De Creil à Samuel Paty, trois cristallisations du même déchirement sur la laïcité de 1989 à 2020

Publié le 04/11/2020

À la suite de l’assassinat de Samuel Paty, Pierre Juston, doctorant en droit public, spécialiste de la question de la laïcité, nous explique l’évolution de ce concept trop souvent encore mal compris,  la laïcité, depuis 1989 jusqu’à ce tragique après-midi du 16 octobre dernier où un enseignant a été décapité.

De Creil à Samuel Paty, trois cristallisations du même déchirement sur la laïcité de 1989 à 2020
Photo : ©AdobeStock/PlanetEarthPictures

À l’évidence, les débats sur cette notion ne sont pas nouveaux et même assez anciens. Ce mot qui « sent la poudre », comme l’exprimait si justement Jean Rivero en 1949, est au cœur des débats sociopolitiques contemporains mais aussi des réflexions juridiques doctrinales actuelles. Il est toujours difficile d’avancer une définition de la laïcité. Pour autant il nous semble important, avant toute entreprise de définition, de bien opérer la distinction entre deux discours de la laïcité intimement liés mais souvent confondus, et à l’origine de nombreuses et quotidiennes confusions : la laïcité-principe et la laïcité-valeur. La laïcité-principe renvoie au principe juridique de laïcité tel qu’il est énoncé et interprété par le juge dans le droit positif. La laïcité-valeur contient la multiplicité des approches du concept de laïcité. Il est vain de n’envisager exclusivement que l’un ou l’autre discours de la laïcité et cela fait courir le risque de ne comprendre qu’une partie des débats qui se jouent autour de cette notion. Cela est d’autant plus vain que la laïcité-principe procède nécessairement d’une ou plusieurs laïcité-valeur. Il nous apparaît donc judicieux de proposer, une définition du concept de laïcité, en s’attachant plutôt à sa dynamique logique, plutôt qu’à la définition classique et descriptive telle qu’elle ressort de l’existant.

Pour définir le concept de laïcité (et non seulement le principe tel qu’il est proposé par la seule loi de 1905), nous retenons pour notre part trois éléments cumulatifs importants, dans le sillon de la pensée de la philosophe Catherine Kintzler : Une modélisation du lien politique et citoyen en dehors de toute considération religieuse ; une séparation effective entre les institutions religieuses et l’État ; la liberté de conscience et le libre exercice du culte pour l’individu-citoyen. En découlent plusieurs conséquences importantes. La modélisation du lien politique, étranger à toute considération religieuse, permet d’affirmer la pleine souveraineté et la prépondérance de l’ordre normatif juridique sur tout ordre normatif religieux dont l’existence est évidemment permise, mais dans le seul cadre du premier. La neutralité des services publics et l’absence de financement public des cultes résultent logiquement de la séparation effective entre l’État et les institutions religieuses. L’égalité de traitement des individus en raison de leur croyance religieuse – ou de leur incroyance –  et l’interdiction de toute discrimination sur ce fondement se déduisent des libertés de conscience et de culte.

À partir de ce parti pris théorique, nous avons comme volonté d’offrir au lecteur une synthèse brève et chronologique des différentes cristallisations contemporaines de déchirement autour de la laïcité, en systématisant trois périodes de 1989 à aujourd’hui. Dans la période contemporaine, le déchirement originel autour de la laïcité s’observe classiquement en 1989 (I). Le même, semble s’être renouvelé à partir de 2015 (II), et il nous semble que se réalise sous nos yeux, une nouvelle cristallisation dans le contexte immédiat de 2020, notamment avec l’assassinat terroriste de Samuel Paty.

Le déchirement originel, une cristallisation opérée en 1989

Pour comprendre d’où vient ce déchirement entre différentes appréhensions de la laïcité, il est nécessaire de remonter au début des années 80. François Mitterrand remporte l’élection présidentielle en mai 1981 et doit mettre en œuvre l’une de ses 110 propositions, formulées durant la campagne :  la création d’un « grand service public unifié et laïque de l’Éducation Nationale ». Cette proposition s’inscrit dans la grande tradition du socialisme tel qu’envisagé par Jean Jaurès[1] notamment, qui donne au service public de l’éducation une place bien spécifique en France. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la notion de laïcité est toujours intimement reliée à la question scolaire puisqu’avant la loi de 1905, le principe de laïcité rentre dans notre ordonnancement juridique avec les lois Ferry de la décennie 1880 construisant l’école publique, gratuite, laïque et obligatoire. De même, lorsque les articles de la loi de 1905 sont discutés au parlement, la question de l’enseignement est omniprésente. Enfin, lors des discussions pour le vote de la Constitution de la IVème République, les forces politiques s’affrontent autour des notions de laïcité et de liberté de l’enseignement alors que la plupart des autres articles font plutôt consensus.

