquer aux personnes mises en cause et les inviter à produire des observations dans un délai d’au moins un mois, sauf urgence (D. n° 2011-904, 29 juill. 2011, art. 15).

Enfin, le Conseil d’État ajoute que le refus du Défenseur des droits de faire usage de son pouvoir de recommandation ne peut être contesté en excès de pouvoir. Il ne fait que reprendre sa jurisprudence antérieure à propos de la HALDE19.

En définitive, et contrairement à une lecture simplifiée, les recommandations du Défenseur des droits sont susceptibles d’être déférées au juge de l’excès de pouvoir dès lors qu’elles sont publiques ou publiées. Le cas d’espèce ne laisse malheureusement que peu de détails en raison du caractère particulier de la recommandation. En tout état de cause, ces recommandations justiciables ont une nature confuse.

II – Une nature confuse

L’ouverture du prétoire, certes discrète, contre les recommandations du Défenseur des droits n’est pas en soi dénuée de toute logique. Au contraire, cet organe purement administratif ne doit pas bénéficier d’une totale immunité dans son action du moins sur le plan contentieux. Mais, à l’analyse, l’arrêt du Conseil d’État, assez succinct en fait, invite à s’interroger sur la nature de la recommandation assez confuse. D’une part, le Palais-Royal se fait une idée singulière de la norme (A). D’autre part, un pareil raisonnement peut paraître anachronique (B).

A – Une normativité singulière

La recommandation du Défenseur des droits possède une nature originale mais pourtant confuse. Contient-elle une véritable norme juridique ? Le Conseil d’État évoque « des règles qui s’imposeraient aux personnes privées ou aux autorités publiques ». Or recommander c’est demander quelque chose, conseiller ou avertir. Ce n’est pas prescrire un comportement. Le Conseil s’embourbe dans une réflexion théorique assez étonnante et ambiguë.

D’une part, on peut douter du fondement de la normativité de la recommandation qui paraît être conditionnée par une publicité dans un rapport spécial. Cette position jurisprudentielle suggère une vision étriquée, pour ne pas dire erronée, de la normativité. En effet, non seulement une norme peut exister dès la signature d’un acte mais aussi la publicité ne constitue pas, en elle-même, un critère de la normativité20. La norme, impérative ou incitative, contenue dans la décision, traduit la signification d’acte de volonté, peu importe sa publicité éventuelle. Sans doute un acte décisoire peut ne pas être opposable à ses destinataires mais l’absence de publicité n’enlève pas sa qualité normative ; elle ne joue que sur son opposabilité et par la suite son entrée en vigueur. Une norme peut exister en elle-même. Or le Palais-Royal soutient que la publicité fait naître une décision administrative.

D’autre part, et dans le prolongement, cette recommandation « normative » constitue-t-elle, pour reprendre la terminologie de l’article L. 200-1 du Code des relations entre le public et l’Administration, une décision réglementaire, individuelle ou non réglementaire ? Déjà, puisque le Conseil d’État ne statue pas en premier et dernier ressort, il ne s’agit pas d’une décision réglementaire de ministres et d’autorités à compétence nationale ou d’une circulaire à portée générale (CJA, art. R. 311-1). L’acte réglementaire, souligne le Conseil, énonce des « règles générales et impersonnelles » qui s’appliquent de façon permanente à des situations qui entrent dans son champ d’application21. Une recommandation n’est formellement et naturellement pas un tel acte. Pourtant, sa publicité (sans doute dans un rapport spécial) fait émerger des « règles qui s’imposeraient aux personnes privées ou aux autorités publiques ». Mais en l’espèce, la recommandation s’adresse directement au ministre des Affaires sociales et de la Santé ; sa qualité réglementaire semble faire défaut.

Si la recommandation n’entre pas dans l’une de ces catégories, n’est-ce pas potentiellement une mise en demeure, sachant qu’un tel acte est qualifié de décision administrative susceptible de recours lorsqu’il « constate une infraction, fixe un délai et menace [une personne] de poursuites judiciaires et de sanctions pénales »22 ? La ressemblance est frappante. Dans notre espèce, le destinataire de la recommandation, à savoir le ministre, n’est pas l’auteur des (prétendues) infractions constatées. Mais, en tant que responsable de son administration déconcentrée, il lui est recommandé de prendre les mesures pour mettre fin à la situation discriminatoire. Toutefois, une mise en demeure n’est pas forcément contraignante, normative. En tout état de cause, le ministre ne peut être directement sanctionné pour non-respect de cette recommandation, a fortiori par le Défenseur des droits.

