Le Conseil d’État au cœur des rapports de systèmes constitutionnel et européens (1re partie)

Publié le 27/07/2018

Le Conseil d’État s’avère être un acteur majeur des rapports de systèmes constitutionnel et européens : il résout les difficultés auxquelles il est confronté en la matière avec autonomie et habileté, en fonction de sa propre conception des rapports que doivent entretenir entre elles les entités normatives et procédurales interférentes. Bien qu’elles participent à l’émergence d’une vision pacifiée des rapports de systèmes, les solutions retenues laissent encore la jurisprudence administrative suprême dans un état transitoire, et semblent avoir atteint, sous cet angle, les limites de la satisfaction. S’ensuit la question de savoir si le Conseil d’État saisira l’occasion de s’imposer comme l’un des grands architectes d’un véritable système de rapports, notamment en participant à l’élaboration d’une authentique méthode de résolution des conflits de normes et de systèmes se situant en dehors de la logique de hiérarchie pure.

Depuis 1989, date de la célèbre décision Nicolo1, la juridiction du Palais Royal opère, « par petits pas successifs »2, des rapprochements variablement spectaculaires en direction des ordres juridiques européens. Les manifestations de cette « longue marche » du Conseil d’État en terres européennes, amplement commentées, sont désormais bien connues.

Au premier rang de celles-ci, le changement dans le discours tenu, par le juge administratif, vis-à-vis du droit européen, n’a échappé à personne3. En la matière, l’unité de la pensée des conseillers d’État est patente. Il suffit pour s’en convaincre de se reporter à leurs conclusions et contributions : elles démontrent clairement la volonté d’ouverture de la juridiction suprême aux ordres juridiques externes, et en particulier aux ordres juridiques européens. Les interventions des vice-présidents sont également éloquentes : chacune d’elles semble être l’occasion de rappeler combien les relations avec les cours européennes sont désormais fondées sur la confiance et sur des échanges féconds qui se sont « considérablement resserrés et renforcés au cours des dernières années »4, et d’insister sur la volonté du Conseil d’État d’approfondir le dialogue des juges. Ensuite, au-delà des discours, la complicité entre la juridiction du Palais Royal et celles de Strasbourg et de Luxembourg est favorisée par des visites communes de plus en plus fréquentes. L’ouverture du Conseil d’État au droit européen est également illustrée et entretenue par les nombreuses études consacrées à ce dernier par la section du rapport et des études.

L’observation de la jurisprudence administrative suprême confirme une telle évolution. À cet égard, certains arrêts ciblés mettant fin aux jurisprudences symptomatiques d’une résistance passée5 doivent être replacés dans le cadre de mouvements d’ensemble incarnant plus globalement une dynamique de « ralliement répété des juges administratifs à la cause européenne »6. L’engagement de la juridiction suprême dans une telle évolution, opérant dans plusieurs directions, est alors protéiforme. Au frontispice de l’édifice, se trouve la reconnaissance de la primauté du droit européen. En la matière, l’arrêt Nicolo « a tenu toutes ses promesses et même au-delà »7 : le juge administratif ne cesse de développer l’ampleur et l’étendue de son contrôle de conventionnalité, et en accepte les implications plus éloignées, notamment en matière de responsabilité de la puissance publique8. Autre manifestation de son ouverture au droit européen, la juridiction du Palais Royal assume aujourd’hui pleinement l’incidence croissante de celui-ci sur le droit administratif jurisprudentiel. Les mentions directes, dans la motivation de ses arrêts, de la jurisprudence des cours strasbourgeoise et luxembourgeoise, constituent d’ailleurs une innovation d’autant plus remarquable qu’elle est à rebours de ce qu’était son fonctionnement traditionnel9. Les résistances que la juridiction suprême opposait à la procédure de renvoi préjudiciel à la Cour de justice ont par ailleurs été aplanies, et ont laissé place à un « dialogue décomplexé »10 attestant « du degré de maturité »11 des relations entretenues par le Conseil d’État avec la cour du Plateau de Kirchberg. Depuis une décennie enfin, le juge du Palais Royal s’inscrit dans le cadre d’un mouvement touchant plus globalement l’ensemble des juridictions françaises et multipliant les décisions ayant pour effet d’éloigner le statut du droit de l’Union européenne (ou droit communautaire) de celui du droit international, reconnaissant ainsi la spécificité du premier par rapport au second12.

Si l’européanisation de la jurisprudence du Conseil d’État est indéniable, elle ne saurait pour autant faire oublier les relations tout aussi harmonieuses, entretenues par la juridiction suprême avec le système constitutionnel, dont elle est devenue un acteur essentiel, notamment en appliquant les normes constitutionnelles comme normes de référence dans le cadre de son contrôle de légalité, en se reconnaissant la compétence pour constater l’abrogation implicite des lois antérieures à 1958 qui sont inconstitutionnelles, et, depuis plus récemment, en assumant de manière orthodoxe et efficace son rôle de filtre dans le cadre de la mise en œuvre de la procédure de question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Le Conseil d’État se veut respectueux des compétences du Conseil constitutionnel, sur lesquelles il entend ne pas empiéter, mais qu’il s’emploie à relayer, en s’engouffrant dans les vides laissés par celui-ci, et de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, avec laquelle il prend soin de ne pas se mettre en délicatesse, tout du moins de manière durable. Si le Conseil d’État a peu à peu déplacé vers la Constitution sa déférence autrefois avant tout tournée vers la loi, tirant ainsi les conséquences du changement de paradigme induit par le passage de l’État légal à l’État de droit, c’est aussi certainement parce que la juridiction administrative dispose désormais d’une existence constitutionnelle, via son indépendance, au prisme d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République consacré par le Conseil constitutionnel en 198013.

Ces deux trajectoires, parallèles, sont parfaitement assumées par le Conseil d’État qui trouve, dans cette loyauté en faveur du système dans lequel il œuvre, un gain certain, résidant tant dans le « renouvellement de son office juridictionnel, que [dans] la préservation de son prestige institutionnel »14. Elles ont cependant vocation à confluer dans les espaces contentieux sécants entre les champs d’application des systèmes constitutionnel et européens, plaçant le juge suprême dans l’obligation, sous peine se rendre coupable d’un déni de justice, de résoudre les difficultés nées de telles interférences.

Certains recours mettent ainsi tout d’abord le juge administratif aux prises avec des conflits potentiels ou avérés de normes constitutionnelles et européennes. Il en va ainsi, en particulier de ceux invoquant l’inconstitutionnalité d’actes tirant les conséquences nécessaires de normes européennes ou, symétriquement, de ceux invoquant l’inconventionnalité d’actes internes qui tirent les conséquences nécessaires d’une norme constitutionnelle. Ces hypothèses correspondent à celles de « conflits actifs »15 de normes : il est demandé au juge administratif de contrôler (indirectement) une norme issue d’un système donné par rapport à une norme issue d’un autre système. Il est par ailleurs possible que le juge administratif ait à faire face à la coapplicabilité contentieuse, au cours d’une même affaire, de deux normes issues de systèmes distincts. Si les divergences normatives relatives au niveau de protection des droits fondamentaux pourront, par l’action du « principe de faveur »16, être résolues au profit du justiciable, en cas de réelle incompatibilité en revanche, le juge administratif devra régler le « conflit passif » de normes qui se présente à lui.

Au-delà de la question des conflits de normes, la concurrence entre contrôle de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité peut se déployer sur le plan des effets du constat d’incompatibilité entre la loi et la norme supra-législative17. C’est le cas lorsque, pendant l’intervalle de temps qui sépare la déclaration d’inconstitutionnalité d’une disposition législative par le Conseil constitutionnel de son abrogation, reportée à une date ultérieure, une juridiction a quo se trouve amenée à faire application de ladite disposition législative alors que son inconventionnalité n’est pas douteuse au vu d’une décision de la juridiction européenne prononcée à l’égard d’une disposition analogue dans une affaire concernant un pays tiers. Dans une telle configuration, illustrée dans le contentieux relatif au régime de droit commun de la garde à vue, le décalage temporel de l’inconstitutionnalité contraste avec l’effet immédiat de l’inconventionnalité ; et rien n’indique que les motifs qui justifient le report dans le temps constituent des « motifs impérieux d’intérêt général » – interprétés rigoureusement par la jurisprudence européenne – de nature à empêcher les justiciables de contester l’application de procédures à la fois inconstitutionnelles et inconventionnelles18.

Depuis l’entrée en vigueur de la QPC, un nouveau champ de questions s’ouvre par ailleurs au juge administratif. Certains recours formulant des demandes de QPC conduisent en effet ce dernier à devoir articuler les procédures de QPC et de contrôle de conventionnalité. Il en va ainsi notamment, lorsque la demande de QPC concerne une loi qui tire les conséquences nécessaires de la directive dont elle assure la transposition, lorsque la QPC concerne une loi de « surtransposition »19 d’une directive communautaire dont la validité où l’interprétation sont incertaines, et de manière plus classique, lorsque sont invoqués, concomitamment à la demande de QPC, des moyens tirés de l’inconventionnalité de la loi contestée.

On le constate, les questions relatives aux rapports de systèmes constitutionnel et européens susceptibles de se poser au juge administratif sont nombreuses et épineuses, leur résolution conditionnant parfois l’issue du litige qui lui est soumis. Sans doute n’y a-t-il là rien de très original, les juridictions judiciaires et notamment la Cour de cassation se trouvant dans une situation analogue. La juridiction administrative nous paraît toutefois pouvoir être singularisée. Comme le souligne Baptiste Bonnet, « En tant que juge de la légalité, sa fonction essentielle est de régler les conflits normatifs, au besoin en annulant la norme interne incompatible avec la norme internationale »20. Par nature, les contentieux soumis au juge administratif ont donc vocation à être particulièrement fréquemment investis par des questions relatives aux rapports de systèmes constitutionnel et européens, ce qui confère à ce dernier un rôle majeur à jouer en matière de gestion desdits rapports, et justifie une observation scrupuleuse de sa jurisprudence. Or, il s’évince de cette dernière que le Conseil d’État investit pleinement la mission qui lui incombe de fait : pas un débat, pas une problématique n’a surgi en la matière, à propos desquels le Conseil d’État n’a pas, avec une remarquable réactivité, pris part. Manifestement, la question des rapports entre ordres juridiques, et plus précisément des rapports entre système constitutionnel et systèmes européens est devenue une préoccupation majeure du juge administratif suprême, comme en témoigne la multiplication des grands arrêts portant sur cette question21.

Ce double constat, d’une part de la position stratégique occupée par le Conseil d’État, de facto situé au cœur de rapports entre système constitutionnel et systèmes européens potentiellement problématiques, et d’autre part de la richesse de sa jurisprudence en la matière22, se trouve précisément aux origines de la présente contribution. Celle-ci se propose de rendre compte de la gestion faite par la juridiction du Palais Royal de tels rapports de systèmes. À cet égard, il apparaît que le Conseil d’État, dans le cadre de son contrôle de légalité comme dans son rôle de filtre de la QPC, s’est progressivement imposé comme un acteur ingénieux des rapports entre système constitutionnel et systèmes européens. Pour autant, on est forcé d’admettre que la jurisprudence administrative suprême n’est pas encore parfaitement cohérente et aboutie. Elle présente au contraire certains défauts et incertitudes qui ont pour point commun de se manifester, notamment, par et/ou au cours d’une résolution immédiate, par le Conseil d’État, des dilemmes auxquels il se trouve confronté. Une première série d’imperfections résulte certainement de la difficulté qu’éprouve le juge du Palais Royal à composer, en sus des exigences constitutionnelles et européennes contradictoires, avec la force de pression exercée par certains aspects de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, traduisant le souci de ce dernier de préserver farouchement son « pré-carré constitutionnel »23. Par ailleurs, le Conseil d’État, qui n’a pas encore tiré toutes les conséquences de la « crise du paradigme »24 hiérarchique qu’il contribue pourtant à nourrir, opte pour des stratégies d’évitement des conflits normatifs et systémiques qui ont atteint, du point de vue de leur raison d’être, les limites de la satisfaction.