Il faut avoir présent à l’esprit que le retrait du projet de loi Savary en 1984 fut un traumatisme important dans les milieux laïques, plutôt ancrés à gauche de l’échiquier politique. L’on peut systématiser deux réactions à cet échec. L’une, s’inscrivant dans la continuité d’un idéal et d’une logique laïque assez classique, que la seule loi de 1905 n’épuise pas[2], et qui devrait se poursuivre dans de nombreux autres domaines. L’autre réaction construit une toute nouvelle vision de la notion de laïcité, la revisitant en questionnant notamment son histoire et s’impose peu à peu dans le champ sociologique. Ces tenants d’une « nouvelle laïcité » développent une approche plus tolérantiste et/ou œcuménique de la notion, en multipliant les réflexions avec des responsables religieux, ce qui pouvait apparaître comme novateur à cette époque. La plupart de ces nouveaux questionnements trouvent leurs origines dans les travaux de Jean Baubérot, chercheur et acteur majeur de cette période qui théorise la notion de « pacte laïque » dans les années 1985-1986 et en propose un nouveau en 1990. Des rencontres, des colloques qui donnent lieu à de nombreuses publications se multiplient durant la seconde moitié des années 80 entre des militants laïques, notamment de la ligue de l’Enseignement (incontournable, historique et puissante association depuis l’arrivée de la gauche au pouvoir) et des responsables religieux[3].

Ces travaux furent de plus en plus vivement critiqués par d’autres chercheurs et militants laïques, notamment autour de la notion de pacte laïque, étrangère jusqu’alors aux approches classiques du principe de laïcité, non vécu comme un pacte (dans le sens d’une concession mutuelle) mais plutôt d’une libération citoyenne combative. L’ethnologue Jeanne Favret-Saada, revenant sur les débats de cette période en 1999, qualifient d’ailleurs les auteurs de cette nouvelle approche de « néo-laïques ». La cristallisation de ces désaccords va s’opérer dans le contexte de l’année du bicentenaire de la révolution française, en 1989. Cette année-là fut un tournant en France qui revivifia les débats sur la laïcité, à la suite d’affaires internationales comme celle touchant par exemple à l’écrivain Salman Rushdie et ses versets sataniques et d’autres, de portée plus nationale : comme la censure du film de Martin Scorcèse, La dernière tentation du Christ et la décision d’un chef d’établissement d’interdire le port de signes religieux de certaines élèves dans un collège de Creil, en l’espèce le voile. Ce schème contextuel où s’entrecroisent les questions de la visibilité des signes religieux, de la place spécifique et de la finalité de l’école et de la libre expression à propos des dogmes et idées religieuses, nous semble être le même dans lequel s’inscrivent la plupart des débats des vingt premières années du 21ème siècle autour de la laïcité.

La controverse atteint son paroxysme avec la prise de position du ministre Lionel Jospin et la réponse en forme de manifeste que lui font plusieurs intellectuels (« Profs, ne capitulons pas ! ») publié dans le Nouvel Observateur le 2 novembre 1989. D’autres personnalités répondront à ce manifeste par un « appel à une laïcité ouverte » dans le journal Politis le 9 novembre suivant. L’on retrouve ici le premier déchirement assumé entre les tenants d’une nouvelle laïcité, adjectivée, et ceux, restés sur une position plus classique, à gauche. Un renversement historique au début des années 2000 se produit dans le contexte de deux chocs : les attentats du 11 septembre 2001 et l’arrivée au second tour de l’élection présidentielle du candidat d’extrême droite le 21 avril 2002. Une famille politique plutôt historiquement étrangère alors à une véritable promotion du principe de laïcité s’en saisit pour théoriser « une nouvelle laïcité ».

Le rapport de François Baroin de 2003 intitulé « pour une nouvelle laïcité » renversa les rapports qui s’étaient alors installés entre les deux laïcités concurrentes cristallisées en 1989 ; il traite notamment de la question de la construction d’un Islam de France, dans une logique concordataire. Les tenants du nouveau pacte laïque critiquèrent vivement cette proposition de nouvelle laïcité, sous la plume notamment de Jean Baubérot, tout comme celles et ceux, qui demeuraient alors sur une vision plus traditionnelle de la notion. Ce qui sépara à nouveau ces deux familles de la laïcité, fut les discussions de la loi de mars 2004. Il est notable que Jean Baubérotsoit d’ailleurs le seul membre de la commission Stasi à s’être abstenu lors du vote du rapport du même nom initiant cette loi interdisant dans les écoles et lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse.