Enfin, la suppression des conditions de généralité et d’impérativité contenues dans la décision Société Édition Tissot de 2007 est dommageable. En effet, au lieu de fonder la normativité de la recommandation sur sa publicité spéciale, le Conseil d’État aurait pu se référer uniquement au caractère impératif et général des dispositions. Finalement, cet arrêt du Conseil d’État de 2019 semble mal formulé car dépassé.

B – Un anachronisme jurisprudentiel

Au lieu de tergiverser en fonction de la jurisprudence Société Édition Tissot de 2007, pour l’actualiser, le Conseil d’État aurait très bien pu se placer autrement. La logique juridique commanderait que la récente jurisprudence sur le droit souple soit appliquée à l’espèce23. Or il s’écarte de celle-ci. Il est fort regrettable, pour la lisibilité, que le Palais-Royal s’engage dans ce qu’on pourrait qualifier d’anachronisme jurisprudentiel. Car effectivement le considérant de l’arrêt paraît daté (2007). Le rapporteur public24 refuse explicitement l’application du droit souple en estimant que les deux hypothèses forgées par la jurisprudence Numericable et Fairvesta International GmbH de 201625 ne sont pas applicables en l’espèce. Son opinion est que le Défenseur des droits n’est pas une autorité de régulation, d’autant que les destinataires de ses recommandations sont souvent des administrations et non « des usagers et opérateurs de l’activité régulée ». Or cette restriction est discutable.

D’une part, le Conseil d’État a étendu cette jurisprudence à des administrations plus classiques (ministère, mission interministérielle), dans une sorte d’« effet de contagion »26. Rien n’empêche alors d’appliquer la jurisprudence de 2016 aux actes du Défenseur des droits, en particulier ses recommandations. Même au cas contraire, en quoi cet organe, « autorité constitutionnelle indépendante », n’entre-t-il pas dans la catégorie « autorité de régulation » à l’instar, pour certains, de l’ancien médiateur de la République27 ? Les catégories juridiques ne sont que rarement figées, sont extensibles, s’enrichissent.

D’autre part, dans la continuité, est-ce que pour autant, les recommandations « publiques » du Défenseur des droits sont susceptibles d’entrer dans les conditions des arrêts de 2016 ? Puisque le Défenseur des droits n’a aucun pouvoir de sanction juridique, une recommandation peut être « de nature à produire des effets notables, notamment de nature économique, ou [a] pour objet d’influer de manière significative sur les comportements des personnes auxquelles » il s’adresse. Cette hypothèse est intéressante à développer. Ces standards jurisprudentiels s’adapteront à l’avenir à plusieurs situations ; le juge ne fermera probablement pas son prétoire tout en préservant la liberté d’action de ces autorités. Ne peut-on pas estimer qu’une recommandation publiée – connue de tous et stigmatisant une situation – puisse avoir une « influence significative » sur le comportement d’une personne intéressée, voire des « effets notables » de nature sociale ou économique (emploi, sanction disciplinaire, etc.) ? Cette situation n’est pas sans rappeler la pratique anglo-saxonne du name and shame, à savoir l’action sur la réputation d’une personne ou entreprise. Rien n’empêche également le juge de contrôler les recommandations particulières ou individuelles, seulement mises en ligne sur le site internet du Défenseur des droits, c’est-à-dire non contenues dans un rapport spécial élaboré après injonctions. À dire vrai, les deux catégories peuvent avoir une influence presque analogue sur la personne concernée28.