I – Le Conseil d’État, acteur ingénieux des rapports de systèmes constitutionnel et européens

Le Conseil d’État n’est pas seulement un spectateur des rapports de systèmes constitutionnel et européens. Il ne s’en tient pas à l’application désincarnée d’une norme constitutionnelle fixant les règles d’articulation desdits systèmes – et pour cause, les dispositions pertinentes, marquées par le sceau de l’imprécision, sont éminemment ambiguës – ni à une réception automatique de la jurisprudence du Conseil constitutionnel en la matière. Au contraire, il s’impose comme un véritable acteur des rapports de systèmes, qui trace les contours d’un ordonnancement normatif et d’une articulation des procédures, en fonction de sa vision de tels rapports. Ainsi, il a développé sa conception des relations que doivent entretenir, dans l’ordre juridique interne, d’une part les normes constitutionnelles et européennes, et d’autre part les contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité. L’émergence d’une telle vision résulte d’une « construction jurisprudentielle par à-coups »25, fondée sur des séries d’arrêts qui, indéniablement, mettent en évidence l’autonomie et l’ingéniosité du juge suprême.

A – La gestion des conflits normatifs

En cas de conflit entre deux normes, la prévalence de l’une d’entre elles du fait de sa supériorité est le mode le plus évident de résolution. Le règlement d’un conflit entre normes constitutionnelles et européennes par le recours à la logique de hiérarchie rencontre cependant un double obstacle. D’abord la hiérarchie des normes paraît impropre à résoudre les conflits entre normes internes et normes européennes puisque, précisément, une telle hiérarchie est impossible entre des ordres juridiques distincts et égaux26. Ensuite et d’ailleurs, aucun des ordres juridiques concernés n’a admis l’effacement de sa norme suprême face à la norme concurrente. Deux hiérarchies coexistent donc, ou, plus précisément, deux points de vue différents et opposés sur la position hiérarchique respective du traité et de la Constitution. Dans ces conditions, il faut bien se résoudre à admettre que la hiérarchie est « aporétique »27 dans les rapports normatifs entre Constitution et normes européennes.

Conscient de l’impasse dans laquelle conduirait une appréhension des rapports normatifs intersystémiques à travers le prisme de la hiérarchie, le Conseil d’État a su faire évoluer sa jurisprudence. Si le juge suprême a parfois, par le passé, opté pour une définition claire de la hiérarchie des normes et de la place respective de la Constitution et du droit international, sa jurisprudence révèle également et surtout la multiplication des tentatives pour sortir de l’impasse des conflits entre norme constitutionnelle et norme européenne et s’extraire de la stricte logique hiérarchique. Baptiste Bonnet relève à cet égard que le Conseil d’État « constitue (…) sur ce point, (…) un véritable laboratoire expérimental (…), ce qui est particulièrement remarquable au regard des réticences initiales de la juridiction administrative sur l’intégration en droit interne du droit d’origine externe »28.

1. La question des rapports entre Constitution et droit international, soulevée de manière incidente par le commissaire du gouvernement Patrick Frydman dans ses conclusions sous l’arrêt Nicolo, a été implicitement tranchée par le Conseil d’État en assemblée dans son arrêt Koné du 8 juillet 199629. Certes, cet arrêt n’est pas exempt d’ambiguïté, comme en témoigne la diversité des analyses retenues dans les nombreux commentaires dont il a fait l’objet30. Il n’en reste pas moins que l’« interprétation conforme » par le Conseil d’État d’un engagement international dont il devait faire application peut être comprise comme une mise à l’écart d’une norme d’origine conventionnelle au profit d’une norme constitutionnelle. Sous cette dimension, l’arrêt semble bien procéder à une formulation implicite de la supériorité de la Constitution sur les engagements internationaux, et renvoyer à un éventuel contrôle de ces derniers au regard de la Constitution31.

Dans l’arrêt SNIP, du 3 décembre 200132, le juge administratif a tenu à affirmer, dans des termes dénués d’ambiguïté, que « le principe de primauté [du droit communautaire] ne saurait conduire, dans l’ordre interne, à remettre en cause la suprématie de la Constitution ». Certes, cette incise se trouvant inscrite au sein d’un « obiter dictum parfaitement gratuit, dépourvu de tout lien avec la ratio decidendi de l’arrêt »33, elle ne pouvait prétendre à l’autorité qui s’attache à la chose jugée. Pour autant, comme le souligne Jérôme Roux, cela « ne devait pas conduire (…), à en sous-estimer l’importance, puisque posée sans nécessité contentieuse, cette affirmation devait n’en refléter que mieux, du fait même de son inutilité et donc de sa gratuité, la conviction profonde du Conseil d’État »34. Se trouve ainsi affirmée sans équivoque la suprématie de la Constitution française dans l’ordre interne, en limite à la primauté du droit communautaire. Il est alors possible de penser, avec Baptiste Bonnet que : « Au lendemain de l’arrêt SNIP, on pouvait considérer de manière assez simple que la Constitution primait sur les traités et accords internationaux y compris communautaires et que ces derniers primaient quant à eux sur les lois antérieures comme postérieures, solution acquise depuis l’arrêt Nicolo »35.

2. Pourtant dès avant cet arrêt, le Conseil d’État avait semblé faire ses premiers pas dans la recherche d’une gestion juridictionnelle des conflits entre normes interne et internationale hors de la stricte logique hiérarchique. Dans l’arrêt Sarran, il avait ainsi, pour la première fois, choisi de situer son raisonnement sur le terrain de sa compétence plutôt que sur le seul terrain hiérarchique. On rappellera qu’en l’espèce, le décret du 20 août 1998 n’a pas vu sa légalité examinée par rapport au droit international, notamment la CEDH, au motif qu’il reprenait le contenu même de la loi constitutionnelle du 20 juillet 1998. Le juge suprême affirmait alors, dans un considérant de principe, que « la suprématie conférée aux engagements internationaux dans le cadre de l’article 55 de notre Constitution ne s’applique pas, dans l’ordre interne, aux dispositions de nature constitutionnelle ». Contrairement à ce qu’une grande partie de la doctrine a pu en comprendre36, cette décision ne saurait être analysée comme affirmant de manière générale la primauté de la Constitution sur les normes internationales. En fait, le Conseil d’État, par cette incise, semble s’être exclusivement prononcé sur son incompétence pour sanctionner, sur le fondement de l’article 55 de la Constitution, la primauté des normes internationales sur la Constitution37. Comme le relève le commissaire du gouvernement sous cette affaire dans un commentaire postérieur à l’arrêt, le juge suprême n’a pas procédé, en l’espèce, à la confrontation entre un traité et la Constitution. De fait, « l’arrêt n’a pas fait prévaloir une disposition constitutionnelle sur une norme internationale au motif que celle-ci serait incompatible avec celle-là : il s’est borné à constater que dans le cas d’espèce, la Constitution formait un écran entre l’acte contesté et les traités internationaux invoqués »38. Or, cette idée d’écran constitutionnel, qui a été retenue par d’autres auteurs39, non seulement ne sous-tend en aucune manière la primauté de la norme qui fait écran, mais surtout situe le raisonnement sur un tout autre plan, celui de la compétence. Comme le souligne Baptiste Bonnet, « L’écran vise seulement à neutraliser la primauté d’une autre norme (externe). Il apparaîtrait, en effet, incongru, de considérer que dans l’arrêt des Semoules de 1968, l’écran législatif revenait à affirmer la supériorité ou la primauté de la loi sur le droit externe ! Un arrêt qui consacre un écran normatif et donc une immunité contentieuse ne peut pas dans le même temps, consacrer la primauté de la norme qui constitue l’écran, en l’occurrence la Constitution »40

Si on laisse de côté l’arrêt SNIP, le positionnement du Conseil d’État en faveur d’une d’extraction de la logique hiérarchique pure, s’est par la suite confirmé.

L’arrêt Déprez et Baillard41, rendu dans le cadre d’une affaire qui ne semblait pas commander une prise de position générale sur la résolution des conflits entre normes interne et internationale, a permis au Conseil d’État d’affiner, dans cette direction, sa jurisprudence relative aux rapports entre droit constitutionnel et droit international. Dans un considérant aux allures de considérant de principe tant il frappe par ses vertus pédagogiques et clarificatrices, le juge du Palais Royal prend soin de rappeler que le principe de supériorité du traité sur la loi est « énoncé » par l’article 55, et ajoute qu’« il incombe au juge (…) de se conformer à la règle de conflit de normes édictée par cet article ». Comme le souligne Baptiste Bonnet dans son commentaire de la décision, « Ce faisant, il met en valeur le titre en vertu duquel il détermine la norme applicable et, par ailleurs, insiste sur la soumission du juge à la règle posée par ce titre »42. C’est donc ici une voie alternative à celle de l’écran constitutionnel qui est envisagée par le Conseil d’État pour sortir de la logique de hiérarchie et situer son raisonnement dans celle de sa compétence. Le juge suprême a considéré « qu’en tant que juge interne, il disposait d’un titre de compétence, en l’occurrence l’article 55 de la Constitution, qui fixait une règle de traitement du conflit normatif et qu’en appliquant la norme interne, le cas échéant au détriment de la norme externe, il n’établissait aucun rapport de supériorité de la première sur la seconde, mais fixait une priorité d’application en fonction de sa position de juge interne et de l’instrument ou du titre dont il disposait en tant que tel. (…) Ce raisonnement fondé sur le titre de compétence, même s’il avait pour conséquence de conduire dans certains cas à la remise en cause de l’autorité du droit externe dans l’ordre interne, avait le mérite notable de sortir du débat souvent stérile et invariablement impossible à résoudre de la concurrence hiérarchique entre normes fondamentales de l’ordre interne et de l’ordre externe et d’entrer dans une logique de compétence qui replace le débat juridique lié au conflit normatif sur le terrain de la position du juge (dans l’ordre interne ou dans un ordre externe) confronté au conflit »43

Nous partageons à tous points de vue cette position doctrinale. Sous cette dimension, l’arrêt Déprez et Baillard peut être compris comme une réaction en forme de « leçon »44 à la décision du Conseil constitutionnel du 19 novembre 200445 qui, optant pour un raisonnement fondé sur la primauté, tente d’opérer une difficile conciliation entre les systèmes constitutionnel et européens en consacrant tout à la fois la suprématie du droit communautaire en vertu de la Constitution et la primauté des dispositions constitutionnelles expressément contraires au droit communautaire sur ce droit.

