Port du masque obligatoire devant le Conseil d’État : la neutralisation du pouvoir de police des maires dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire
Dans l’ordonnance du 17 avril 2020 Commune de Sceaux, le Conseil d’État confirme la suspension de l’arrêté du maire de Sceaux, rendant obligatoire le port du masque dans sa commune. En exigeant des « raisons impérieuses liées aux circonstances locales » et en veillant à ce que soient préservées « la cohérence et l’efficacité » des mesures nationales, le juge administratif suprême rend ici une décision de nature politique, qui rend en pratique impossible l’intervention des maires dans la gestion de la crise sanitaire du Covid-19.
CE, 17 avr. 2020, no 440057
Par arrêté du 6 avril 2020, le maire de Sceaux a imposé, sur le territoire de sa commune, le port d’un « dispositif de protection buccal et nasal » pour tous les « déplacements dans l’espace public des personnes de plus de 10 ans ». La Ligue des droits de l’Homme a saisi le tribunal administratif de Cergy-Pontoise d’un référé-liberté, aux fins d’obtenir la suspension de l’arrêté municipal. Par ordonnance du 9 avril 2020, le tribunal administratif a suspendu l’arrêté du maire du Sceaux1, estimant notamment que l’obligation générale du port d’un masque de protection n’était nullement justifiée par des circonstances locales particulières et portait atteinte à la liberté d’aller et venir ainsi qu’à la liberté individuelle des citoyens de la commune. Le maire de Sceaux a relevé appel de cette ordonnance devant le Conseil d’État, avec l’intervention de l’association Coronavictimes.
Cette affaire s’inscrit dans un mouvement plus général d’adoption d’arrêtés municipaux destinés à faire face à la crise sanitaire du Covid-192. Parmi les plus médiatisées, peuvent être notamment citées la décision du maire de Sète de bloquer l’accès à la ville en fermant une route et en imposant des contrôles continus sur les deux autres, celles des maires de Saint-Ouen et de Lisieux imposant des couvre-feux, ou encore celle du maire de Sanary-sur-Mer interdisant aux habitants de la commune de s’éloigner de plus de 10 mètres de leur domicile. Saisis de nombreux référés-liberté demandant la suspension de ces arrêtés, les tribunaux administratifs ont systématiquement retenu une absence de circonstances locales venant justifier ces mesures aggravant celles prises au niveau national par les autorités compétentes3.
Le Conseil d’État devait en l’espèce répondre à la question de savoir si la décision du maire de Sceaux de subordonner les déplacements dans sa commune au port d’un « dispositif de protection buccal et nasal » pouvait s’ajouter aux mesures déjà adoptées par les autorités compétentes de l’État dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire instauré par la loi du 23 mars 2020. Plus globalement, est ici posée une problématique relativement classique de concours de compétences entre polices administratives spéciale et générale, dans le contexte spécifique de la crise du Covid-19. La solution retenue par le Conseil d’État est en revanche plus surprenante et originale, et conduit en pratique à neutraliser toute volonté d’intervention des autorités municipales4.
Le Conseil d’État a en effet jugé que l’existence d’une « police spéciale instituée par le législateur fait obstacle, pendant la période où elle trouve à s’appliquer, à ce que le maire prenne au titre de son pouvoir de police générale des mesures destinées à lutter contre la catastrophe sanitaire »5. À ce principe s’ajoute immédiatement une exception comportant deux conditions cumulatives : une intervention du maire serait envisageable pour « des raisons impérieuses liées à des circonstances locales [qui] en rendent l’édiction indispensable et à condition de ne pas compromettre, ce faisant, la cohérence et l’efficacité de celles prises dans ce but par les autorités compétentes de l’État ».
Les diverses solutions rendues par les tribunaux administratifs dans ce type de contentieux font, sans surprise, application du critère des circonstances locales : le maire peut aggraver les mesures de police spéciale prises au niveau national si cela est proportionné et adapté à l’objectif poursuivi et justifié par des circonstances locales. Face à la multiplication des arrêtés municipaux liés au Covid-19 et aux référés-liberté les contestant, cette solution du Conseil d’État était attendue, pour confirmer cette tendance ou en préciser les contours. Dans cette perspective, deux critères sont ainsi énoncés pour justifier l’intervention des maires. Premièrement, un critère de nature juridique, celui des « raisons impérieuses liées à des circonstances locales », qui est plus strict que les seules circonstances locales traditionnellement exigées (I) ; deuxièmement, un critère de nature politique, celui du respect de « la cohérence et l’efficacité » des mesures prises par les autorités de police spéciale à l’échelon national (II). La solution retenue par l’ordonnance Commune de Sceaux est à cet égard doublement originale.
