Île-de-France rurale, la dure cohabitation entre rats des villes et rats des champs

Publié le 27/05/2022
Seine-et-Marne
PhotoLoren/AdobeStock

Ce n’est pas nouveau : même avant le Covid, l’Île-de-France était touchée par un phénomène de migrations internes, au détriment des zones hyper urbanisées. Mais le confinement et la généralisation du télétravail chez les cadres ont accéléré la cadence… Au détriment des relations de bon voisinage entre néoruraux et gens du cru ?

Il y a peu de temps, les Parisiens ou les habitants de la petite couronne pouvaient facilement oublier que la campagne était aux portes de Paris. Même si l’Île-de-France est la région la moins rurale de France métropolitaine, avec 5 % de ses habitants qui vivent en zone rurale (soit six fois moins que dans le reste du pays), selon une étude de l’Insee, datant de 2021, il n’en reste pas moins que la campagne représente 59 % du territoire régional et que 53 % des communes sont rurales. Mais, comme le souligne l’étude, toutes sont sous l’influence de l’aire d’attraction de Paris et même, pour plus de huit communes sur dix, sous forte influence. L’Île-de-France est la seule région métropolitaine à ne compter aucune commune rurale autonome.

Une influence qui se calcule par rapport à la distance avec Paris. Les communes rurales sont toutes localisées en grande couronne et, pour près des trois quarts, en Seine-et-Marne. Mais le confinement est venu rebattre les cartes : les citadins se sont tournés vers les forets, les champs alentour. Les week-ends à moins de 100 kilomètres du domicile ont donné lieu à de véritables migrations temporaires, au bénéfice des zones rurales. Un effet de “contre urbanisation”, ou d’exode rural à l’envers, qui existe déjà depuis quelques années, mais qui a connu une nette augmentation. Ainsi l’Insee démontre que “les migrations résidentielles effectuées au sein de la région n’entraînent une baisse de la population que dans les espaces urbains denses. Les espaces ruraux, notamment ceux sous forte influence du pôle urbain de Paris, gagnent des habitants à la recherche sans doute de meilleures conditions de logement avec un coût du foncier moins élevé. D’une part, 24 600 personnes ont quitté les espaces urbains pour s’installer dans une commune rurale. D’autre part, 15 600 personnes ont quitté des communes rurales pour des communes urbaines”.

L’arrivée de nouveaux habitants, attirés par un cadre de vie moins onéreux, plus agréable et moins dangereux en termes d’exposition à la pollution, ou aux pandémies, représente un avantage pour les communes rurales. Selon une étude de l’Ipsos, datant de 2003 “pour la très grande majorité de tous les interviewés, qu’ils soient citadins (78 %), ruraux (86 %), néoruraux (62 %) ou élus (76 %), la contribution des nouveaux habitants au dynamisme des services de proximité représente le premier avantage pour les communes rurales. Suivi de l’apport plus général de vie dans la commune et les associations (pour 76 % des maires et 40 % en moyenne des autres populations interrogées). L’apport de compétences, expériences et cultures nouvelles représente un autre bénéfice sur lequel les interviewés sont d’accord dans les mêmes proportions (20 % à 26 % selon les cibles). Il y a donc du côté des ruraux comme des citadins, le sentiment que la diversité d’origine des habitants est gage d’enrichissement pour une commune rurale”.

Cohabitation parfois difficile

Mais il existe aussi un autre son de cloche. En janvier dernier, le tribunal administratif de Versailles a rendu sa décision concernant une affaire qui a mobilisé la cour depuis décembre dernier : dans le petit village d’Adainville, des habitants s’étaient opposés à l’installation d’un couple d’éleveurs de vaches et de chevaux, Fabien Le Coïdic et Agathe Guérin près de leurs résidences secondaires. Auparavant installés en location à Poigny-la-Forêt (près de Rambouillet), ils avaient trouvé un terrain pour bâtir leur projet à Adainville et leur permis de construire avait été validé par la mairie et la préfecture. Mais en juin 2020, juste après le premier confinement, trois voisins du terrain choisi déposaient des recours, craignant des nuisances. Parmi ces habitants, l’éditrice Odile Jacob et son époux Bernard Gotlieb défendus par Me Corinne Lepage, tout de même ! Commençait alors la bataille judiciaire dite « des vaches bretonnes des Yvelines » : en décembre 2020, le tribunal rejette la demande de suspension du projet d’installation, les voisins s’en remettent alors au Conseil d’État qui, lui aussi, en mars 2021, déclare irrecevable le pourvoi déposé par les futurs voisins des agriculteurs.