En fait il n’y a pas de rupture fondamentale entre l’arrêt Sarran qui recourt à l’idée de Constitution-écran, et l’arrêt Déprez et Baillard qui marque la soumission du juge administratif au titre de compétence qui l’habilite à trancher le conflit normatif. À bien y regarder, le juge administratif affirme implicitement, dans sa décision du 30 octobre 1998, qu’il ne détient pas de titre qui lui permette d’appliquer aux dispositions constitutionnelles, la règle de la primauté des traités ou accords internationaux sur les lois, l’article 55 ne lui conférant pas un tel titre. L’écran constitutionnel est ainsi la traduction contentieuse de l’absence de titre de compétence pour faire prévaloir la norme internationale sur la Constitution dans le cas particulier où le juge administratif est saisi d’un recours invoquant une norme internationale à l’encontre d’un acte, ici réglementaire, qui épouse parfaitement le contenu matériel de la Constitution ; il est la technique permettant de régler les conflits actifs indirects entre Constitution et norme internationale, en particulier la CEDH. L’écran constitutionnel n’a d’ailleurs pas été abandonné. Pour ne prendre qu’un exemple récent, il se trouve, si l’on en croit le commentaire autorisé de la décision du 6 avril 201646, au centre de la solution implicite consistant pour le Conseil d’État, à refuser de contrôler la conventionnalité des lois organiques qui se bornent à tirer les conséquences nécessaires de la Constitution. Il est remarquable que l’expression « écran constitutionnel » fasse ici l’objet d’une mention expresse par la doctrine officielle du Conseil d’État, qui extériorise ainsi la démarche consistant à appréhender les rapports normatifs en dehors la stricte logique de hiérarchie, en se plaçant sur le terrain de la compétence.

Dans l’hypothèse d’un « conflit passif », c’est-à-dire dans le cas où seraient coapplicables, au cours d’une même instance, une norme constitutionnelle et une norme internationale incompatibles, le Conseil d’État devrait être amené, toujours sur le fondement de l’article 55 qui ne lui confère pas de titre de compétence pour faire prévaloir la norme internationale sur la norme constitutionnelle, à accorder une priorité d’application à cette dernière. Ce raisonnement n’apparaît cependant pas explicitement dans les décisions du juge administratif. La décision du 27 octobre 201547 s’avère à cet égard intéressante. Le juge suprême y affirme que : « si, en vertu des dispositions de l’article 55 de la Constitution, le juge devant lequel un acte administratif est contesté au motif que les dispositions législatives dont il fait application sont contraires à une norme juridique contenue dans un traité ou un accord régulièrement introduit dans l’ordre juridique interne est habilité à écarter l’application de celles-ci, il ne peut être utilement saisi d’un moyen tiré de ce que la procédure d’adoption de la loi n’aurait pas été conforme aux stipulations d’un tel traité ou accord ».

Par ce considérant de principe peu argumenté48, le Conseil d’État exclut donc tout contrôle de conventionnalité de la procédure d’adoption de la loi en qualifiant le moyen d’inopérant. La lecture des conclusions du rapporteur public révèle que l’argument de l’« exclusivité » de la compétence constitutionnelle pour fixer les modalités d’adoption de la loi a sans doute été déterminant dans le choix de la haute juridiction de ne pas appliquer la norme européenne invoquée. Certes, en l’espèce, le traité invoqué ne contredisait pas les dispositions constitutionnelles relatives à l’élaboration de la loi ; il ajoutait uniquement des règles procédurales en marge ou en sus du texte constitutionnel. Opérer un tel contrôle ne conduisait donc pas à soumettre la Constitution au traité dans la mesure où aucune disposition constitutionnelle n’était directement en cause. Cependant, le Conseil d’État semble, avoir estimé que la Constitution s’oppose à ce qu’un traité international puisse imposer au législateur de telles règles procédurales. Il a donc utilisé l’article 55 de la Constitution pour régler un conflit opposant la Constitution, telle qu’interprétée par lui, et une norme européenne, dans une logique de compétence. Il prend soin cependant de ne pas mettre en exergue le conflit normatif qu’il a identifié et aussitôt résolu.

C’est la décision Arcelor49 qui constitue la décision fondatrice en matière de gestion des rapports normatifs entre système constitutionnel et droit de l’Union européenne. Bien que le Conseil d’État n’y ait pas encore clairement pris le parti de se fonder exclusivement sur l’article 88-1 de la Constitution50, préférant combiner la référence à cette disposition avec une référence à l’article 55 de la Constitution51, cette décision marque la fin de la banalisation du droit de l’Union européenne dans la jurisprudence administrative suprême. Le Conseil d’État rejoint donc le Conseil constitutionnel en acceptant de singulariser le droit communautaire par rapport au droit international classique, et en reconnaissant ainsi sa spécificité.

La technique employée pour éviter le conflit normatif intersystémique est celle de la « translation normative », pour reprendre l’heureuse formule de Mattias Guyomar52. Elle consiste pour le Conseil d’État, lorsqu’il est saisi à l’encontre d’un acte réglementaire transposant directement les dispositions inconditionnelles et précises d’une directive communautaire, à requalifier les moyens tirés de la méconnaissance de normes constitutionnelles en moyens tirés du non-respect des normes communautaires équivalentes. De cette manière, le conflit se voit transporté dans l’ordre juridique communautaire, où la suprématie constitutionnelle n’est plus un obstacle. Le conflit entre norme constitutionnelle et norme communautaire se trouve alors « résorbé » en un conflit de normes communautaires53.

La mise en œuvre de cette technique, qui reste subordonnée à l’existence, au sein de l’Union européenne, d’un principe équivalent à la norme constitutionnelle initialement invoquée, permet de satisfaire les exigences communautaires. Se trouve d’abord reconnue et respectée, l’obligation de transposition des directives communautaires – composante du principe de primauté du droit de l’Union européenne –, à laquelle une norme constitutionnelle ne saurait faire obstacle. L’exigence d’autonomie du droit de l’Union européenne, qui s’oppose à ce que le droit communautaire dérivé fasse l’objet d’un contrôle au regard du droit externe à l’Union européenne est également satisfaite. Par une « substitution de base légale », le juge administratif se prononce en effet au regard de la règle ou du principe général du droit communautaire, équivalent à la norme constitutionnelle initialement invoquée, en s’assurant de la conformité à ceux-ci de la directive dont l’acte contesté opère la transposition. Le monopole revendiqué par la Cour de justice en matière de contrôle de validité du droit communautaire dérivé est alors préservé, puisque le Conseil d’État examinera le moyen ainsi requalifié dans les conditions prévues par l’article 234 du TCE, en faisant application de la jurisprudence de la CJCE Foto-Frost54. Pour l’ensemble de ces raisons, la décision Arcelor a pu être à juste titre considérée comme le « premier grand acte »55 d’une « nouvelle ère »56 marquée par une large ouverture du Conseil d’État au droit communautaire.

Le Conseil d’État ne se met pas, pour autant, en délicatesse avec le principe de suprématie de la Constitution française, qu’il rappelle d’ailleurs dans une référence assumée au considérant de principe de l’arrêt Sarran. Comme le souligne Pascale Deumier, dès lors qu’existe en droit communautaire une protection équivalente à celle du droit constitutionnel, « les normes, harmonieuses, ne sont pas en conflit mais en concurrence ; il ne s’agit dès lors plus de faire primer une source sur l’autre mais de distribuer leur domaine d’application »57. Dans cette répartition, la « translation » du contrôle de constitutionnalité vers le droit communautaire que le Conseil d’État accepte d’opérer se justifie, selon Matthias Guyomar, par trois considérations : la nécessité de n’appliquer l’obligation constitutionnelle de transposition qu’aux directives valides dans l’ordre communautaire ; le souci d’éviter « tout doublon dans le contrôle juridictionnel » ; en conséquence, le souhait d’unité du droit. Ainsi, la détermination de la norme applicable n’est aucunement la traduction de sa supériorité hiérarchique, mais plutôt l’expression d’un pragmatisme à l’œuvre dans une vision pacifiée fondée sur une relation de coopération et de confiance entre systèmes constitutionnel et communautaire.

La logique sous-tendue par la protection équivalente et la translation du conflit normatif est donc une « logique novatrice »58. Elle permet d’appréhender les rapports entre système constitutionnel et droit de l’Union européenne dans un autre champ que celui de la hiérarchie des normes, et surtout d’assurer une orthodoxie sans précédent à l’égard du système de l’Union européenne, et en particulier à l’égard de sa primauté. Le Conseil d’État n’a jamais été si loin dans le renouvellement et la pacification des rapports de systèmes, et confère, à n’en pas douter un traitement spécifique aux rapports entre système constitutionnel et système de l’Union européenne.

Les vertus pacificatrices de la notion de protection équivalente ont d’ailleurs vocation à opérer également dans l’hypothèse où il n’existe pas, en droit communautaire, de protection équivalente à celle du droit constitutionnel et que, par suite, le contrôle de constitutionnalité des dispositions réglementaires contestées sera opéré dans les conditions habituelles. Ce que sera amené à préserver le juge dans l’hypothèse d’une sanction directe du non-respect de la protection constitutionnelle, c’est finalement un certain niveau de protection, sans considération de l’origine systémique de la norme qui le garantit. Matthias Guyomar soulignait, dans ses conclusions sur cet arrêt, « près de 20 ans après que Bruno Genevois a prôné (…) le “dialogue des juges”, nous récusons toute solution qui risquerait d’être regardée comme engageant, à l’échelon de la Communauté européenne, “la guerre des juges” ». Grâce à la notion de protection équivalente, ce qui constitue en fait, il faut tout de même bien le dire, une résurgence du primat constitutionnel, est ainsi enrobé dans l’emballage doré des droits fondamentaux.

La spécificité du traitement réservé par le Conseil d’État aux rapports entretenus par le système constitutionnel avec le droit de l’Union européenne se constate également en matière d’articulation des procédures.

B – L’articulation des procédures

Incontestablement, la logique hiérarchique et la recherche de la primauté constitutionnelle expliquent en partie la mise en place de la question de constitutionnalité, et dans l’absolu, de sa priorisation59. Cette résurgence de la logique de hiérarchie, conférant ici une nouvelle forme à la primauté constitutionnelle, de nature procédurale, aurait pu engendrer des effets néfastes sur le mouvement à l’œuvre de pacification et de renouvellement des rapports de systèmes constitutionnel et européens. Les potentialités d’une telle régression résultaient notamment des risques de contrariété du mécanisme de priorité avec les exigences européennes. Si la compatibilité du caractère prioritaire de la QPC avec le système de la CEDH n’a jamais fait de doutes, en raison du principe de subsidiarité de ce dernier – lequel se trouverait même renforcé par la procédure française de sauvegarde des droits et libertés fondamentaux –, se posait en revanche avec une acuité certaine, la question de la rectitude de ce mécanisme au regard des exigences européennes relatives au principe de primauté du droit de l’Union, à la procédure de renvoi préjudiciel prévue par l’article 267 TFUE, et aux principes d’effectivité et d’équivalence.

