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Île-de-France : « La rentrée des recteurs »

Publié le 10/10/2022

Nous avons demandé au recteur et à la rectrice délégués de l’enseignement supérieur de la région académique francilienne de nous raconter leur rentrée 2022/2023. Une année qui s’annonce rocambolesque.

Le bruit courait depuis plusieurs mois : cette année, la rentrée serait à la grogne sociale ! Jeudi 29 septembre, la première grève d’une longue série était annoncée par les syndicats interprofessionnels, CGT, FSU, Solidaires et d’autres mouvements de jeunesse. Pour la première fois depuis longtemps (mesures sanitaires obligent), de la place Denfert Rochereau à la Bastille, les rues ont retrouvé l’odeur des fumigènes. Si le mot d’ordre est la mobilisation contre la réforme des retraites, certains ne sont pas venus exclusivement pour cette raison : les instituteurs, les professeurs, les parents d’élèves sont également venus pour tirer la sonnette d’alarme et tenter de sauver le « mammouth » de la noyade ; les étudiants descendent, quant à eux, pour défendre leur pouvoir d’achat alors que l’hiver s’annonce rude pour une grande partie des foyers français.

Nous nous sommes demandé comment les recteurs d’académie envisageaient cette rentrée particulière, en tant que chefs de navire de la région académique la plus densément peuplée de France. Christophe Kerrero est recteur de la région académique Île-de-France, recteur de l’académie de Paris, chancelier des universités de Paris et d’Île-de-France depuis 2020. Précédemment inspecteur général de l’éducation, du sport et de la recherche, il a, tout au long de sa carrière professionnelle commencée dans l’enseignement des Lettres, occupé plusieurs postes de conseiller ministériel. Il a été directeur général adjoint chargé des lycées de la région Île-de-France, avant de prendre la direction du cabinet du ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse de 2017 à 2020. Il est l’auteur d’École, démocratie et société (2016). Il est chevalier de la Légion d’Honneur et commandeur dans l’ordre des Palmes académiques.

Bénédicte Durand est rectrice déléguée pour l’enseignement supérieur, la recherche et l’innovation de la région académique Île-de-France depuis décembre 2021. Agrégée d’histoire, maîtresse de conférences en géographie, elle intègre plusieurs cabinets ministériels avant de devenir directrice de cabinet adjointe de la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, de 2010 à 2011. Elle est investie de la même fonction auprès de la ministre du Budget de 2011 à 2012, avant de réintégrer l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche où elle avait été nommée en 2009. En 2015, elle rejoint Sciences Po en qualité de doyenne du Collège universitaire avant d’en devenir directrice des études et de la scolarité en 2018 puis de la formation initiale en 2019 puis enfin administratrice provisoire en 2021. Elle est chevalier de la Légion d’Honneur et commandeur dans l’ordre des Palmes académiques.

Actu-Juridique : En quoi la région académique de l’Île-de-France diffère des autres académies ?

Christophe Kerrero : Tout d’abord, l’Île-de-France bénéficie d’une extraordinaire concentration d’institutions culturelles sur son territoire, à Paris bien sûr, capitale historique d’un État fortement centralisé, mais aussi au-delà. Nous entretenons des liens forts avec ces structures car nous voulons permettre à tous nos élèves d’avoir accès à l’art et à la culture. Cette densité culturelle permet également de donner à la région un rayonnement international. On peut aussi noter que toutes les filières professionnelles sont représentées en Île-de-France. C’est donc une région où tous les élèves ont un véritable choix pour leur avenir, et peuvent recevoir une formation spécialisée dans le métier de leur souhait. Mais la région académique Île-de-France a une autre singularité, que nous devons toujours garder à l’esprit : elle est fortement marquée par les inégalités, avec des disparités importantes entre les territoires. C’est pourquoi, nous prenons des mesures pour faire de notre région académique celle de l’égalité des chances, et accompagner les élèves qui en ont le plus besoin : classes de GS, CP et CE1 dédoublées en éducation prioritaire, internats d’excellence, dispositif « Vacances apprenantes », « Devoirs faits », cités éducatives, petits-déjeuners gratuits, cordées de la réussite… Enfin, Paris est la seule ville de France où l’on compte plus d’étudiants que d’élèves ; mais je vais laisser la parole à ma collègue à ce sujet.

