Le principe d’impartialité ne fait pas obstacle à ce qu’un acheteur public attribue un contrat de délégation de service public à une société d’économie mixte locale dont il est actionnaire

Publié le 31/03/2020

Une autorité concédante peut, sans porter atteinte au principe d’impartialité, attribuer un contrat à une société d’économie mixte dont elle est actionnaire, sous réserve que la procédure garantisse l’égalité de traitement entre les candidats et que soit prévenu tout risque de conflit d’intérêts.

CE, 18 déc. 2019, no 432590

Le principe d’impartialité ne fait pas obstacle à ce qu’un acheteur public attribue un contrat de délégation de service public à une société d’économie mixte locale dont il est actionnaire
Olivier Le Moal / AdobeStock

La faculté qu’ont les acheteurs publics, sous le contrôle du juge1, d’écarter les soumissionnaires qui, par leur candidature, créent une situation de conflit d’intérêts (faculté figurant désormais aux articles L. 2141-10 du Code de la commande publique, pour les marchés publics, et L. 3123-10 pour les contrats de concession) ne pouvait manquer d’être invoquée s’agissant de la candidature d’une société d’économie mixte locale à l’attribution d’un contrat passé par l’un de ses actionnaires. En effet, aux termes des dispositions en cause, « constitue une telle situation toute situation dans laquelle une personne qui participe au déroulement de la procédure de passation du contrat de concession ou est susceptible d’en influencer l’issue a, directement ou indirectement, un intérêt financier, économique ou tout autre intérêt personnel qui pourrait compromettre son impartialité ou son indépendance dans le cadre de la procédure de passation du contrat de concession ». Or, d’aucuns auraient pu se demander qui davantage que l’acheteur public lui-même, en tant que personne morale actionnaire de l’un des soumissionnaires, pourrait être confronté à un tel conflit d’intérêts.

Les faits de l’affaire ayant donné au Conseil d’État l’occasion de se prononcer sur cette question étaient les suivants. Le port autonome de la Nouvelle-Calédonie, établissement public à caractère industriel et commercial territorial (ci-après PANC), a engagé, au début de l’année 2018, une procédure de délégation de service public pour la gestion du port de plaisance dit « Sunset Marina » en Nouvelle-Calédonie. Le contrat ayant été attribué à la société d’économie mixte de la baie de la Moselle (ci-après SODEMO), la SARL Sunset Marina, qui avait également été admise à présenter une offre, a saisi le juge des référés précontractuels du tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie de cette procédure. Par une ordonnance du 27 juin 2019, celui-ci a annulé l’ensemble de la procédure à raison d’un manquement au principe d’impartialité tiré, notamment, du fait que le port autonome de la Nouvelle-Calédonie était actionnaire de la SODEMO. C’est de cette ordonnance que le Conseil d’État était saisi en cassation. En censurant ladite ordonnance pour une inexacte qualification juridique des faits de l’espèce et en rejetant le moyen tiré du manquement en cause, le Conseil d’État offre une appréciation souple de la notion de conflit d’intérêts (I) dont on ne comprendrait pas qu’elle se limite aux seuls liens capitalistiques entre sociétés d’économie mixte et acheteurs publics (II).