Le déchirement renouvelé à la lumière des attentats terroristes islamistes de 2015

La décennie qui s’est ouverte après le vote de la loi de 2004 a laissé le malaise se renforcer entre l’application du principe de laïcité et certaines interprétations de la religion musulmane. Les nombreux attentats terroristes islamistes qui ont endeuillé le monde occidental (comme oriental) depuis 2001 et la France depuis 2012 n’ont fait que renforcer ce malaise, et ont parasité les débats sur la laïcité en grossissant les traits des diverses appréhensions précédemment développées. Ils ont pénétré le champ des débats juridiques au début des années 2000 et se sont accentués après 2010, à l’occasion du vote de la loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, de la jurisprudence Baby-loup et de la loi El Khomri de 2016 permettant la mise en place d’une norme de neutralité dans le règlement intérieur des entreprises privées sous certaines conditions.

L’on assiste aussi durant ces 10 dernières années à une multiplication d’affaires très médiatiques questionnant tout à la fois : des dérogations au régime commun pour des raisons religieuses (cantines scolaires, horaires différenciés des piscines publiques, repas spécifiques en prison…) ; la liberté d’expression à propos d’idées et doctrines religieuses (publication des caricatures de Charlie Hebdo, affaire Mila …), de potentiels troubles à l’ordre public et/ou des aménagements dans l’application de la loi de 1905 (subventionnements publics directs et indirects pour des édifices religieux ou des activités cultuelles, prières de rue, crèches de la nativité …) ; l’application de la neutralité dans les services publics (accompagnateurs des sorties scolaires, comportements et pratiques de certains agents…) ; et l’apparition de nouvelles pratiques dans la société civile (burkini, « mode pudique » dans de grandes enseignes…). Cette liste, loin d’être exhaustive, illustre cependant l’accroissement des questions directement liées ou connexes au principe de laïcité et des cas d’espèce majoritairement en lien avec des pratiques issues d’interprétations de la religion musulmane.

Les appréhensions concurrentes de la laïcité cristallisées en 1989 se font toujours entendre dans la majorité des affaires, mais le contexte est fondamentalement modifié. Il est modifié par les attentats commis d’abord en 2012 à Toulouse et à Montauban au nom d’une religion, mais qui n’interpellent véritablement et profondément la population qu’en 2015, avec le massacre de la rédaction du journal Charlie Hebdo, de l’hyper Cacher et de Montrouge et les tueries de masse du mois de novembre à Paris. À partir de 2012, la prise de conscience des pouvoirs publics se manifeste notamment avec le développement d’un travail pédagogique, poursuivi encore aujourd’hui, qui a contribué à un véritable droit mou de la laïcité : guides de bonnes pratiques, chartes et vademecum à destination des agents comme des usagers des services publics. La laïcité est ainsi souvent envisagée avec la notion de « valeurs de la République ». Dans cette phase, le service public de l’éducation a fait l’objet d’un traitement particulier, notamment avec la création d’une réserve citoyenne pour que des intervenants extérieurs puissent dialoguer dans les établissements scolaires avec les élèves pour aborder le sujet de la laïcité et les questions connexes de liberté d’expression, de valeurs républicaines et de citoyenneté. C’est aussi souvent dans le cadre de l’enseignement que les polémiques les plus vives apparaissent. La question de la neutralité des parents d’élèves des sorties scolaires en est un exemple typique et ressurgit très régulièrement durant toutes ces années.

En parallèle, les différentes études d’opinions récentes menées pour connaître le sentiment des français sur la question de laïcité sur la dernière décennie démontrent à la fois un fort attachement au principe mais une méconnaissance importante de sa signification par beaucoup, la volonté d’un durcissement de son application et un développement de la neutralité dans l’espace public. Cette évolution, par rapport à des études plus anciennes, peut s’expliquer en raison notamment de la multiplication des attentats islamistes sur le territoire français et du développement exponentiel des polémiques touchant la laïcité et les sujets connexes. En 2018, le Président de la République Emmanuel Macron fait la promesse d’un grand discours sur la question, maintes fois reporté, qui se traduit finalement par un avant-projet de loi modifiant la loi de 1905 pour la construction d’un Islam de France, dans une logique aisément qualifiable de concordataire. Face au tollé d’une partie importante des associations laïques et de spécialistes, l’hypothétique projet de loi est finalement abandonné. Le grand discours sera finalement celui tenu pour annoncer le projet de loi sur les séparatismes le 9 décembre prochain ; et de l’aveu du président lui-même, il ne s’inscrit plus dans une volonté concordataire.