Dans son arrêt Rujovic60, le Conseil d’État a saisi l’occasion de prendre part, aux côtés du Conseil constitutionnel61, au dialogue initié par la Cour de cassation62 avec la Cour de justice à propos de la question de la compatibilité du mécanisme de priorité de la QPC avec les exigences européennes. Il a ainsi pu apporter sa pierre à l’édifice du dispositif de l’articulation entre les contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité, en contribuant à convaincre la juridiction luxembourgeoise qu’une lecture euro-compatible de la jeune procédure était possible. L’argumentation des juridictions du Palais Royal s’est inscrite dans la lignée de la décision 595 DC du Conseil constitutionnel, qui avait cantonné explicitement la priorité au champ procédural, interdisant de la sorte qu’elle soit analysée en termes de primauté. Le raisonnement met l’accent sur l’idée fondamentale que « la priorité d’examen de la constitutionnalité ne manifeste, en tant que telle, aucun irrespect frontal du principe de primauté internationale »63. Dans la continuité de cette approche, les deux juridictions ont considérablement atténué le caractère prioritaire de la QPC. D’abord, le fait de transmettre une QPC ne prive pas les juridictions administratives et judiciaires de leur faculté – ou, dans le cas du Conseil d’État et de la Cour de cassation, ne les libère pas de leur obligation – de saisir la Cour de justice d’une question préjudicielle en application de l’article 267 TFUE, le cas échéant, concomitamment à la transmission de la question de constitutionnalité. Intervenant deux jours après son voisin de l’aile Montpensier, le Conseil d’État martèle encore d’avantage les choses en exprimant très clairement la possibilité du juge administratif « de poser, à tout moment, dès qu’il y a lieu de procéder à un tel renvoi, en application de l’article 267 du TFUE, une question préjudicielle à la Cour de justice ». Ensuite, les deux Conseils affirment que le juge qui transmet une QPC peut, s’il est prévu qu’il doit statuer dans un délai déterminé ou en urgence, statuer sans attendre sur la décision relative à la question de constitutionnalité et appliquer immédiatement le droit de l’Union ; dans les autres hypothèses, le juge peut adopter toutes les mesures provisoires ou conservatoires nécessaires afin de suspendre, dans l’attente de la réponse à la question de constitutionnalité, les effets de la loi qu’il estimerait être incompatibles avec le droit de l’Union. Enfin, les deux juridictions prennent soin de préciser qu’un contrôle de conventionnalité sera toujours possible après l’exercice du contrôle de constitutionnalité. Acceptant de s’engager à son tour pleinement dans le dialogue des juges, la Cour de justice a, dans son arrêt Melki64, implicitement validé l’interprétation retenue par les juridictions constitutionnelle et administrative suprême françaises.

Le Conseil d’État a par la suite mis en application ces jurisprudences.

Il a ainsi délivré une véritable « feuille de route » juridictionnelle65 définissant l’office du juge ordinaire dans l’hypothèse où tant la constitutionnalité que la conventionnalité d’une disposition législative applicable au litige porté devant lui seraient contestées. Le juge doit ainsi tout d’abord se prononcer sur le renvoi ou non de la QPC au Conseil constitutionnel ; un contrôle de conventionnalité ultérieur demeure cependant toujours possible. C’est le cas évidemment si le juge administratif a décidé de ne pas opérer un tel renvoi, mais également une fois que le Conseil constitutionnel a répondu à la QPC. Dans l’hypothèse d’abord, où le juge constitutionnel aurait conclu la QPC par une déclaration de constitutionnalité, un contrôle de conventionnalité « supplémentaire » sera possible. Dans l’hypothèse ensuite où le juge constitutionnel aurait déclaré l’inconstitutionnalité de la loi, sans toutefois purger le grief d’inconventionnalité, le juge ordinaire pourrait être amené à exercer un contrôle de conventionnalité66 « complémentaire »67. Cette jurisprudence s’inscrit dans le cadre de la démarche consistant, pour le Conseil d’État, à coordonner les contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité, de manière à permettre la complémentarité des systèmes constitutionnel et européens en matière de protection des droits fondamentaux : les contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité ne se supplantent pas ; ils se complètent pour les moyens non purgés, mais aussi dans leurs effets.

Le juge du Palais Royal a également eu l’occasion de préciser et mettre en œuvre les modalités de l’articulation entre les procédures de contrôle de constitutionnalité sur QPC et de contrôle de conventionnalité, dans le cadre du droit de l’Union européenne, dans l’hypothèse particulière où la réponse à la question de conventionnalité conditionne la constitutionnalité de la loi. Il en va ainsi lorsque le législateur, transposant une directive de l’Union européenne, ne se contente pas de le faire à l’égard des seules situations régies par cette dernière, mais l’étend à d’autres situations. Si le juge national constate la contrariété d’une loi au droit de l’Union européenne, il doit en écarter l’application à l’égard des situations régies par le droit de l’Union européenne, ce qui induit une différence de traitement entre, d’un côté les situations échappant au champ d’application du droit de l’Union européenne, qui restent régies par la loi, et celles entrant dans le champ d’application du droit de l’Union européenne, qui échappent désormais à l’application de la loi. Si cette différence de traitement n’est justifiée, ni par une différence de situation, ni par un motif d’intérêt général, il en résulte une discrimination « à rebours », et une violation du principe d’égalité, qui possède une valeur constitutionnelle. Il y a donc, dans une telle hypothèse, une imbrication des questions de constitutionnalité et de conventionnalité, puisque la réponse à la première dépend de celle donnée à la seconde. Saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité, le juge administratif doit alors, dans le délai qui lui est imparti pour procéder à l’examen de celle-ci, effectuer le contrôle de conventionnalité, et en fonction du résultat de ce dernier se prononcer sur son caractère sérieux ou non.

Dès lors que, comme dans l’affaire Jacob68, il existe une difficulté sérieuse d’interprétation du droit de l’Union européenne ou que le litige implique de se prononcer sur la validité de la directive, le juge administratif se trouve pris en étau entre différentes forces de contraintes contradictoires : d’un côté, il est tenu de répondre à la QPC dans un délai de 3 mois, voire de façon prioritaire, et de l’autre, la logique lui impose de trancher avant tout la question de droit de l’Union, ce qu’il ne peut faire sans le concours de la Cour de justice. Pour dépasser cette « aporie juridique »69, le Conseil d’État a opté pour une solution de compromis pleinement respectueuse des exigences communautaires.

Sa décision est en parfaite adéquation avec le régime de l’arrêt Melki. Elle admet d’abord que la question de constitutionnalité, bien que prioritaire, ne peut pas soustraire le juge interne, particulièrement le juge de dernier ressort, à ses obligations européennes. En d’autres termes lorsque le traitement d’une QPC dépend de l’interprétation du droit de l’Union européenne, cette question doit être réglée avant que la QPC ne soit transmise au Conseil constitutionnel. La question de constitutionnalité ne reste donc prioritaire qu’en apparence, grâce à un artifice consistant à la rejeter – pour défaut de caractère sérieux –, « en l’état ». Ensuite, immédiatement après avoir refermé la procédure incidente de constitutionnalité, le Conseil d’État pose une question préjudicielle pour décider de la portée à donner à la loi fiscale française dans le litige de fond.

En somme, la guerre des juges et la confrontation des procédures qui auraient pu résulter de la mise en œuvre de la QPC n’ont pas eu lieu. Les procédures sont au contraire conciliées et harmonieusement articulées grâce à un dialogue juridictionnel de qualité, dans lequel le Conseil d’État a joué un rôle important. Ce rôle ne saurait être réduit à celui d’une confirmation de la jurisprudence constitutionnelle. Certes, en extrayant le mécanisme de priorité de la gangue de la logique hiérarchique pour l’envisager sous un angle purement procédural, comme posant une simple articulation temporelle de traitement des moyens invoqués, et en en retenant une interprétation conforme aux exigences européennes, la juridiction suprême a fait bloc avec le Conseil constitutionnel. Cette communauté de vues des juridictions du Palais Royal a largement contribué à ce que la Cour de justice, faisant preuve d’une tolérance constitutionnelle hors du commun, s’accommode d’une telle interprétation conciliatrice de la procédure de QPC. L’arrêt Rujovic n’en démontre pas moins l’autonomie du Conseil d’État en ce qui concerne les problématiques liées aux rapports de systèmes, en particulier lorsqu’est en jeu le droit de l’Union européenne. En effet, le juge suprême n’a pas, contrairement à la Cour de cassation, estimé utile de saisir la Cour de justice et s’est senti autorisé à délivrer lui-même une interprétation de la loi organique en tempérant les effets du mécanisme de priorité face au contrôle de communautarité70. Rappelons d’ailleurs qu’au moment de l’adoption de la loi organique, le vice-président du Conseil d’État avait formulé une mise en garde71 : « par exception à la priorité du droit constitutionnel sur les engagements internationaux de la France, il doit y avoir une priorité des questions de conformité au droit communautaire sur les autres questions de constitutionnalité »72. Dans ces conditions, la position du Conseil d’État ne vise peut-être pas, ou pas seulement à préserver la procédure de QPC de la sanction luxembourgeoise, mais bien à délivrer une interprétation autonome du mécanisme de priorité destinée à en tempérer singulièrement les effets lorsque la QPC est articulée avec le contrôle de communautarité.

Le Conseil d’État a d’ailleurs continué en ce sens la construction de l’édifice de l’articulation des contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité au gré des espèces qui lui ont été soumises. Certes, dans l’arrêt Jacob, il prend soin de ne pas se mettre en porte-à-faux avec son rôle de filtre de la QPC et, dans le cadre de celui-ci, avec l’obligation qui lui incombe de traiter la QPC de façon prioritaire. Néanmoins, la priorité de la QPC sur la procédure de renvoi préjudiciel se voit ici conférer un caractère bien formel. Hors du cadre de l’Union européenne en revanche, le Conseil d’État s’efforce de restituer au mécanisme de priorité sa fonction initiale, à savoir revaloriser la Constitution comme condition première de la validité des normes internes. Cette préoccupation trouve alors une traduction inattendue dans la décision du 22 juillet 201673, où le Conseil d’État, saisi d’un pourvoi en cassation dirigé contre un arrêt de la cour régionale des pensions, estime que le motif tiré de l’inconventionnalité de la loi « qui justifie le dispositif de l’arrêt attaqué, doit, eu égard au caractère prioritaire de la question de constitutionnalité soulevée74, être substitué au motif retenu par la cour régionale des pensions ». L’arrêt d’appel contesté avait pourtant été rendu avant que le juge constitutionnel ne se prononce, puisque la demande de QPC avait été soulevée pour la première fois en cassation, et donc transmise par le juge suprême dans le cadre de l’instruction du pourvoi. De plus, le Conseil d’État ne contestait pas l’appréciation d’inconventionnalité, qui, au demeurant, n’entrait pas en conflit avec l’appréciation du juge constitutionnel, celui-ci ayant conclu à l’inconstitutionnalité de la disposition applicable75. Bien que cela ne change rien à l’issue du litige ou à la situation du requérant, le juge décide donc de faire prévaloir la question de constitutionnalité sur celle de la conventionnalité.