I – Le motif juridique : la circonscription du critère des circonstances locales
Le point 5 de l’ordonnance précise que par la loi du 23 mars 2020, « le législateur a institué une police spéciale » confiée au Premier ministre, au ministre de la Santé et au préfet. Le Conseil d’État qualifie donc explicitement la police mise en œuvre au titre de l’état d’urgence sanitaire de police spéciale, ce qui n’allait pas nécessairement de soi6. En souhaitant intervenir pour aggraver une mesure de police spéciale prise au niveau national, le maire intervient en qualité d’autorité de police générale. La situation est donc celle, relativement classique, d’un concours de compétences entre polices spéciale et générale.
Dans l’ordonnance du 22 mars 2020, Syndicat Jeunes Médecins, le Conseil d’État a précisé que « les représentants de l’État dans les départements comme les maires en vertu de leur pouvoir de police générale ont l’obligation d’adopter, lorsque de telles mesures seraient nécessaires, des interdictions plus sévères lorsque les circonstances locales le justifient »7. Rappelons toutefois que cette ordonnance a été rendue avant l’adoption de la loi du 23 mars 2020 ajoutant l’état d’urgence sanitaire dans le Code de la santé, et le concours de compétences alors présenté au juge administratif était un concours de polices générales, avec d’un côté la police générale du Premier ministre, et de l’autre celle des préfets et des maires. Le Conseil d’État a repris le critère des circonstances locales tiré de la jurisprudence Commune de Néris-les-Bains8.
Pour le concours entre polices spéciale et générale, la situation est quelque peu différente. L’ordonnance s’appuie d’abord sur une jurisprudence désormais bien établie, selon laquelle l’existence d’une police spéciale fait en principe obstacle à l’intervention du maire au titre de son pouvoir de police générale9. L’ordonnance renvoie également à la très classique jurisprudence Société les Films Lutetia10, qui exige la présence de circonstances locales particulières pour justifier, de façon exceptionnelle, une aggravation des mesures de police spéciale par le maire11. C’est sur ce fondement que la commune de Sceaux fait valoir de telles circonstances locales au soutien de son argumentation. Une population plus âgée que la moyenne d’Île-de-France, comportant 25 % de personnes de plus de 60 ans, et une concentration des commerces de première nécessité dans une seule rue piétonne du centre-ville, constituent les deux principales circonstances locales présentées par la commune.
Évoquant en son point 6 des « raisons impérieuses liées à des circonstances locales », l’ordonnance du 17 avril 2020 semble néanmoins retenir une acception plus stricte de la jurisprudence Lutetia. L’existence de circonstances locales particulières ne suffit plus, il faut en outre que s’y ajoutent des raisons impérieuses. Notons par ailleurs qu’au point 9 de l’ordonnance, le Conseil d’État mentionne des « raisons impérieuses propres à la commune », ce qui peut apparaître encore plus restreint que la première formulation. En effet, une circonstance propre à la commune contient une dimension d’exclusivité. Seule la commune concernée doit pouvoir faire état des circonstances avancées, et celles-ci ne doivent pouvoir se retrouver dans aucune autre municipalité. De telles circonstances pourraient par exemple être justifiées à l’occasion d’une catastrophe naturelle touchant une commune en particulier, comme les inondations à la Faute-sur-Mer en 2010 à l’occasion de la tempête Xynthia. Les hypothèses demeurent toutefois extrêmement rares.