Cela étant posé, il reste des points à régler : comment apprécier l’intérêt à agir du requérant ? Dans quelle mesure le juge contrôlera-t-il ces recommandations ? Au premier point, le Conseil conditionne la recevabilité du recours à un « intérêt direct et certain ». Il ne saurait être question de toutes les personnes d’un service mais seulement et uniquement des personnes mentionnées (ou identifiables en cas d’anonymisation) dans la recommandation du Défenseur des droits. Au second, le contrôle de cette recommandation n’a guère de raison de changer d’intensité. Un contrôle minimum suffit à vérifier si cette AAI ne commet pas dès le départ une méconnaissance de la légalité externe, comme le respect de la procédure de « contradiction ». Cela suppose aussi un contrôle du détournement de pouvoir ou de l’erreur manifeste dans l’appréciation des faits. Aussi ce contrôle se justifie-t-il pour éviter toute mauvaise interprétation de la législation et même du droit de l’Union européenne.

On constate par cette réflexion toute l’ambiguïté ainsi que la complexité de la nature et du régime des recommandations du Défenseur des droits. Le Conseil d’État, désireux sans doute de ne pas entraver l’action de cette unique autorité constitutionnelle indépendante, adopte une position moyenne très discutable qui semble malvenue. La technique juridique doit s’adapter au progrès démocratique ainsi qu’à l’évolution administrative et politique. Le Défenseur des droits voit son ministère s’accroître. La protection des droits et libertés, raison d’être de cette institution, peut-elle justifier un tel pouvoir de stigmatisation pouvant nuire tant à des administrés qu’à des agents publics ? Le Conseil d’État aurait pu user de traditions jurisprudentielles : étendre un recours existant à une nouvelle situation ; étendre en l’espèce la jurisprudence du 21 mars 2016 sur le droit souple aux recommandations du Défenseur des droits. Il ne s’agit pas de tomber dans l’effet de mode. Au contraire, c’eût été de bon sens et de bonne logique jurisprudentielle que d’intégrer ces actes atypiques au nouveau régime contentieux.