I – Une appréciation souple du conflit d’intérêts

Alors même que le PANC détenait 11,43 % du capital de la SODEMO, et qu’il pouvait, à ce titre, être regardé comme ayant un intérêt direct susceptible de compromettre son impartialité ou son indépendance dans le cadre de la procédure de passation du contrat en litige, l’arrêt commenté énonce que cette circonstance n’est pas de nature à porter atteinte au principe d’impartialité « sous réserve que la procédure garantisse l’égalité de traitement entre les candidats et que soit prévenu tout risque de conflit d’intérêts ». De fait, et alors que le conflit en cause pouvait sembler davantage attaché à la communauté d’intérêts existant entre l’autorité concédante et la société soumissionnaire, le Conseil d’État retient que si certains membres du conseil d’administration du PANC étaient également administrateurs de la SODEMO, cette circonstance n’a, en l’espèce, pas conduit à une situation de conflit d’intérêts, dès lors qu’il résultait de l’instruction que, lors de la réunion au cours de laquelle le conseil d’administration du PANC a approuvé l’attribution de la délégation de service public litigieuse à la SODEMO, les deux membres du conseil également administrateurs de la SODEMO n’ont participé ni aux débats ni aux votes sur ce point. En sorte que l’appréciation portée sur l’existence d’un éventuel conflit d’intérêts ne s’attache pas à la communauté d’intérêts pouvant exister entre les personnes morales de l’autorité concédante et du soumissionnaire, mais uniquement au cumul, chez deux personnes physiques, des qualités de membres du conseil d’administration du PANC et d’administrateurs de la SODEMO. Par suite, l’abstention des personnes en question lors des débats relatifs à l’attribution du contrat contesté suffit à exclure l’existence d’un manquement au principe d’impartialité. Selon Mireille Le Corre, qui rappelait que « le juge apprécie in concreto l’existence éventuelle d’un conflit d’intérêts ou de la méconnaissance du principe d’impartialité »2, il ne paraissait « pas possible d’interdire à une entreprise de candidater, ou à un pouvoir adjudicateur de retenir son offre pour le seul motif d’un lien capitalistique » et « une telle conception « jusqu’au-boutiste » ne serait guère tenable, ni d’ailleurs souhaitable puisqu’elle conduirait à empêcher les sociétés d’économie mixte dont la collectivité est actionnaire de candidater à l’obtention d’une délégation de service public ». Il n’en reste pas moins que cette interprétation ne saurait être, selon nous, circonscrite aux seuls liens capitalistiques existant entre sociétés d’économie mixte et acheteurs publics.

II – Une appréciation qui ne saurait être réservée aux seules sociétés d’économie mixte

Ce serait, assurément, négliger la réalité économique de différents secteurs concernés par le droit de la commande publique que de considérer que la question des conflits d’intérêts susceptibles de naître de l’existence de liens capitalistiques serait limitée au sort des seules sociétés d’économie mixte. Ainsi, à titre d’exemple, nombre de grands groupes comportent en leur sein des bureaux d’études qui, outre qu’ils peuvent répondre à des besoins internes, soumissionnent régulièrement à des contrats d’assistance à maîtrise d’ouvrage relatifs à des opérations susceptibles, le cas échéant, de donner lieu ultérieurement à la candidature à un appel d’offres d’autres sociétés du groupe auquel ils appartiennent. Peut-on, en de telles circonstances, et eu égard à la solution retenue par l’arrêt commenté, imaginer que l’existence de liens capitalistiques entre l’assistant au maître d’ouvrage et un soumissionnaire puisse être regardée comme constituant une situation de conflit d’intérêts justifiant l’éviction de ce dernier ? Nous en doutons d’autant plus sérieusement que non seulement un cumul de fonctions au sein des deux entités concernées, qui semble être le critère essentiel permettant d’identifier un tel conflit, est fort improbable s’agissant de personnes employées dans différentes sociétés d’un même groupe et ayant effectivement à connaître d’une même opération, mais encore le lien capitalistique et l’intérêt pouvant en résulter quant à l’issue de la procédure sont, de fait, la plupart du temps plus indirects que ceux existant entre un acheteur public et une société d’économie mixte dont il est actionnaire. Nul doute que le Conseil d’État aura, un jour, à se prononcer sur cette question et que la réponse qu’il lui apportera n’aura pas pour effet d’instituer une partialité jurisprudentielle dans l’appréciation de l’impartialité des procédures en cause.

Notons, par ailleurs, que l’arrêt ne voit pas davantage un manquement au principe d’impartialité dans une prolongation du délai de remise des offres justifiée par des raisons objectives. Il est vrai qu’au-delà des circonstances de cette affaire, on ne comprendrait pas bien ce qui pourrait porter un acheteur public, par hypothèse favorable à l’un des soumissionnaires, à proroger un tel délai au bénéfice de tous.

Notes de bas de pages

  • 1.
    CE, 12 sept. 2018, n° 420454, SIOM de la Vallée de Chevreuse : AJDA 2018, p. 2246, note Agresta S. et Hul S.
  • 2.
    CE, 12 sept. 2018, n° 420454, SIOM de la Vallée de Chevreuse : AJDA 2018, p. 2246, note Agresta S. et Hul S.
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