Le juge administratif suprême, de facto placé au cœur des rapports entre systèmes constitutionnel et systèmes européens, a su faire de sa situation, potentiellement schizophrénique, une situation résolument stratégique. Exploitant la marge de manœuvre que lui confèrent les normes de référence sur lesquelles il fonde son action, il résout les difficultés auxquelles il est confronté avec autonomie et habileté, en fonction de sa propre conception des rapports que doivent entretenir entre elles les entités normatives et procédurales interférentes. Si les arrêts Koné et SNIP ont certainement été pionniers dans l’affirmation de la primauté de la Constitution face aux normes internationales, l’arrêt Sarran nous paraît quant à lui à l’avant-garde des tentatives de résolution de l’impasse hiérarchique. Dans un contexte marqué par l’internationalisation croissante du droit, le Conseil d’État semble avoir pris conscience de l’inopérance de l’opposition des ordres juridiques, en particulier dans le cadre d’un système d’intégration aussi poussé que celui du droit communautaire. Au fil des décisions, sa jurisprudence laisse émerger une véritable stratégie d’évitement de la logique hiérarchique, qui emprunte des voies diverses. Cette diversité touche non seulement les techniques employées, mais aussi les logiques à l’œuvre, et le degré d’orthodoxie des solutions retenues à l’égard du système externe. Ainsi, la technique de l’écran constitutionnel qu’on trouve dans l’arrêt Sarran, et celle de la translation normative dans l’arrêt Arcelor, permettent-elles d’éviter le conflit entre norme constitutionnelle et norme externe, et donc le recours à la hiérarchie comme mode de résolution de celui-ci. Dans le premier cas, le conflit est contourné : le fait d’écarter la norme européenne ne s’assimile pas ici réellement à une confrontation, le juge administratif n’ayant pas été amené à confronter la norme constitutionnelle et la norme internationale, ni à faire primer l’une sur l’autre. Dans le second cas, le conflit se trouve transporté dans l’ordre juridique communautaire, ce qui permet de le vider de sa dimension intersystémique. Une autre technique consistant à dissiper le conflit par le recours à une interprétation conciliatrice se trouve illustrée par l’arrêt Rujovic. Le Conseil d’État peut également être amené à distinguer la priorité d’application conférée à l’une des entités en confrontation, d’une quelconque expression de sa supériorité hiérarchique. Il en va ainsi de la compréhension du mécanisme de priorité de la QPC comme n’impliquant que la seule priorité temporelle d’examen des moyens tirés de l’inconstitutionnalité sur les moyens tirés de l’inconventionnalité. C’est également cette technique qui est à l’œuvre lorsque le juge suprême admet de résoudre un conflit entre norme constitutionnelle et norme internationale en justifiant la priorité d’application conférée à la première, non par sa supériorité hiérarchique, mais par le titre de compétence tiré de la Constitution auquel le juge administratif est, en tant que juge interne, soumis. Une telle résolution du conflit peut d’ailleurs ne pas être explicite, comme ce fut le cas dans la décision du 27 octobre 2015. Les logiques qui supplantent celle de hiérarchie sont tout aussi diverses : logique de compétence dans les arrêts Sarran et Déprez et Baillard, logique strictement procédurale dans l’arrêt Rujovic, logique de niveau de protection des droits fondamentaux dans l’arrêt Arcelor. Le degré d’orthodoxie des solutions retenues à l’égard des systèmes externes est par ailleurs modulé. S’agissant des rapports entre système constitutionnel et système international, y compris la CEDH, l’orthodoxie se manifeste a minima par un raisonnement qui aboutit, de façon théorique, à ne pas remettre en cause la primauté du droit externe. Les rapports entre système constitutionnel et droit de l’Union européenne font quant à eux l’objet d’un traitement différencié, qui confère aux solutions adoptées un degré d’orthodoxie jamais atteint.

En somme, si le socle des rapports de systèmes constitutionnel et européens est toujours constitutionnel, le chemin parcouru par le juge suprême est édifiant. Il semble avoir abandonné sa vision conflictuelle des rapports entre ordres juridiques et œuvrer en faveur d’une articulation harmonieuse des systèmes interférents. Le renouvellement et la pacification dont ces rapports font l’objet sont alors particulièrement poussés lorsqu’ils impliquent le droit de l’Union européenne. Pour autant, la diversité des solutions retenues par le Conseil d’État démontre l’état transitoire dans lequel se trouve aujourd’hui la jurisprudence administrative suprême. Plaident également en ce sens quelques défauts et incertitudes de ladite jurisprudence qui semblent découler des difficultés qu’éprouve le Conseil d’État à composer avec certains aspects de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, traduisant le souci de ce dernier de préserver son « pré-carré constitutionnel ».

II – Les difficultés du Conseil d’État à composer avec certains aspects protectionnistes de la jurisprudence du Conseil constitutionnel

En matière de rapports de systèmes constitutionnel et communautaire, la jurisprudence du Conseil constitutionnel semble être en grande partie guidée par le souci du juge de la rue Montpensier de préserver son « pré-carré » constitutionnel. En ce sens, Jérôme Prevost-Gella s’est attaché à démontrer que les orientations jurisprudentielles du Conseil constitutionnel, y compris lorsqu’elles se traduisent par une ouverture à l’égard du droit de l’Union, lui permettent essentiellement de délimiter « une zone de compétence exclusive, imperméable au droit de l’Union et à la jurisprudence de la Cour de justice »76. Parmi les manifestations les plus visibles de ce pré-carré constitutionnel, on trouve évidemment le refus constant du Conseil constitutionnel d’intégrer le droit de l’Union européenne aux normes de référence de son contrôle de constitutionnalité. Contrairement à ce qui pouvait être pressenti, les décisions de 2004 et 2006 n’ont, en effet, pas abouti à un revirement de la jurisprudence IVG77 pour le droit de l’Union78. La « volonté de fermer les portes du contentieux constitutionnel des lois aux normes européennes, et de s’assurer ainsi une indépendance vis-à-vis de la cour de Luxembourg »79, explique par ailleurs sans doute en grande partie l’interprétation restrictive de l’article 88-1 de la Constitution par le Conseil constitutionnel. En restreignant l’interprétation de cette disposition à la seule question de la transposition des directives, le Conseil a « écarté la possibilité d’une interprétation plus large de la Constitution, qui aurait eu pour effet d’ouvrir son contentieux à l’ensemble du droit de l’Union, et donc à l’ensemble de la jurisprudence qui l’accompagne »80.

Ces orientations jurisprudentielles exercent sur le juge suprême une forme de contrainte ou de pression qui le conduit parfois à opter pour des solutions de compromis immédiates, non exemptes d’ambiguïtés et d’imperfections. Nous évoquerons à ce propos, d’abord les incertitudes entourant les contentieux relatifs aux actes-miroir, puis les défauts et incertitudes qui entachent le traitement, par le Conseil d’État, des moyens imbriquant étroitement contrôle de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité.

A – Les incertitudes relatives au contentieux des actes-miroir

Les incertitudes que le Conseil d’État laisse perdurer concernent le sort réservé aux moyens invoquant l’inconstitutionnalité des actes tirant les conséquences nécessaires de règlements communautaires d’une part, et le traitement des recours soulevant une demande de QPC à l’encontre d’une loi de transposition des dispositions inconditionnelles et précises d’une directive communautaire d’autre part.

1. Nulle raison ne semble, en première analyse, justifier de différencier, au regard des modalités de contrôle de constitutionnalité, un acte national qui assure la transposition de dispositions inconditionnelles et précises d’une directive, d’un acte national qui tire les conséquences nécessaires d’un règlement communautaire. Au contraire, une telle assimilation serait opportune car elle étendrait au contentieux des seconds les bienfaits de la technique de subsidiarité du contrôle de constitutionnalité, qui permet, dans la plupart des cas, la conciliation entre d’un côté, la suprématie de la Constitution française, et de l’autre la préservation de la primauté du droit de l’Union européenne et du monopole de la Cour de justice en matière de contrôle de validité du droit communautaire dérivé. En contrôlant les mesures nationales qui tirent les conséquences nécessaires d’un règlement communautaire, le juge est en effet conduit à contrôler le règlement communautaire lui-même.

Sans doute convaincu de la légitimité juridique d’une telle assimilation, le Conseil d’État a, dès que l’occasion s’est présentée dans l’affaire M. Le Normand de Bretteville, fait feu de tout bois afin de transmettre au Conseil constitutionnel une QPC portant sur des dispositions législatives tirant les conséquences nécessaires d’un règlement communautaire. La lecture des conclusions du commissaire du gouvernement témoigne de ce que l’arrêt de transmission peut être perçu comme une invitation faite au Conseil constitutionnel d’amender, en ce sens, sa position81. Pour le juge suprême en effet, si la question présente un caractère nouveau, c’est parce qu’elle se pose dans un « contexte profondément renouvelé »82 par la jurisprudence élaborée par le Conseil constitutionnel à partir de 2004 et relative aux lois de transposition des directives communautaires. Comme le souligne Matthias Guyomar, « le Conseil d’État a estimé que cette jurisprudence affectait également les modalités du contrôle de constitutionnalité d’une loi qui se borne à tirer les strictes conséquences d’un règlement communautaire ».

Dans sa décision n° 2010-102 QPC du 11 février 201183, le Conseil constitutionnel a pourtant choisi de ne pas appliquer sa jurisprudence relative aux lois de transposition des directives communautaires aux lois réceptionnant les dispositions d’un règlement communautaire. Le juge constitutionnel estime en effet que les modalités de son contrôle de constitutionnalité ne sont pas affectées par le fait que le législateur soit placé dans une « situation de compétence liée ». Il en revient donc à une interprétation minimaliste84 de l’article 88-1 de la Constitution, considérant que cette disposition n’est relative qu’aux seules directives, dont elle impose la transposition. Cette position est pourtant hautement contestable, dès lors qu’une telle singularité des lois de transposition ne se justifie, ni au regard des termes de l’article 88-185, ni au regard du droit de l’Union européenne86, ni du point de vue de la stricte logique juridique87.

Ce contexte marqué par une interprétation limitative de l’article 88-1 de la Constitution par le Conseil constitutionnel, et l’application d’un régime différent au contrôle de constitutionnalité des lois selon qu’elles ont pour objet de réceptionner des règlements ou des directives, explique sans doute que le Conseil d’État n’ait pas encore franchi le pas de l’application de sa jurisprudence Arcelor aux actes administratifs qui tirent les conséquences nécessaires de règlements communautaires. Le juge suprême se trouve en effet pris en étau entre sa volonté d’assurer une certaine homogénéité entre sa jurisprudence et celle du Conseil constitutionnel et la logique juridique.

Dans la décision Association générale des producteurs de maïs et autres88, confronté à l’invocation d’un grief tiré de l’inconstitutionnalité d’un acte réceptionnant un règlement communautaire, le juge suprême, après un examen de la conventionnalité de la disposition litigieuse, a vérifié que les normes constitutionnelles et conventionnelles invoquées étaient bien de portée équivalente, puis en a déduit « qu’en tout état de cause », le grief pouvait être écarté. En principe, l’expression « en tout état de cause » indique que le juge réserve la question de l’opérance du moyen, en se contentant de constater que ce dernier n’est, de toutes les façons, pas fondé. La difficulté tient ici à ce que cette décision de 2013, en se bornant à constater, après avoir vérifié sa conventionnalité, que s’il fallait rentrer dans la logique Arcelor, alors il y avait lieu d’écarter le moyen, n’envisage pas les autres moyens de rendre opérante la question. Pourtant, en théorie au moins, d’autres moyens existaient bien : on pouvait ainsi tout à fait imaginer un contrôle direct de la disposition réglementaire au regard de la Constitution. Comme le souligne Xavier Domino, « Dès lors cependant qu’il est peu probable que la décision Association générale des producteurs de maïs et autres doive être lue comme s’étant à ce point écartée de la logique d’Arcelor qu’elle aurait instauré un écran conventionnel au bénéfice des seuls règlements communautaires, le Conseil d’État semble bien avoir, par l’usage du “en tout état de cause”, voulu se montrer prudent et ne pas trancher la question du sort d’un moyen tiré de la méconnaissance, par un acte de réception d’un règlement communautaire, de normes constitutionnelles »89.