L’assassinat de l’enseignant Samuel Paty, une nouvelle cristallisation ?

C’est dans un contexte très tendu, avec l’ouverture du procès de 14 personnes accusées d’être impliquées à des niveaux divers dans la préparation des attentats de janvier 2015, la republication des caricatures de Mahomet par le journal Charlie Hebdo, d’une autre attaque terroriste devant ses anciens locaux et l’annonce du projet de loi sur les séparatismes, que l’assassinat de Samuel Paty a replongé la France dans la terreur. Cet attentat, par son mode opératoire, par les motivations qui ne laissaient place à aucune ambiguïté, par sa violence tout aussi physique que symbolique semble avoir marqué en profondeur les esprits. Le fait qu’il touche à l’un des acteurs de l’école, de surcroit un professeur d’histoire géographie, explique sans doute largement, outre une sidération aussi naturelle qu’habituelle, la prise de conscience et la colère globale parfaitement palpable et d’une toute autre nature que celles vécues lors des précédents attentats. C’est que l’école de la République, dans l’imaginaire français et dans la construction du roman national, a une place bien à part.

La conception universaliste d’émancipation des consciences de l’école, ce que certains chercheurs nomment le sanctuaire laïque est une conception historique dans l’histoire républicaine. « L’asile dans lequel les querelles d’hommes n’entrent pas » comme l’écrivait si joliment Jean Zay dans sa circulaire de 1936, accompagne depuis les années 1880 le principe de laïcité. Tout comme il était largement question de l’enseignement dans les débats de la loi de 1905, qui ne portaient pourtant pas sur ce point précis, lors de la constitutionnalisation du caractère laïque de la République en 1946, le débat se déportait aussi sur la liberté de l’enseignement. La loi Debré de 1959 n’a-t-elle pas été quelques fois décrite comme « la contrepartie » accordée à l’Église catholique par le Général De Gaulle après le vote de la Constitution du 4 octobre 1958, qui conservait le qualificatif laïque de la République ? En réalité, la question laïque est indissociable dans notre pays de la question scolaire. Notre école publique n’est pas envisagée comme un service public lambda mais comme l’écrit Catherine Kintzler, au sens philosophique (et non juridique), elle est « un lieu producteur de droit » car « c’est ici que les sujets de droit se constituent ». En touchant à l’école de la république, c’est un imaginaire français très puissant que le terroriste a sollicité, celui d’une promesse d’un peuple à lui-même, celui de l’avenir même de la nation.

Il n’est donc pas surprenant, par ailleurs, et dans ce contexte, que l’observatoire de la laïcité, qui fit l’objet des mêmes déchirements sur la laïcité depuis sa création jusqu’à aujourd’hui, soit aussi au cœur du débat. L’annonce du Premier Ministre Jean Castex d’un renouvellement et d’une évolution prochaine de la structure s’inscrit dans ces mêmes débats. Parallèlement à l’observatoire, il faut rappeler également que l’Éducation Nationale possède aujourd’hui sa propre structure d’observation et de résolution des conflits autour de ce sujet avec le Conseil des sages de la laïcité. Les deux structures représentent, à bien des égards, les deux familles de la laïcité qui s’affrontent depuis maintenant plus de trente ans.  L’on retrouve aujourd’hui, depuis quelques semaines, comme lors de la première cristallisation de 1989, le retour des appels, des manifestes et des tribunes qui fleurissent pour appeler à un sursaut laïque et font s’affronter les mêmes discours concurrents sur le concept de laïcité. L’attentat visant Samuel Paty, nous semble aujourd’hui cristalliser ces tensions, déjà anciennes, mais renouvelées et vivifiées dans un contexte de plus en plus violent.

[1] Dans le sens d’une dynamique et non de la pensée pure de Jaurès, favorable à un monopole scolaire.

[2] V. sur ce point Catherine Kintzler, Penser la laïcité, éd. Minerve, 2016.

[3] La normalisation de cette nouvelle approche laïque fut d’ailleurs opérée dans cette grande association lors du congrès de Toulouse de 1989.

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