Début janvier, donc, le tribunal administratif de Versailles a rendu sa décision. « Le tribunal a relevé que les constructions projetées se situent au sud d’une vaste propriété agricole et sont très éloignées des habitations des demandeurs. Il a ainsi retenu que, compte tenu de cette distance importante, les nuisances sonores, olfactives, visuelles ou sanitaires que subiraient les demandeurs en raison de l’exploitation agricole n’étaient pas démontrées. Il a également estimé qu’il n’était pas démontré que le projet induirait une augmentation importante du trafic automobile sur la route menant aux habitations des demandeurs puisque, notamment, cette route n’est pas la seule voie de desserte de l’exploitation.” Est-ce le bout du tunnel pour le couple hébergé provisoirement au haras des Bréviaires, au nord de Rambouillet ? Pas si sûr, la décision du tribunal est susceptible d’appel et leurs voisins avaient déclaré qu’ils étaient prêts à saisir la Cour européenne de justice…

Les tribunaux face à une nouvelle vague de contentieux ?

Une insistance qui, si elle est multipliée par les conséquences de la pandémie et de son exode urbain, pourrait peser sur un système judiciaire déjà exsangue. Jenny Grand’Esnon est la présidente du tribunal administratif de Versailles. Selon elle, “il est trop tôt pour tirer des conclusions au plan des solutions contentieuses, mais ce qui peut déjà être constaté c’est une hausse très importante des nouvelles requêtes enregistrées en contentieux de l’urbanisme, qui avaient stagné entre 2018 et 2020 : les nouvelles requêtes ont augmenté +14 % sur le 1er trimestre 2022 par rapport au premier trimestre 2021, le niveau atteint sur toute l’année 2021 étant lui-même plus de 20 % au-dessus du niveau le plus élevé atteint, celui de 2017. Il faudra affiner mais une partie concerne sans doute des nouvelles constructions en zone rurale ou la densification des parcelles en zone urbaine pavillonnaire par le biais de divisions de propriété…”.

Quand elle fait le portrait-robot de sa circonscription, la présidente est précise : “Les Yvelines ne sont pas vraiment un département rural mais un résumé de l’île-de-France : elles combinent un couloir industriel (le long de la Seine) des banlieues plutôt aisées et au bâti relativement dense (des boucles de la Seine jusqu’au sud de Versailles), un pôle technologique et scientifique qui va du plateau de Saclay (dans l’Essonne) jusqu’à Saint-Quentin-en-Yvelines et enfin des zones vraiment rurales au sud et à l’ouest. Cette situation de confrontation entre la ville et la campagne est une problématique passionnante qui marque le quotidien du tribunal”.

Un quotidien qui se retrouve parfois – et depuis longtemps – à gérer les relations de bon voisinage entre des usages de la ruralité qui peuvent entrer en confrontation. “La campagne yvelinoise étant effectivement regardée comme un jardin d’agrément pour certains citadins parisiens en recherche de tranquillité, les contentieux de voisinage sont une constante ancienne dans le stock des affaires traitées par le tribunal : qu’il s’agisse de contester le classement en zone constructible des parcelles voisines dans un contentieux contre un PLU, qu’il s’agisse de contester la déclaration d’utilité publique d’une voie de contournement utile aux personnes qui se déplacent au sein de la région pour rejoindre leur lieu de travail (route ou ligne du Grand Paris), ou qu’il s’agisse de contester l’installation d’une activité économique agricole, qui bien que traditionnelle à la campagne, comporte une part de nuisances. Ce sont des litiges habituels mais la crise sanitaire récente les a sans doute exacerbés. Ils se trouvent en outre médiatisés lorsque des personnalités parisiennes en vue sont en cause, ce qui est sans doute inévitable dans un département prisé par les célébrités VIP”.