La décision du 30 janvier 201790 soulève tout autant d’interrogations. Saisi d’un moyen invoquant des normes constitutionnelles à l’encontre de dispositions d’un décret ne faisant que réitérer les prévisions d’un règlement communautaire, le Conseil d’État a opté pour une rédaction en tous points similaire à celle de la décision de 2013. Mettant en exergue l’usage inapproprié fait du « en tout état de cause » par les 3e et 8e chambres dans la décision Association générale des producteurs de maïs et autres, le rapporteur public invitait pourtant le juge suprême, dans l’éventualité où il choisirait de continuer à réserver le sort du moyen en question, à s’écarter de la rédaction retenue dans ce précédent, et à « ne pas se contenter d’ajouter un “en tout état de cause” à la méthode particulière d’examen de l’inconstitutionnalité qu’a défini la décision Arcelor », mais bien à procéder à un double examen de constitutionnalité et de conventionnalité91. En l’espèce toutefois, l’analyse est encore compliquée par une subtilité particulière. Soulignant que le règlement Eurodac – transposé par le décret attaqué – s’insère dans le système de coopération dans le domaine de l’asile, qui fait l’objet des dispositions de l’article 53-1 de la Constitution, Xavier Domino concluait, par analogie avec le raisonnement soutenu par le Conseil constitutionnel dans sa décision Jérémy F.92 : « Indépendamment du débat général sur Arcelor, on peut (…) se demander si, dans le cas particulier qui nous occupe, l’article 53-1 ne fait pas obstacle à un moyen tiré de la contrariété à la Constitution d’une disposition faisant application d’un règlement communautaire pris dans le cadre de la détermination de l’État compétent pour l’examen d’une demande d’asile ». Le Conseil constitutionnel n’ayant cependant jamais eu l’occasion de se prononcer sur la portée de l’article 53-1, les conclusions qu’il convient de tirer de cette disposition pour le litige en cours étaient assez difficiles à déterminer. C’est la raison pour laquelle le rapporteur public prônait, dans l’éventualité – qui avait d’ailleurs sa faveur – où le Conseil d’État admettrait l’opérance du moyen tiré de la méconnaissance de la Constitution par les dispositions transposant le règlement communautaire, et choisirait de traiter celui-ci en appliquant la logique Arcelor, de réintroduire le « en tout état de cause ». Cette incise aurait néanmoins ici une signification tout à fait différente de celle de 2013 : elle exprimerait les réticences du Conseil d’État à se prononcer, en l’absence de prise de position du Conseil constitutionnel en la matière, sur les implications de l’article 53-1 de la Constitution quant au contrôle de constitutionnalité d’une disposition faisant application d’un règlement communautaire pris dans le cadre de la détermination de l’État compétent pour l’examen d’une demande d’asile.

Les ambiguïtés que recèlent ces décisions nous paraissent être la marque du malaise que la juridiction suprême éprouve à l’idée de s’engager pleinement dans l’application de la jurisprudence Arcelor aux actes de transposition de règlements communautaires, et ainsi d’entrer en divergence avec la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui persiste pour sa part à individualiser le statut constitutionnel des directives communautaires par rapport à celui du reste des actes de droit de l’Union. Manifestement, si le Conseil d’État s’autorise à faire preuve d’autonomie dans l’interprétation l’article 88-1 de la Constitution93, il hésite encore à tirer clairement les conséquences contentieuses de cette différence d’interprétation qui l’oppose à son voisin de l’aile Montpensier.

La déférence du Conseil d’État à l’égard de la jurisprudence protectionniste du Conseil constitutionnel nous paraît pouvoir expliquer également le traitement qu’il fait des recours invoquant une demande de QPC portant sur une loi de transposition des dispositions inconditionnelles et précises d’une directive communautaire.

2. Se saisissant de la question particulière du sort des « lois-miroir » à l’occasion d’un obiter dictum introduit dans son arrêt Melki, la Cour de justice avait tenu à préciser : « Avant que le contrôle incident de constitutionnalité d’une loi dont le contenu se limite à transposer les dispositions impératives d’une directive de l’Union puisse s’effectuer par rapport aux mêmes motifs mettant en cause la validité de la directive, les juridictions nationales, dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne, sont, en principe, tenues, en vertu de l’article 267, troisième alinéa, TFUE, d’interroger la Cour de justice sur la validité de cette directive et, par la suite, de tirer les conséquences qui découlent de l’arrêt rendu par la Cour à titre préjudiciel, à moins que la juridiction déclenchant le contrôle incident de constitutionnalité n’ait elle-même saisi la Cour de justice de cette question sur la base du deuxième alinéa dudit article. En effet, s’agissant d’une loi nationale de transposition d’un tel contenu, la question de savoir si la directive est valide revêt, eu égard à l’obligation de transposition de celle-ci, un caractère préalable ».

Dans ces conditions, deux voies également satisfaisantes du point de vue de la jurisprudence luxembourgeoise s’offrent au Conseil d’État lorsqu’il est saisi d’une demande de QPC portant sur une loi-miroir. Une première solution consiste pour le juge suprême à opérer lui-même un renvoi préjudiciel à la Cour de justice. Dans ce cas, il reste à définir quelle articulation il fera des deux procédures de renvoi préjudiciel. Il pourrait tout d’abord choisir de suspendre, en attendant la réponse de la Cour de justice qu’il aurait interrogée en priorité, le sort de la QPC. Cette solution, pleinement orthodoxe au regard des exigences de la Cour de Luxembourg, placerait néanmoins le juge administratif en porte-à-faux vis-à-vis de l’obligation pesant sur lui de traiter les demandes de QPC dans un délai limité, et qui plus est, de façon de prioritaire. Il pourrait alors opter pour une saisine concomitante des juridictions de la rue Montpensier et du plateau de Kirchberg, en laissant à la première le soin d’attendre la réponse de la seconde et d’en tirer les conséquences. Dès lors en effet que ce qu’exige la Cour de justice, au final, c’est le caractère préalable de sa réponse par rapport à celle du Conseil constitutionnel, rien ne s’y oppose du point de vue de l’arrêt Melki, à condition toutefois que le Conseil constitutionnel accepte effectivement de surseoir à statuer en attendant la réponse du juge de l’Union européenne. Une autre possibilité consiste en une transmission sèche au Conseil constitutionnel de la QPC, laissant à ce dernier le soin d’articuler lui-même les deux contrôles, et le cas échéant, de saisir la Cour de justice. Cette dernière a en effet admis, dans son arrêt du 22 juin 2010, que les juridictions statuant en dernier ressort – c’est le cas du Conseil d’État – peuvent être exemptées de leur obligation de renvoi préjudiciel préalable si le « juge procédant au contrôle incident de constitutionnalité » – c’est le cas du Conseil constitutionnel – accepte d’opérer lui-même un tel renvoi.

Bien qu’il ait été saisi à plusieurs reprises de demandes de QPC portant sur une loi de transposition des dispositions inconditionnelles et précises d’une directive communautaire, le Conseil d’État n’a jamais tranché la question des modalités d’articulation du traitement de cette procédure avec le renvoi préjudiciel à la Cour de justice requis par l’arrêt Melki.

Il résulte de l’affaire Daoudi, portant au contentieux un cas de figure extrêmement particulier, que le juge suprême ne s’estime pas tenu de renvoyer une question préjudicielle à la Cour de justice dès lors que la QPC en question ne présente pas de caractère sérieux, et ce quand bien même elle serait tout de même transmise au Conseil constitutionnel en raison de son caractère nouveau.94 La solution retenue ne semble pas problématique au regard de l’arrêt Melki. Dès lors en effet que la loi de transposition n’encourt pas l’invalidation, le respect de la compétence exclusive de la Cour de justice pour contrôler la validité de la directive communautaire n’impose nullement de poser une question préjudicielle. En affirmant qu’« il n’y a, en tout état de cause, pas matière pour le Conseil d’État à poser une telle question préjudicielle », le juge suprême réserve cependant entièrement la question de savoir quelle sera son attitude en cas de difficulté sérieuse. Il ne tranche ni la question de savoir à qui il appartiendra, le cas échéant, de saisir la Cour de justice, ni celle, corrélative, de savoir si l’obligation de saisine de la Cour de justice est susceptible de mettre en échec le caractère prioritaire de la QPC. Cette solution présente l’inconvénient majeur d’empêcher le Conseil constitutionnel de se prononcer sur l’attitude qui serait la sienne en cas de transmission d’une QPC que le juge du filtre estimerait sérieuse.

Dans des contentieux ultérieurs, le Conseil d’État a considéré qu’en l’absence de mise en cause, à l’occasion d’une QPC soulevée sur des dispositions législatives se bornant à tirer les conséquences nécessaires d’une directive communautaire, d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, une telle question n’a pas à être transmise au Conseil constitutionnel. Certes, la raison exacte du refus de QPC diffère légèrement d’un arrêt à l’autre. Comme le souligne Sébastien Platon, dans les arrêts Sté NotreFamille95 et Sté éditrice de Mediapart96, la motivation du Conseil d’État, semble renvoyer à la nature de la question posée et à l’incompétence du Conseil constitutionnel97. Or, dans un arrêt du 8 juillet 2015, c’est l’absence de caractère sérieux d’une telle question qui semble motiver le refus98. Pour autant, dans les deux cas, ce refus de transmission de la QPC au Conseil constitutionnel dispense à nouveau le Conseil d’État d’avoir à trancher la question des modalités d’articulation d’un tel renvoi avec la question préjudicielle à la Cour de justice. L’incertitude quant à l’attitude qu’adopterait le juge suprême en cas de transmission de la QPC reste donc entière.

Globalement, la doctrine n’a pas semblé s’émouvoir de la solution retenue par le Conseil d’État, majoritairement pressentie comme prévisible, notamment car elle s’inscrirait dans la suite logique des décisions Économie numérique99 et Droit d’auteur100 du Conseil constitutionnel. Il nous semble pourtant que, tel qu’il résulte des décisions précitées, ce refus de transmettre, en l’absence d’atteinte à l’identité constitutionnelle de la France, une QPC portant sur une « loi-miroir », n’était pas si prévisible que cela.

Un premier étonnement naît de la mise en perspective d’un tel refus de principe de transmettre une QPC portant sur une loi de transposition des dispositions inconditionnelles et précises d’une directive, avec la décision Société Air Algérie101. En indiquant dans son arrêt de 2012 qu’« en dehors de la procédure prévue par l’article 61-1 de la Constitution », « la conformité de dispositions législatives à des principes constitutionnels ne saurait être contestée devant le Conseil d’État statuant au contentieux », la juridiction suprême incitait les requérants à soulever une QPC lorsqu’ils entendent contester la constitutionnalité de dispositions réglementaires qui reproduisent des dispositions législatives. Dans ce contexte, on comprend mal que le Conseil d’État ait adopté une position condamnant à l’échec le moyen – la QPC contre les dispositions législatives de transposition – qu’il invitait précisément les requérants à soulever 3 ans plus tôt.

La question de la cohérence des jurisprudences évoquées avec la décision Arcelor se pose également à l’aune du pouvoir que s’y reconnaît implicitement le juge administratif de définir les contours de ce qu’est la notion d’identité constitutionnelle de la France. Les conclusions du commissaire du gouvernement Matthias Guyomar, intégralement suivies par la juridiction, justifiaient en effet le choix du Conseil d’État en faveur du recours à la notion de protection équivalente plutôt qu’à celle d’identité constitutionnelle par la conviction qu’il n’appartient pas au juge suprême de définir ce qu’est l’identité constitutionnelle. Dans ces conditions, nous admettrons qu’il y a quelque paradoxe à ce que, quelques années plus tard, le Conseil d’État s’arroge un tel pouvoir, alors même que la notion d’identité constitutionnelle n’a jamais été aussi mystérieuse.

Il faut admettre cependant que, bien que la formulation du considérant de principe laisse penser que le juge du filtre s’assure effectivement, avant de refuser la transmission de la QPC, de l’absence de « mise en cause » de l’identité constitutionnelle, en l’espèce, le Conseil d’État ne semble pas s’engager dans un tel contrôle. Il n’en précise aucunement les modalités, ni ne prend position sur le contenu exact de cette « identité constitutionnelle ». Dans cette perspective, on peut raisonnablement douter de la réalité d’un tel contrôle et se demander si l’on n’a pas ici à faire à une simple clause de style, voire à un alibi rhétorique.

