Justice : l’épidémie de Covid-19 sème la pagaille dans l’organisation des procès

Publié le 17/11/2020

Procès suspendus, renvoyés ou délocalisés en raison du risque sanitaire, d’un défaut de publicité lié au confinement ou d’accusés testés positifs, l’épidémie de COVID-19 n’en finit pas de semer la pagaille dans la justice. Illustration avec le procès en correctionnelle à Paris d’un réseau de géorgiens délocalisé sur l’ile de la Cité.

Justice : l'épidémie de Covid-19 sème la pagaille dans l'organisation des procès
Photo : ©beatrix kido/AdobeStock

Lundi 16 novembre, 13h30, palais de justice de Paris. On se croirait renvoyé des années en arrière, avant le déménagement aux Batignolles.

Au rez-de-chaussée du plateau des anciennes  chambres correctionnelles du palais de justice de la cité, une trentaine d’avocats attend que l’on ouvre la 16e. Voilà bien longtemps que celle-ci, récupérée par la cour d’appel de Paris, n’accueille plus de procès de première instance. Seulement ce lundi n’est pas un jour ordinaire. En plein confinement, le président du Tribunal judiciaire de Paris a du trouver une salle en urgence pour délocaliser le procès des « géorgiens ». C’est une affaire de « voleurs dans la loi », cette mafia russe née dans les années 30 qui se vante de vivre uniquement de vol. Ses membres se reconnaissent à leurs tatouages. Ils sont renvoyés devant le tribunal pour des vols de portable sur la voie publique et d’autres objets dans les magasins.

Plus de 80 personnes dans la 16e chambre

Ils sont 35 prévenus dont 13 comparaissent détenus, un autre a été extrait d’un centre de rétention où il se trouvait dans le cadre d’une mesure d’expulsion, quant aux prévenus qui comparaissent libres, ce sont essentiellement les  épouses  des hommes dans les boxes. Ce procès devait théoriquement se tenir là où il a  débuté jeudi dernier, dans la salle 2-02 du tribunal des Batignolles qui a accueilli ces dernières semaines le procès des attentats de janvier 2015.  Et pour cause, c’est l’une des plus grandes. Or, 35 prévenus, dont 14 détenus, cela représente en terme d’escorte au moins 14 policiers ou gendarmes, une trentaine d’ avocats, et en l’espèce comme ils ne parlent pas français 10 traducteurs, soit plus de 80 personnes. Tout se serait très bien passé si le procès des attentats s’était terminé comme prévu le 10 novembre.  Las ! Le virus se moque du calendrier. Il s’est abattu sur le principal accusé le 28 octobre. Deux autres accusés ont également été testés positifs. La Cour a du suspendre le procès lundi 2 novembre.  Ce qui a permis aux géorgiens d’investir la salle. Mais au vu des résultats des tests, le procès des attentats de janvier 2015 a repris lundi matin pour un point sanitaire, avant d’être de nouveau suspendu au moins jusqu’au 23 novembre

Onze détenus et leur escorte enfermés dans deux boxes

Et voilà comment il a été décidé de transférer les « géorgiens » dans l’ancien palais de justice. Problème : comment faire entrer dans la 16e chambre plus de 80 personnes  ? Estimant qu’une telle décision faisait courir à tous un risque sanitaire déraisonnable, les avocats de la défense ont fait appel au bâtonnier. Quand la salle s’ouvre en présence de son représentant,  on découvre que l’on a installé dans un boxe 5 prévenus et 5 gendarmes, dans l’autre 6 prévenus et 6 gendarmes.  Or ces boxes font 15 mètres carrés de sorte que les distances de sécurité ne peuvent pas être respectées.  Tout le monde est au coude à coude. Deux autres prévenus sont assis avec leur escorte au premier rang. Sur les bancs du public, les gendarmes ont pour consigne d’imposer aux prévenus libres de respecter les contraintes de distanciation. Et l’on se demande ce qui justifie cette différence de traitement entre les détenus tassés dans  leur boxe et les autres sommés  de se tenir à un mètre les uns des autres  ?  Le prévenu en rétention est au dernier rang, encadré de deux membres de la police aux frontières. Derrière, on a jouté des chaises pour les traducteurs. Tout au fond de la salle, une dizaine de gendarmes se tient debout. Pour tenter de corriger cette surpopulation peu conforme aux règles sanitaires actuelles,  on a ouvert deux grandes fenêtres. Certes on respire, mais l’air est glacial.