Cela explique pourquoi, en l’espèce, le Conseil d’État a estimé que « ni la démographie de la commune de Sceaux ni la concentration de ses commerces de première nécessité dans un espace réduit, ne sauraient être regardées comme caractérisant des raisons impérieuses liées à des circonstances locales propres à celle-ci ». En effet, il s’agit d’éléments objectifs que partagent de très nombreuses communes françaises et qui ne sauraient suffire à fonder une obligation générale de port d’un masque de protection, qui n’aurait pas été prévue au niveau national. Cette solution se fonde sur des critères classiques, bien que rendus plus stricts par les nécessités de la crise sanitaire, de la jurisprudence administrative. Elle constitue en ce sens une justification proprement juridique. Il ne peut en être dit autant du second critère, qui semble bien davantage sous-tendu par un motif politique.
II – Le motif politique : l’efficacité et la cohérence des mesures nationales
Outre les raisons impérieuses liées à des circonstances locales, l’ordonnance exige que les mesures de police générale adoptées par le maire « ne soient pas susceptibles de compromettre la cohérence et l’efficacité des mesures prises par l’État dans le cadre de ses pouvoirs de police spéciale ».
En l’occurrence, le Conseil d’État retient que l’interdiction prise par le maire de Sceaux de se déplacer sans « dispositif de protection buccal et nasal », « à une date où l’État est, en raison d’un contexte qui demeure très contraint, amené à fixer des règles nationales précises sur les conditions d’utilisation des masques chirurgicaux et FFP2 et à ne pas imposer, de manière générale, le port d’autres types de masques de protection, est susceptible de nuire à la cohérence des mesures prises, dans l’intérêt de la santé publique, par les autorités sanitaires compétentes ». Par ailleurs, l’ordonnance précise qu’en « laissant entendre qu’une protection couvrant la bouche et le nez peut constituer une protection efficace, quel que soit le procédé utilisé, l’arrêté est de nature à induire en erreur les personnes concernées et à introduire de la confusion dans les messages délivrés à la population par ces autorités » (pt 11).
Qualifiée de « sidérante »12 par Paul Cassia, cette seconde condition peut en effet surprendre le lecteur. Notons d’abord son caractère absolument superfétatoire. Il suffisait en effet au juge administratif de constater l’absence de raisons impérieuses liées à des circonstances locales pour déclarer l’arrêté manifestement illégal et en confirmer la suspension. Relevons ensuite le caractère plus incantatoire ou « performatif »13 de cette condition que son réel contenu juridique. Parler de « cohérence et d’efficacité » des mesures nationales face à la crise sanitaire du Covid-19 peut non seulement laisser dubitatif, mais ne fournit en outre aucun critère d’appréciation de nature juridique. Il s’agit d’une solution exclusivement politique, qui manifeste en définitive une sorte de « juridictionnalisation de la position ministérielle »14 sur la question du port du masque.
Ce critère permet en outre de relever, par une lecture a contrario, que si l’obligation du port du masque ne peut être décidée au niveau municipal pour ne pas porter atteinte à la politique nationale, rien n’empêche, si cela était matériellement possible, qu’elle soit décidée au niveau gouvernemental. L’obligation du port du masque n’apparaît donc pas comme attentatoire aux droits et libertés en soi, mais uniquement en ce qu’elle serait décidée localement. Ce relativisme dans la protection des droits et libertés peut également laisser songeur. Ainsi, « cette seconde condition implique qu’en état d’urgence sanitaire, les autorités nationales pourront le moment venu imposer le port du masque sans attenter à la liberté d’aller et de venir ni à la liberté personnelle, alors que cette mesure est mécaniquement hors de la portée des maires, quelle que soit la situation propre à la commune et même si dans telle commune il serait possible d’établir la nécessité impérieuse de porter des masques, tant qu’elle ne correspond pas à la “stratégie” nationale de lutte contre le coronavirus »15. Par ce critère, on s’aperçoit donc que le Conseil d’État s’assure de neutraliser la capacité d’action des maires dans le contexte de l’état d’urgence sanitaire. D’une façon plus générale, cette solution traduit aussi un phénomène de centralisation étatique de la gestion de la crise, dont le Conseil d’État se fait, par définition, le héraut et le défenseur16. Le gouvernement souhaite conserver la maîtrise de la « gestion » de la crise sanitaire et des mesures de police déployées pour y faire face, sans que les maires ne puissent y prendre part.