On peut légitimement penser, en effet, que le Conseil d’État n’a certainement pas été indifférent à la dispense quasi-assurée de transmission de la QPC qui résulte de son choix jurisprudentiel. L’absence de transmission de la QPC évite ainsi au juge suprême d’avoir à trancher la question des modalités d’articulation entre la QPC et la procédure de renvoi préjudiciel à la Cour de justice. Or, cette question est particulièrement épineuse pour ne pas dire insoluble en raison de la contrainte exercée par le refus du Conseil constitutionnel de contrôler la conventionnalité des lois. Les deux solutions à l’équation d’une articulation des procédures de QPC et de QPUE qui respecte à la fois le caractère prioritaire de la première et les exigences communautaires – telles qu’elles résultent notamment de l’arrêt Melki – transmission sèche ou saisine concomitante –, sont en effet en porte-à-faux avec la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

Pour autant, les décisions précitées font naître une nouvelle incertitude : en cas de difficulté sérieuse sur la validité de la directive transposée, le Conseil d’État s’estimera-t-il compétent pour saisir lui-même, en tant que filtre de la QPC, la Cour de justice ?

Certes, le refus de renvoi d’une QPC s’accompagne d’un rappel par le juge administratif du monopole de la Cour de justice en matière de doute sérieux sur la validité d’une directive. Néanmoins, le Conseil n’indique pas les raisons pour lesquelles il ne juge pas nécessaire, dans les espèces considérées, d’opérer un renvoi préjudiciel. Ainsi, « S’il admet l’augure d’un renvoi préjudiciel de façon abstraite, il n’en tire guère de conséquences tangibles »102. Nous conviendrons que le refus du juge administratif de s’autoriser à saisir la Cour de justice serait surprenant au regard de la jurisprudence Arcelor103. Il faut également relever que, dans un arrêt du 3 novembre 2014104, la haute juridiction a pris soin d’exposer le contexte européen de l’affaire, justifiant ce faisant l’absence de renvoi préjudiciel. Il n’en reste pas moins qu’en l’état actuel, l’incertitude demeure sur ce point. Or, si le juge suprême n’admettait pas de saisir la Cour de justice, son refus de principe de transmettre une QPC portant sur une loi-miroir emporterait des conséquences radicales difficilement admissibles du point de vue de la protection des justiciables.

En tout état de cause, il n’est pas certain que le refus de principe du Conseil d’État de transmettre une QPC portant sur les dispositions inconditionnelles et précises d’une directive communautaire le mette à l’abri des dilemmes nés de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. En effet, ce dernier ne rejette sa compétence pour exercer un contrôle de constitutionnalité que sur les seules dispositions législatives qui procèdent à la transposition des dispositions inconditionnelles et précises de la directive communautaire105. Or, l’opération d’identification de telles dispositions pourrait être compliquée par des difficultés liées l’interprétation de la directive elle-même. Le Conseil d’État devrait alors saisir la Cour de justice afin de pouvoir trancher la question de savoir si la disposition législative sur laquelle porte la QPC est imposée par la directive – auquel cas la QPC ne pourra être transmise –, ou si elle résulte au contraire de l’initiative des pouvoirs publics français – et peut donc être transmise au Conseil constitutionnel. Dans une telle hypothèse, on en vient alors à la question de savoir comment articuler le traitement prioritaire de la QPC avec la nécessité de renvoi préjudiciel à la cour de Luxembourg, les deux procédures étant cette fois étroitement imbriquées.

Si la décision Jacob fournit à cet égard de précieux renseignements, elle n’est cependant pas exempte de défauts et incertitudes.

B – Les défauts et incertitudes entourant la gestion des moyens imbriquant les contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité

III – Une stratégie d’évitement de la logique hiérarchique ayant atteint les limites de la satisfaction

A – Les limites des techniques de règlement des conflits de normes et de systèmes

B – Les voies d’une participation à l’émergence d’une authentique méthode de résolution des conflits de normes et de systèmes

(À suivre)