Le tribunal arrive en retard, l’audience s’ouvre enfin.

La présidente propose immédiatement une solution aux avocats : ouvrir une deuxième salle dans le palais de justice où pourront s’installer les prévenus libres et leurs avocats. Celle-ci s’affiche sur les écrans disposés dans la salle. Tout semble déjà prêt. Me Gérard Tcholakian fait observer que cela pose un problème car cela revient à juger en visioconférence, or il faut recueillir l’accord du parquet et des prévenus. Par ailleurs, certains avocats défendent à la fois des prévenus libres et détenus, faut-ils qu’ils se dédoublent ? Pour ce pourfendeur inépuisable de la vidéo-audience, il est hors de question d’imposer celle-ci à un prévenu. Les avocats réclament une suspension pour décider de leur stratégie. Accordée.

Au bout de longues minutes, les débats reprennent. Mais avant d’entendre les avocats, il faut répondre aux QPC soulevées jeudi. Cela prend un temps infini car la présidente s’interrompt après chaque phrase pour la traduction. Nouvelle suspension pour que les décisions soient notifiées à chacun des 35 prévenus.

« Nous sommes tous en danger! »

A la reprise,  Me Gérard Tcholakian s’approche de la barre. « On ne peut pas continuer ce procès, vous êtes les seules à distance », lance-t-il aux trois magistrates composant le tribunal  qui, en effet, sont à plus d’un mètre les unes des autres. « C’est une situation sans précédent qui mériterait une QPC, si vous rejetez ma demande de renvoi je n’aurais pas de recours » ajoute-t-il. « Nous sommes tous en danger, les autorités qui ont décidé ça sont irresponsables ».

Me Jean-David Scemama s’avance à son tour et dénonce  « une solution qui ne ressemble à rien ». Les avocats ne se soucient pas du risque pour eux-mêmes mais pour leurs clients, poursuit-il. Soudain l’agitation généralisée dans la salle et dans les boxes le force à s’interrompre. Les prévenus brandissent leur casque de traduction pour signaler qu’il y a une panne.  Au bout de quelques minutes de tentatives infructueuses pour réparer le système, le tribunal ordonne  la suspension, mais les juges ne se retirent pas, elles tentent avec la greffière et les traducteurs de résoudre le problème technique.  Sur les bancs des avocats c’est la consternation. « Elles n’ont même pas un technicien pour les aider, je n’ai jamais vu ça », commente l’un d’entre eux.

Finalement, le tribunal a rejeté la demande de renvoi. Le procès se poursuivra donc dans ces conditions. Le tribunal a renoncé au passage à ouvrir une deuxième salle. La question de la possibilité d’imposer la visioconférence au prévenu qui comparait libre, cas qui ne semble pas être prévu par l’article 706-71 du code de procédure pénale, ne sera donc pas abordée. Dommage, cela aurait été l’occasion d’examiner une difficulté qui ne manquera pas de se reposer tant la taille des procès dépasse de plus en plus la capacité des salles pour les accueillir, y compris dans l’immense et très moderne nouveau tribunal de Paris. Pour le reste, l’institution n’a plus qu’à espérer que les prévenus ne seront pas contaminés comme l’ont été plusieurs accusés dans le procès des attentats de janvier 2015. Car non seulement cela représente un risque pour eux, mais aussi pour tous leurs codétenus compte-tenu de l’état de surpopulation des prisons françaises, comme l’a souligné Me Joseph Hazan dans sa demande de renvoi. Il a également rappelé qu’une exposition prolongée au risque de contracter le virus constitue une violation de l’articles 3 de la CESDH et du 8ème alinéa de l’article préliminaire du Code de procédure pénale, relatifs aux conditions de détention et au respect de la dignité de la personne.

Un procès d’assises a été annulé récemment à Pontoise, pour manque de place dans la salle et défaut de publicité puisque le public ne pouvait y assister à cause du confinement. Un autre en revanche à Nanterre a été maintenu, malgré les protestations de Me Henri Leclerc qui dénonçait lui aussi l’absence de publicité effective des débats.

Si les avocats se félicitent que la justice cette fois-ci continue de fonctionner presque normalement, force est de constater que que cela ne se passe pas dans des conditions toujours optimales…Et pour cause, la crise sanitaire met cruellement en lumière le manque de moyens de l’institution judiciaire.

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