Etat d’urgence : l’extension de la visioconférence aux assises déclenche l’indignation des avocats et des magistrats

Publié le 19/11/2020

Pour cause de crise sanitaire, le gouvernement vient de généraliser le recours à la visioconférence en matière pénale sans l’accord des intéressés, y compris devant les assises. La mesure, qui semble taillée sur mesure pour débloquer le procès des attentats de janvier 2015, suscite la colère chez les avocats et les magistrats. 

Etat d’urgence : l'extension de la visioconférence aux assises déclenche l'indignation des avocats et des magistrats
Photo : ©AdobeStock/Proxima Studio

 

On aurait pu imaginer que la présence d’un avocat à la tête du ministère de la justice, en la personne du célèbre pénaliste Eric Dupond-Moretti,  limiterait l’extension des mesures les plus décriées par sa profession. A la lecture de l’ordonnance n°2020-1401 du 18 novembre, il apparait que ce n’est pas le cas. Le gouvernement a cru bon d’adapter les règles de procédure devant les juridictions pénales aux contraintes sanitaires liées au deuxième confinement. Il écorne au passage un peu plus le droit de rencontrer physiquement son juge et celui d’être jugé par une formation collégiale.

Des mesures en vigueur jusqu’au 16 mars 2021

La mesure la plus décriée par les avocats et les magistrats est sans conteste celle qui organise une nouvelle extension de la visioconférence. A l’heure actuelle, celle-ci ne peut être ordonnée dans la phase de jugement qu’avec l’accord des personnes concernées. Première modification liée à l’état d’urgence, l’accord des parties saute. Autrement dit, on peut juger une personne comparaissant depuis son centre de détention en visioconférence, y compris si elle s’y oppose. Une possibilité contre laquelle les avocats son vent debout. Pour eux, la visio n’est admissible que si la personne y consent. Par ailleurs, cela pose des problèmes d’organisation car le défenseur doit décider s’il assiste son client dans le centre de détention ou dans la salle d’audience.  « On doit noter que rien n’est prévu pour l’information préalable de l’avocat sur le recours à la visioconférence et sur sa possibilité d’en référer à son client pour déterminer avec lui préalablement de son positionnement. Il ne faudra pas oublier que si l’avocat n’a pas eu la copie du dossier celle-ci doit être mise à sa disposition en détention s’il s’y trouve pour l’audience » observe Gérard Tcholakian, avocat au barreau de paris et membre du Syndicat des avocats de France (SAF). Les magistrats aussi sont en colère. Le Syndicat de la magistrature a immédiatement réagi par la publication d’un communiqué. « Nous n’avions pas marqué d’opposition de principe au recours à la visioconférence, sous réserve que ce soit limité à la durée du confinement, or il a été décidé de l’autoriser jusqu’au 16 mars, soit un mois après la fin de l’état d’urgence. De même, cela devait demeurer conditionné au consentement de la personne, excepté dans les rares cas où il n’était pas possible pour de questions de délais de procédure, de retarder l’audience » explique Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature.  A l’arrivée, aucune de ces conditions n’est retenue.

« Le ministère perd de vue les droits les plus fondamentaux »

Deuxième modification, une extension est prévue devant…. les cours d’assises. C’est si inattendu qu’une seule explication plausible est envisagée : la nécessité de sauver le procès des attentats de janvier 2015. Celui-ci est suspendu en effet depuis quelques semaines en raison de plusieurs cas de Covid détectés parmi les accusés. Or, le procès a débuté en septembre, tout le monde est épuisé et veut en finir. Par ailleurs, l’allongement de ce procès fleuve pose de multiples problèmes d’organisation au sein de la juridiction. La salle n’est plus disponible pour les affaires suivantes, ce qui a forcé le procès d’un réseau de malfaiteurs géorgien à s’installer dans l’ancienne 16e chambre du palais de la cité, laquelle est trop exigüe et met les protagonistes, à commencer par les prévenus détenus, en danger selon les avocats.  Plus grave encore,  l’ancien président de la République Nicolas Sarkozy comparait à compter de lundi prochain devant le tribunal correctionnel de Paris dans l’affaire « Paul Bismuth ». Pas moins de 170 journalistes sont accrédités. Le tribunal des Batignolles va donc devoir gérer en plein confinement la sécurité de deux affaires ultra-sensibles et très médiatiques qui se dérouleront à quelques mètres l’une de l’autre, ce qui ne se serait pas produit si le procès des attentats avait pris fin le 10 novembre comme prévu. 

D’où l’idée, puisque l’instruction à l’audience était terminée quand les cas de COVID se sont déclarés, de prévoir que le temps de l’état d’urgence on pourra avoir recours à la visio en matière criminelle « une fois terminée l’instruction à l’audience » précise l’ordonnance. « Cela veut dire que l’accusé sera absent au moment des plaidoiries ! Où va plaider l’avocat, en détention près de son client ou à l’audience ? Et que vont penser les parties civiles qui attendent précisément cette confrontation avec l’accusé ? » s’indigne Gérard Tcholakian.« On envisage sérieusement d’annoncer à une personne en détention derrière un écran qu’elle est condamnée à 10, 20 ou 30 de prison ? » s’interroge pour sa part Katia Dubreuil. « Nous sommes dans la même configuration que pour la prolongation automatique de détention provisoire décrétée lors du premier confinement, la ministère perd de vue les droits les plus fondamentaux, c’est effrayant ».

Juge unique et publicité restreinte

Tous sont d’autant plus inquiets que ces mesures présentées comme provisoires correspondent à des problèmes de moyens qui, eux, sont pérennes de sorte qu’un jour ou l’autre elles finiront par s’inscrire dans le droit commun. « On a brisé le tabou de la visio pour les assises, tout devient possible » estime Katia Dubreuil.

Autres dispositions contestées, les articles 5 à 9 de l’ordonnance qui généralisent le juge unique à tous les domaines. « L’article 3 prévoit déjà la possibilité de délocaliser des dossiers au sein du ressort de la cour d’appel si une juridiction n’est pas en état de fonctionner, il nous semblait que c’était suffisant pour répondre à une éventuelle crise. On y ajoute le juge unique qui était déjà prévu lors du premier confinement et n’avait pas été utilisé. La collégialité devient un luxe réservé à quelques rares affaires » s’alarme la présidente du SM.

Enfin l’article 4 ouvre la possibilité d’une publicité restreinte des audiences, qu’il s’agisse des procès, des prononcés de décision ou encore des débats devant la chambre de l’instruction ou le juge des libertés et de la détention. Seuls les journalistes semblent autorisés, encore que ce soit une possibilité et pas un droit pour eux « Dans les conditions déterminées par le président, des journalistes peuvent assister à l’audience » précise le texte. Le sort des familles des prévenus apparait lui très incertain et aurait gagné à être précisé. 

« On ne comprend pas l’utilité de cette ordonnance qui arrive plus de deux semaines après le début du confinement, alors que celui-ci est beaucoup moins strict qu’au printemps, que la justice fonctionne normalement et qu’on a à disposition tout ce qui est nécessaire pour répondre aux exigences sanitaires » conclut Gérard Tcholakian.

Une réunion devait avoir lieu jeudi soir entre la cour d’assises spéciale et les avocats pour examiner la possibilité de reprendre le procès des attentats en l’absence d’un accusé. Certains avocats de partie civile dénoncent une proposition inacceptable.

Le SAF et le SM quant à eux ont décidé d’attaquer l’ordonnance devant le Conseil d’Etat.

 

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