Notes de bas de pages

  • 1.
    CE, ass., 20 oct. 1989, n° 108243, Nicolo : Rec., p. 190.
  • 2.
    Otero C., « Le Conseil d’État et la CJUE : de se battre le juge administratif s’est-il arrêté ? », Revue de l’Union européenne 2013, p. 182.
  • 3.
    Bonnet B., Repenser les rapports entre ordres juridiques, 2013, Paris, Broché, spéc. p. 181 et s.
  • 4.
    Sauvé J.-M., « Dignité humaine et juge administratif », colloque organisé à l’occasion du 90e anniversaire de la création du tribunal administratif de Strasbourg, nov. 2009.
  • 5.
    CE, ass., 20 oct. 1989, n° 108243, Nicolo, op. cit., qui opère un revirement de jurisprudence par rapport à CE, 1er mars 1968, n° 62814, Synd. général des fabricants de semoules de France : Rec., p. 149 ; et CE, ass., 30 oct. 2009, n° 298348, Mme Perreux : Rec., p. 407 par rapport à CE, ass., 22 déc. 1978, n° 11604, min. de l’Intérieur c/ Cohn-Bendit : Rec., p. 524.
  • 6.
    Pinon S., « Les démêlés du juge constitutionnel et du juge administratif avec le principe de “primauté” du droit communautaire », AJDA 2008, p. 1080.
  • 7.
    Genevois B., « L’application du droit communautaire par le Conseil d’État », RFDA 2009, p. 201.
  • 8.
    La responsabilité de l’État peut en effet être engagée en raison de l’intervention d’un acte réglementaire pris sur le fondement d’une loi inapplicable du fait de son incompatibilité avec les objectifs d’une directive (CE, ass., 28 févr. 1992, n° 87753, Sté Arizona Tobacco Products et SA Philip Morris France : Rec., p. 78). Plus généralement, la responsabilité de l’État peut être engagée « en raison des obligations qui sont les siennes pour assurer le respect des conventions internationales par les autorités publiques, pour réparer l’ensemble des préjudices qui résultent de l’intervention d’une loi adoptée en méconnaissance des engagements internationaux de la France » (CE, ass., 8 févr. 2007, n° 279522, Gardedieu : Rec., p. 78, concl. Derepas L.).
  • 9.
    V. en ce sens et pour des exemples de l’influence du droit de l’Union européenne sur la jurisprudence du Conseil d’État : Otero C., « Le Conseil d’État et la CJUE : de se battre le juge administratif s’est-il arrêté ? », préc.
  • 10.
    Odinet G. et Roussel S., « Renvoi préjudiciel : le dialogue des juges décomplexé », AJDA 2017, p. 740.
  • 11.
    Idem.
  • 12.
    V. sur cette question Minet A., « Le statut particulier du droit de l’Union européenne en droit français », RFDA 2013, p. 1199.
  • 13.
    Cons. const., 22 juill. 1980, n° 80-119 DC, loi portant validation d’actes administratifs : JO, 24 juill. 1980, p. 1868 ; Rec., p. 46.
  • 14.
    Otero C., « Le Conseil d’État et la CJUE : de se battre le juge administratif s’est-il arrêté ? », préc.
  • 15.
    Cette dichotomie entre conflits se manifestant de manière active ou passive est proposée par S. Platon, dans La coexistence des droits fondamentaux constitutionnels et européens dans l’ordre juridique français, 2008, LGDJ-Fondation Varenne, coll. des thèses n° 22, spéc. p. 486.
  • 16.
    Ibid., spéc. p. 252-321.
  • 17.
    Platon S., « Les interférences entre l’office du juge ordinaire et celui du Conseil constitutionnel : “malaise dans le contentieux constitutionnel” », in « Dossier : constitutionnalité et conventionnalité – Question prioritaire de constitutionnalité et droit européen des droits de l’homme – Entre équivalence et complémentarité, RFDA juill.-août 2012, p. 639.
  • 18.
    V. en ce sens De La Rosa S., « Le dialogue entre Conseil constitutionnel et Cour européenne des droits de l’Homme ou l’influence discrète du droit européen sur l’inconstitutionnalité de la garde à vue de droit commun », constitutions 2011, p. 58.
  • 19.
    Labayle H. et Mehdi R., « Question préjudicielle et question prioritaire – Dédale au Conseil d’État », note sous CE, ass., 31 mai 2016, n° 393881, M. Marc Jacob, RFDA 2016, p. 1003.
  • 20.
    Bonnet B., « Le Conseil d’État, la Constitution et la norme internationale », RFDA 2005, p. 56.
  • 21.
    Long M., Weil P., Delvolve P., Genevois B. et Braibant G., Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, 21e éd., 2017, Paris, Dalloz, Grands arrêts.
  • 22.
    Ce qui n’enlève rien, évidemment, à la richesse de la jurisprudence d’autres juridictions à l’instar notamment de celle du Conseil constitutionnel et de celle de la Cour de cassation. Nous nous permettons de renvoyer, pour une approche globale de la jurisprudence des juridictions françaises en matière de rapports de systèmes constitutionnel et européens, à nos travaux de thèse : Les rapports de systèmes constitutionnel et européens de protection des droits fondamentaux en France, thèse, 18 mars 2016, université Aix-Marseille.
  • 23.
    Prevost-Gella J., « L’instrumentalisation de la spécificité du droit de l’Union européenne par le Conseil constitutionnel », RFDA 2015, p. 137.
  • 24.
    Au sens « kuhnien » du terme : Kuhn T. S., La Structure des révolutions scientifiques, 1983, Paris, Flammarion, Champs.
  • 25.
    Coutron L. et Gahdoun P.-Y., « Premier renvoi préjudiciel du Conseil constitutionnel à la Cour de justice de l’Union européenne : une innovation aux implications incertaines : à propos de la décision “mandat d’arrêt européen” du Conseil constitutionnel du 4 avril 2013 », RDP 2013, p. 1207-1228.
  • 26.
    Bonnet B., Repenser les rapports entre ordres juridiques, op. cit., spéc. p. 38.
  • 27.
    Idem.
  • 28.
    Ibid., spéc. p. 78.
  • 29.
    CE, ass., 3 juill. 1996, n° 169219, Moussa Koné : Rec., p. 255.
  • 30.
    Comp. Alland D., « Un nouveau mystère de la pyramide : remise en cause par le Conseil d’État des traités conclus par la France », RGDIP 1997, p. 246 ; Gaïa P., « Normes constitutionnelles et normes internationales », RFDA 1996, p. 886 ; Chavaux D. et Girardot T.-X., « Chronique générale de jurisprudence administrative française », AJDA 1996, p. 722 et s.
  • 31.
    Gaïa P., préc., p. 890 ; Alland D., préc., p. 246 ; Chavaux D. et Girardot T.-X., préc., p. 727-728 ; Braud C., RDP 1996, p. 1757 et s.
  • 32.
    CE, 3 déc. 2001, n° 226514, Synd. nat. des industries pharmaceutiques (SNIP) : Rec., p. 624 ; concl. Fombeur P.
  • 33.
    Rigaux A. et Simon D., note sous CE, 3 déc. 2001, Synd. nat. des industries pharmaceutiques, Europe avr. 2002, p. 7.
  • 34.
    Roux J., « La transposition des directives communautaires à l’épreuve de la Constitution (à propos de l’arrêt d’assemblée du 8 février 2007, Sté Arcelor Atlantique et Lorraine et autres) », RDP 2007, p. 1031 et s., spéc. p. 1038.
  • 35.
    Bonnet B., « Le Conseil d’État, la Constitution et la norme internationale », op. cit.
  • 36.
    V. par ex. Mathieu B. et Verpeaux M., note sous CE, 30 oct. 1998, nos 20286 et 20287, Sarran, RFDA 1998, p. 67 et s., spéc. p. 74. V. égal. Fombeur P. et Raynaud F., AJDA 1998, p. 965, et Waline J., « La boîte de Pandore », in Au carrefour des droits. Mélanges en l’honneur de Louis Dubouis, 2002, Paris, Dalloz, p. 473.
  • 37.
    V. en ce sens Simon D., « L’arrêt Sarran : dualisme incompressible ou monisme inversé ? », Europe mars 1999, p. 4 et s.
  • 38.
    Maugüe C., « L’arrêt Sarran entre apparences et réalité », CCC 1999, n° 7, p. 1.
  • 39.
    Verpeaux M. et Mathieu M., préc. ; Simon D., préc. ; Seiller B., Droit administratif I. Les sources et le juge, 2011, Flammarion, Champs Université, p. 57-58.
  • 40.
    Bonnet B., Repenser les rapports entre ordres juridiques, op. cit., spéc. p. 82.
  • 41.
    CE, 5 janv. 2005, n° 257341, Mlle Deprez et M. Baillard : Rec., p. 1.
  • 42.
    Bonnet B., « Le Conseil d’État, la Constitution et la norme internationale », préc.
  • 43.
    Bonnet B., Repenser les rapports entre ordres juridiques, op. cit., spéc. p. 84.
  • 44.
    Deumier P., « Petit guide des conflits de normes par le Conseil d’État – à l’attention du Conseil constitutionnel ? », RTD civ. 2005, p. 561.
  • 45.
    Cons. const., 19 nov. 2004, n° 2004-505 DC, traité établissant une Constitution pour l’Europe : JORF, 24 nov. 2004, p. 20281 ; Rec., p. 173.
  • 46.
    CE, 6 avr. 2016, n° 380570 : JurisData n° 2016-006503.
  • 47.
    CE, 27 oct. 2015, nos 393026, 393488, 393622, 393659 et 393724 : JurisData n° 2015-025058.
  • 48.
    Sermier R., « Le Conseil d’État refuse d’appliquer les dispositions d’un traité international imposant des contraintes procédurales au législateur », constitutions 2015, p. 540 ; Eveillard G., « Chronique de droit administratif », JCP G 2016, doctr. 269.
  • 49.
    CE, ass., 8 févr. 2007, n° 287110, Sté Arcelor Atlantique et Lorraine et a. : Rec., p. 55.
  • 50.
    CE, 3 oct. 2016, n° 388649, Confédération paysanne et a.
  • 51.
    Ce qui est déjà une innovation. En effet, la lecture de la décision Déprez et Baillard à la lumière de la décision 505 DC du juge constitutionnel, paraissait indiquer que le juge suprême, entendant conserver son autonomie de raisonnement, exprimait une réticence à utiliser l’article 88-1 comme nouveau titre pour régler les conflits normatifs.
  • 52.
    Concl. Guyomar M., RFDA 2007, p. 384.
  • 53.
    Lenica F. et Boucher J., chron., AJDA 2007, spéc. p. 582.
  • 54.
    CJCE, 22 oct. 1987, n° 314/85, Foto-Frost c/ Hauptzollamt Lübeck-Ost : Rec., p. 4199.
  • 55.
    Platon S., « La pratique du Conseil d’État en matière de questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne », AJDA 2015 p. 260.
  • 56.
    Pour reprendre l’intitulé de l’étude de M. Gautier et F. Melleray : « Le Conseil d’État et l’Europe : fin de cycle ou nouvelle ère ? À propos des arrêts d’assemblée du 8 février 2007 », DA 2007, étude 7.
  • 57.
    Deumier P., « Constitution et droit communautaire dérivé : la voix du Conseil d’État dans le dialogue des juges (à propos de l’arrêt Arcelor du Conseil d’État du 8 février 2007) », D. 2007, p. 2742.
  • 58.
    Bonnet B., Repenser les rapports entre ordres juridiques, op. cit., spéc. p. 173.
  • 59.
    V. en ce sens not. ibid., spéc. p. 116 et s.
  • 60.
    CE, 14 mai 2010, n° 312305, Rujovic : Rec., p. 165.
  • 61.
    Cons. const., 3 déc. 2009, n° 2009-595 DC, loi organique relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution : JORF, 11 déc. 2009, p. 21381 ; Rec., p. 206 et surtout Cons. const., 12 mai 2010, n° 2010-605 DC, loi relative à l’ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent et de hasard en ligne : JORF, 13 mai 2010, p. 8897 ; Rec., p. 78.
  • 62.
    Cass. ass. plén., 16 avr. 2010, nos 10-40001 et 10-40002, Aziz Melki et Sélim Abdeli (deux arrêts), avis Domingo M., RFDA 2010, p. 445.
  • 63.
    Gaïa P., « La Cour de cassation résiste… mal, (Cass. ass. plén., 16 avr. 2010, nos 10-40001 et 10-40002, Melki) », RFDA 2010, p. 458-465.
  • 64.
    CJUE, gr. ch., 22 juin 2010, nos C-188/10 et C-189/10, Melki, Abdeli : Rec., p. I-5667.
  • 65.
    Guyomar M., « Le Conseil d’État précise l’articulation entre les contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité de la loi », Gaz. Pal. 25 juin 2015, n° 229j4, p. 14.
  • 66.
    CE, ass., 13 mai 2011, n° 316734, Mme M’Rida : RFDA 2011, p. 789 ; pour une confirmation v. CE, 10 avr. 2015, n° 377207, Sté Red Bull on Premise et a.
  • 67.
    Magnon X., « Le réflexe constitutionnel au service du réflexe conventionnel ? Quelle place pour la conventionnalité face au contrôle de constitutionnalité a posteriori ? », in Bioy X., Mastor W., Mouton S. et Magnon X. (dir.), Le réflexe constitutionnel. Question sur la question prioritaire de constitutionnalité, Actes de la 1re journée d’études toulousaine, 2013, Bruylant, spéc. p. 184.
  • 68.
    CE, ass., 31 mai 2016, n° 393881, Jacob.
  • 69.
    Dutheillet de Lamothe L. et Odinet G., « QPC et question préjudicielle : la logique et ses impasses », AJDA 2016, p. 1392.
  • 70.
    V. en ce sens Bonnet B., Repenser les rapports entre ordres juridiques, op. cit., spéc. p. 116 et s.
  • 71.
    V. Labayle H., « QPC et question préjudicielle : ordonner le dialogue des juges », RFDA 2010, p. 659 et s.
  • 72.
    Sauvé J.-M., « Compte-rendu de la Commission des lois de l’assemblée nationale n° 58 », 23 juin 2009 p. 5.
  • 73.
    CE, 22 juill. 2016, n° 387277 : JurisData n° 2016-014206.
  • 74.
    Souligné par nous.
  • 75.
    Cons. const., 23 mars 2016, n° 2015-530 QPC, M. Chérif Y. : JORF, 24 mars 2016, texte 79.
  • 76.
    Prevost-Gella J., op. cit.
  • 77.
    Cons. const., 15 janv. 1975, n° 74-54 DC, loi relative à l’interruption volontaire de grossesse, dite IVG : JORF, 16 janv. 1975, p. 671 ; Rec., p. 19.
  • 78.
    Cons. const., 3 févr. 2012, n° 2011-217 QPC, Mohammed Alki B. : JORF, 4 févr. 2012, p. 2076 ; Rec., p. 104 – Cons. const., 12 mai 2010, n° 2010-605 DC, préc.
  • 79.
    Prevost-Gella J., op. cit.
  • 80.
    Idem.
  • 81.
    Cons. const., 10 janv. 2001, n° 2000-440 DC, loi portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine des transports : JORF, 17 janv. 2001, p. 855 ; Rec., p. 39.
  • 82.
    Guyomar M., « Le contrôle de constitutionnalité d’une loi tirant les strictes conséquences d’un règlement communautaire pose une question de constitutionnalité nouvelle », Gaz. Pal., 9 février 2011, n° 40-41, p. 17.
  • 83.
    Cons. const., 11 févr. 2011, n° 2010-102 QPC, M. Pierre L. : JORF, 12 févr. 2011, p. 2759 ; Rec., p. 119.
  • 84.
    La décision 505 DC pouvait être comprise comme faisant de l’article 88-1de la Constitution le socle de la primauté du droit de l’Union européenne.
  • 85.
    Dès lors que l’article 88-1, en effet, ne vise pas en particulier les directives, il n’implique en rien l’instauration d’une différence de traitement entre les actes de transposition, selon la norme de droit dérivé qui en est le support.
  • 86.
    Cette solution semble peu orthodoxe au regard du droit de l’Union dès lors que le monopole que revendique la Cour de justice pour contrôler la validité du droit l’Union européenne, n’est évidemment pas restreint au cas des directives, mais concerne, en raison du souci qu’il traduit de préserver l’autonomie de l’ordre juridique de l’Union européenne, l’ensemble du droit dérivé.
  • 87.
    V. en ce sens chron. Roblot-Troizier A. et Tusseau G., préc.
  • 88.
    CE, 1er août 2013, n° 358103, assoc. générale des producteurs de maïs et a. : Rec. T.
  • 89.
    Domino X., « La protection de la confidentialité des demandes d’asile, l’Europe et la Constitution – Une triangulaire délicate », AJDA 2017, p. 821.
  • 90.
    CE, 30 janv. 2017, n° 394686.
  • 91.
    Domino X., « La protection de la confidentialité des demandes d’asile, l’Europe et la Constitution – Une triangulaire délicate », préc.
  • 92.
    Cons. const., 4 avr. 2013, n° 2013-314 P, M. Jérémy F. : JORF, 7 avr. 2013, p. 5799 ; Rec., p. 523.
  • 93.
    V. infra. § II.
  • 94.
    CE, 8 oct. 2010, n° 338505, Daoudi : Rec., p. 371.
  • 95.
    CE, 14 sept. 2015, n° 389806, Sté NotreFamille.com : Rec., p. 576 et 848.
  • 96.
    CE, 28 déc. 2016, n° 404625, Sté éditrice de Mediapart.
  • 97.
    Platon S., « Chronique de jurisprudence de droit administratif européen », DA 2016, n° 12, p. 4.
  • 98.
    CE, 8 juill. 2015, n° 390154, de Praingy : Rec, p. 577.
  • 99.
    Cons. const., 10 juin 2004, n° 2004-496 DC, loi pour la confiance dans l’économie numérique : JORF, 22 juin 2004, p. 11182 ; Rec., p. 101.
  • 100.
    Cons. const., 27 juill. 2006, n° 2006-540 DC, loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information : JORF, 3 août 2006, p. 11541 ; Rec., p. 88.
  • 101.
    CE, 6 déc. 2012, nos 347870 et 347871, Sté Air Algérie.
  • 102.
    Brunet F., « La norme-reflet – Réflexions sur les rapports spéculaires entre normes juridiques », RFDA 2017, p. 85.
  • 103.
    V. en ce sens, Platon S., « Le contrôle de constitutionnalité des actes nationaux d’application du droit de l’Union européenne. L’avenir des jurisprudences Économie numérique et Arcelor », in Boutayeb C. (dir.), La constitution, l’Europe et le droit. Mélanges en l’honneur de J.-C. Masclet, 2013, Publications de l’université Paris-Sorbonne, p. 887, spéc. p. 901-902 ; Brunet F., « La norme-reflet – Réflexions sur les rapports spéculaires entre normes juridiques », préc.
  • 104.
    CE, 3 nov. 2014, n° 382619, Mme Kadoch.
  • 105.
    Cons. const., 3 févr. 2016, n° 2015-520 QPC, Sté Metro Holding France : JORF, 5 févr. 2016, texte 76.