Notes de bas de pages

  • 1.
    CE, 22 mai 2019, n° 414410, M. A., Lebon T., à paraître.
  • 2.
    Article 71-1 de la constitution ; L. org., n° 2011-333, 29 mars 2011, art. 24 à 36.
  • 3.
    V. sur ce point, de Saint Sernin J., « Le Défenseur des droits et le juge administratif : d’une coopération informative réciproque à un appui juridictionnel limité », RFDA 2018, p. 332.
  • 4.
    Defoort B., La décision administrative, 2015, Issy-les-Moulineaux, LGDJ-Lextenso, p. 624.
  • 5.
    Slama S., « Les pouvoirs du Défenseur des droits : une cote mal taillée ? », RF adm. publ. 2011/3, n° 139, p. 461 (spéc. p. 469).
  • 6.
    Mouchette J., La magistrature d’influence des autorités administratives indépendantes, 2019, Issy-les-Moulineaux, LGDJ-Lextenso.
  • 7.
    Kelsen H., Théorie pure du droit, 1999, Paris-Bruxelles, Bruylant-LGDJ, La Pensée juridique, p. 13.
  • 8.
    CE, 13 juill. 2007, n° 294195, Sté Éditions Tissot : Lebon, p. 335 ; AJDA 2007, p. 2145, concl. Derepas L.
  • 9.
    CE, sect., 18 déc. 2002, n° 233618, Mme D. : Lebon, p. 463, concl. Fombeur P. ; AJDA 2003, p. 487, chron. Donnat F. et Casas D. ; D. 2003, p. 250 ; RFDA 2003, p. 280, concl. Fombeur P. et p. 510, note Petit J.
  • 10.
    CE, 18 oct. 2006, n° 277597, M. et Mme M. : Lebon, p. 430 ; AJDA 2006, p. 1980.
  • 11.
    CE, 30 janv. 2019, n° 411132, Sté Exane : Lebon T., à paraître ; AJDA 2019, p. 257.
  • 12.
    CE, 21 oct. 1988, n° 68638, Église de scientologie de Paris : Lebon, p. 354 : à propos de l’acte de publication à La Documentation française d’un rapport par le Premier ministre. Ce rapport « stigmatisait » et critiquait les sectes en France, dont l’Église de scientologie. Celle-ci demandait donc l’annulation de l’acte de publication qui lui causait préjudice. – CE, 16 janv. 2006, n° 274721, Fédération du Crédit mutuel centre Est Europe : Lebon T., p. 995 ; AJDA p. 828, concl. Guyomar M. : à propos de l’acte de publication d’une recommandation de la commission des clauses abusives par le ministre. En l’espèce, la commission recommandait aux organismes de crédit de supprimer certaines clauses, qu’elle considérait comme abusives, dans les contrats de prêt immobilier conclus avec les consommateurs. La Fédération du Crédit mutuel Est Europe estimait que cette recommandation pouvait avoir une influence négative sur son activité tout en considérant que de telles clauses n’étaient pas abusives. Dans les deux affaires, le Conseil d’État cantonne son contrôle de l’acte de publication à la légalité externe, à l’erreur de droit et de fait. Il ne juge pas le fond du rapport et de la recommandation ni même l’opportunité de la publication qui doit seulement respecter la procédure prévue par les textes.
  • 13.
    L. org., n° 2011-333, 29 mars 2011.
  • 14.
    CE, 13 juill. 2007, n° 294195, Sté Éditions Tissot : Lebon p. 335.
  • 15.
    Seiller B., Rép. cont. Adm. Dalloz, v° Acte administratif : identification, 2015, n° 447 ; v. aussi Zarca A., « Force normative, force normatrice ? À propos des interprétations impératives contenues dans les recommandations de la HALDE », in Thibierge C. et a. (dir.), La force normative. Naissance d’un concept, Paris, LGDJ, 2009, p. 459 (spéc. p. 474).
  • 16.
    CAA Paris, 10 avr. 2018, n° 16PA03817 : AJFP 2018, p. 210.
  • 17.
    Mouchette J., La magistrature d’influence des autorités administratives indépendantes, 2019, Issy-les-Moulineaux, LGDJ-Lextenso, p. 234.
  • 18.
    Car, contrairement à la HALDE, le rapport spécial n’a pas à être publié au Journal officiel.
  • 19.
    CE, 13 juill. 2007, n° 297742, Mme A. : Lebon T., p. 635.
  • 20.
    CE, ass., 21 déc. 1990, n° 111417, Confédération nationale des associations familiales catholiques : Lebon, p. 368, concl. Stirn B. ; AJDA 1991, p. 91, obs. C. M., F. D. et Y. A. G. ; D. 1991, p. 283, note Sabourin P. ; RFDA 1990, p. 1065, concl. Stirn B.
  • 21.
    CE, ass., 18 mai 2018, n° 414583, Fédération des finances et affaires économiques de la CFDT : Lebon, p. 187, concl. Bretonneau A. ; AJDA 2018, p. 1009, 1206, chron. Roussel S. et Nicolas C. (cons. 2).
  • 22.
    CE, 23 févr. 2011, n° 339826, Sté Chazal : Lebon, p. 1077.
  • 23.
    Sur l’idée de banalisation du contrôle, v. Mouchette J., La magistrature d’influence des autorités administratives indépendantes, 2019, Issy-les-Moulineaux, LGDJ-Lextenso, p. 404 et s.
  • 24.
    Conclusions disponibles sur la base de données du site internet du Conseil d’État.
  • 25.
    CE, ass., 21 mars 2016, n° 368082, Sté Fairvesta International GmbH et a. : Lebon, p. 76 avec les concl. ; RFDA 2016, p. 497, concl. von Coester S. – CE, ass., 21 mars 2016, n° 390023, Sté NC Numericable : Lebon, p. 88 avec les concl. ; RFDA 2016, p. 506, concl. Daumas V. ; AJDA 2016, p. 717, chron. Dutheillet de Lamothe L. et Odinet G.
  • 26.
    V. sur ce point Melleray F., « Brèves observations sur les “petites” sources du droit administratif », AJDA 2019, p. 917 (spéc. p. 920) ; Testard C., « Le droit souple, une “petite” source canalisée », AJDA 2019, p. 934 (spéc. p. 936).
  • 27.
    Calandri L., Recherche sur la notion de régulation en droit administratif français, Paris, 2008, LGDJ-Lextenso, p. 395-405.
  • 28.
    V. sur cette notion : de Fontenelle L., « La notion d’“influence” dans le recours pour excès de pouvoir », RFDA 2018, p. 312.
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