Une telle volonté, si l’on adopte le point de vue de l’État, peut aisément se comprendre. Le gouvernement souhaite manifestement éviter une escalade des mesures plus sévères prises par les maires, qui peuvent voir comme une opportunité politique certaine le fait de montrer à leurs électeurs un tel volontarisme politique. Certains de ces arrêtés municipaux excessifs peuvent en ce sens se cantonner au pur effet d’annonce et à la sphère de la communication à peu de frais. Mais ils peuvent également, loin de tout calcul, être adoptés de bonne foi et traduire une volonté réelle qu’ont certains maires de protéger leurs administrés, sans être cependant parfaitement initiés aux mystères insondables du droit administratif, tels que révélés par le Conseil d’État.
Par cette double condition cumulative, les maires ne peuvent, en pratique, plus intervenir au titre de leur pouvoir de police administrative générale pour faire face à la crise sanitaire. Cette motivation du Conseil d’État fournit par ailleurs une directive claire et précise aux tribunaux administratifs qui ont à connaître de nombreux référés-liberté en série17 sur des problématiques analogues. En tout état de cause, il est désormais certain que « les élus doivent être conscients que la jurisprudence ne leur laisse pas de marge de manœuvre très importante. Et que les préfets, les citoyens et les associations les surveillent »18.
Notes de bas de pages
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1.
TA Cergy-Pontoise, ord., 9 avr. 2020, n° 2003905.
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2.
De Montecler M.-C., « Le maire, le Covid et les circonstances locales », Dalloz actualité, 13 avr. 2020.
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3.
V. par ex. TA Caen, ord., 31 mars 2020, n° 2000711 ; TA Montreuil, ord., 3 avr. 2020, n° 2003861.
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4.
De Montecler M.-C., « Le maire presque privé de pouvoirs de police pour lutter contre le coronavirus », Dalloz actualité, 21 avr. 2020.
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5.
CE, ord., 17 avr. 2020, n° 440057, Cne de Sceaux, pt 6.
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6.
Cossalter P., « Port du masque et pouvoirs de police du maire : pour en finir avec la jurisprudence Films Lutetia », RGD 2020, n° 51871.
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7.
CE, ord., 22 mars 2020, n° 439674, Syndicat Jeunes Médecins.
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8.
CE, sect., 18 avr. 1902, n° 04749, Cne de Néris-les-Bains : Lebon, p. 275.
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9.
V. par ex. CE, ass., 26 oct. 2011, n° 326492, Cne de Saint-Denis ; CE, ass., 26 oct. 2011, nos 341767 et 341768, Sté française de radiotéléphone ; CE, 5e-4e ss-sect. réunies, 24 sept. 2012, n° 342990, Cne de Valence.
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10.
CE, sect., 18 déc. 1959, n° 36385, Sté les Films Lutetia.
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11.
Pour une position contraire, v. not. Cossalter P., « Port du masque et pouvoirs de police du maire : pour en finir avec la jurisprudence Films Lutetia », RGD 2020, n° 51871.
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12.
Cassia P., « Le Conseil d’État démasque Sceaux, et vice-versa », Le blog de Paul Cassia, Mediapart, 19 avr. 2020.
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13.
Touzeil-Divina M., « Quand le Conseil d’État n’avance plus masqué pour réaffirmer qu’il est, même en juridiction, le Conseil “d’État” et non “des collectivités” », in « Actions & réactions au Covid-19 », JDA 2020, art. 292.
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14.
Cassia P., « Le Conseil d’État démasque Sceaux, et vice-versa », Le blog de Paul Cassia, Mediapart, 19 avr. 2020.
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15.
Cassia P., « Le Conseil d’État démasque Sceaux, et vice-versa », Le blog de Paul Cassia, Mediapart, 19 avr. 2020.
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16.
V. en ce sens Touzeil-Divina M., « Quand le Conseil d’État n’avance plus masqué pour réaffirmer qu’il est, même en juridiction, le Conseil “d’État” et non “des collectivités” », in « Actions & réactions au Covid-19 », JDA 2020, art. 292.
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17.
Cossalter P., « Port du masque et pouvoirs de police du maire : pour en finir avec la jurisprudence Films Lutetia », RGD 2020, n° 51871.
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18.
De Montecler M.-C., « Le maire presque privé de pouvoirs de police pour lutter contre le coronavirus », Dalloz actualité, 21 avr. 2020.