Mais la juge se veut très optimiste sur le degré de quérulence dans ses campagnes. Elle souligne ainsi que le Code de l’urbanisme (C. urb., art. L. 600-1-2) encadre très strictement l’intérêt pour agir ce qui limite les chances de succès des contestations : “cela veut dire que les décisions autorisant un local agricole ne peuvent pas être attaquées par des voisins dont la maison se situe loin des locaux où est prévue l’activité dénoncée comme génératrice de nuisances (bruits, odeurs ou vues) : de manière très concrète, le juge déplie les plans, examine la topographie et apprécie si la proximité est suffisante pour savoir si le projet contesté porte ou non directement atteinte aux conditions dans lesquelles le voisin peut jouir de son propre bien. C’est ainsi que le 7 janvier dernier, le tribunal a rejeté comme irrecevable une requête contre le projet de haras à Adainville, la maison des plaignants étant à plusieurs centaines de mètres du projet”. Elle rappelle également que dans plusieurs cas, sur ce type de dossier, le tribunal enregistre des désistements, sans doute le signe qu’un dialogue s’est noué en dehors du tribunal (ou parce que le tribunal a réussi dans sa mission de médiation) : ainsi en janvier 2022 les nombreux voisins d’un projet de construction de quatre poulaillers et un silo de stockage à Longnes ont abandonné leur requête.

La judiciarisation des rapports sociaux

Bien avant le confinement, des procès opposant néoruraux à anciens ruraux ont fait date et ont fait plancher jusqu’aux journalistes du New York Times par la violence de leurs symboles. Des plaintes ont été portées contre des clochers qui sonnent, contre des coqs qui chantent dans le creux de leurs campagnes. Des problèmes qui naissent dans les préconçus des citadins sur la vie à la campagne. Déménager loin des villes peut en effet s’accompagner de déceptions. La géographe Greta Tommasi l’a observé dans ses travaux : « On retrouve chez une partie des nouveaux habitants une vision idéalisée du retour au vert, concède-t-elle. Ils s’imaginent parfois un endroit très calme, teinté d’un imaginaire bucolique, mais la nature n’est pas que ça. C’est un endroit de repos certes, mais c’est aussi un espace vécu et un lieu de travail ». C’est un constat qu’a fait auprès de nos confrères de Libération, Yvan Lubraneski ; le maire des Molières, dans l’Essonne : « Au début, certains parents viennent nous voir en paniquant car ils découvrent des chenilles processionnaires dans la cour de l’école ou parce que leur enfant revient avec une tique ! Il suffit de se montrer patient, d’expliquer que c’est normal, et le plus souvent les gens finissent par s’habituer. La campagne n’est pas un décor, il faut en accepter les avantages et les inconvénients » !

Mais en dehors de la confrontation entre rats des villes et rats des champs, de nombreux observateurs considèrent que cela touche plutôt à la judiciarisation grandissante des rapports sociaux. Selon l’économiste André Torre, directeur de recherche à l’INRA (Institut National de la Recherche Agronomique), par exemple, la couverture médiatique sur la multiplication des confrontations judiciaires concernant une difficile cohabitation entre néoruraux et leurs nouveaux voisins en milieu rural font fausse route. Cette multiplication serait sociétale plus que contextuelle et liée à la judiciarisation grandissante des rapports sociaux en France. “Insister sur les plaintes des néoruraux est une manière d’essentialiser les catégories, comme s’ils étaient par essence des citadins et que les ruraux l’étaient, eux aussi, par essence. C’est également ne pas tenir compte des nombreux conflits de voisinage qui ne débouchent pas sur une procédure en justice, en ville comme à la campagne. Certes la part plus importante de maisons individuelles et de propriétaires de leur logement, dans les espaces ruraux et périurbains par rapport aux pôles urbains, peut expliquer à la marge qu’une petite partie des conflits s’enveniment. Mais cela occulte les cohabitations pacifiques et les installations réussies. Finalement, l’intérêt porté aux très rares « procès pour cause de chant du coq » s’explique peut-être par l’image d’Épinal qu’ils véhiculent et qu’ils confortent sur les rapports des citadins à la campagne”, a-t-il expliqué dans les colonnes de Libération.

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