Bénédicte Durand : C’est effectivement une singularité marquante de l’Île-de-France. Notre région académique présente le plus fort effectif étudiant du pays, avec 730 000 étudiants, soit 26 % de la démographie étudiante nationale. Parmi eux, 125 000 sont des étudiants internationaux ; là encore, il s’agit du plus fort taux du pays, avec 19 % des inscrits. Tous ces étudiants sont accueillis dans 24 sites principaux d’enseignement supérieur. Ce paysage est très diversifié, avec des universités, des établissements publics expérimentaux, des écoles normales supérieures, des grands établissements ou encore des lycées accueillant des formations post-bac. Enfin, les quatre établissements français classés parmi les 100 premiers au classement de Shanghai sont tous localisés en Île-de-France.

Actu-Juridique : En quoi la rentrée 2022-2023 est particulière pour les universités comme les établissements scolaires Franciliens ? À quels défis allez-vous vous consacrer ?

Bénédicte Durand : La rentrée 2022-2023 est particulière pour l’université car, pour la première fois depuis deux ans, les établissements peuvent proposer une rentrée en présentiel, avec un niveau d’alerte sanitaire significativement amélioré, même si l’ensemble des acteurs de l’enseignement supérieur, le rectorat comme les universités, demeure très attentif quant à l’essor d’une « huitième vague » épidémique de la Covid-19. Par ailleurs, la situation économique et sociale du pays, avec le retour de l’inflation, appelle une vigilance particulière de notre part. En cette rentrée, nos défis collectifs sont donc tout à la fois d’accompagner les établissements qui font face à l’augmentation de leurs dépenses que d’apporter, en lien avec les établissements et les Crous, des solutions aux étudiants que la crise rattrape.

Christophe Kerrero : Pour l’enseignement scolaire comme dans les universités, c’est une rentrée où le protocole sanitaire a été considérablement allégé par rapport aux deux dernières années. Nous restons vigilants bien sûr, mais nous pouvons enfin nous consacrer à nos priorités qualitatives à plus long terme. Ainsi, dans l’académie de Paris, nous avons lancé cette année le projet « Cap Maternelle » dans cinq écoles pilotes, où nous expérimentons des méthodes pédagogiques innovantes pour les élèves âgés de 3 à 6 ans. L’objectif de ce dispositif inédit est de renforcer l’apprentissage des savoirs fondamentaux et de donner à chaque enfant le goût de l’école, tout en respectant son développement et ses besoins. Nous accentuons également notre effort sur les écoles bilingues, qui permettent de se familiariser dès le plus jeune âge à l’apprentissage d’une langue, en plus du français. Les autres priorités de cette rentrée concernent le développement du lien entre écoles-entreprises, la place du numérique, le renforcement de la pratique sportive et la lutte contre le décrochage scolaire.

Actu-Juridique : Comment travaillez-vous pour redonner confiance aux enseignants, dans un contexte où le moral des troupes est au plus mal et où le recrutement est de plus en plus compliqué (en particulier pour le secondaire) ?

Christophe Kerrero : Le métier de professeur a perdu en attractivité. C’est une crise structurelle profonde qui touche aussi d’autres pays comparables au nôtre, comme l’Allemagne ou les États-Unis. Cela peut s’expliquer par le fait que les professeurs ne se sentent plus suffisamment valorisés dans l’exercice de leurs fonctions, en termes financiers comme en ce qui concerne les carrières et la reconnaissance sociale. Nous devons traiter ces problèmes conjointement, dans la continuité du Grenelle de l’éducation. La revalorisation passe par une hausse des traitements, bien sûr, pour les nouveaux professeurs comme pour les milieux de carrière, afin de combler le retard par rapport aux autres pays de l’OCDE. Elle passe aussi par une réflexion profonde sur l’organisation des carrières, qui doit être plus souple et mieux adaptée aux nouvelles modalités d’exercice du métier. Nous devons aussi affronter le problème du sentiment de « déclassement » chez certains professeurs, dont l’autorité est parfois contestée par d’autres (avec l’essor d’internet notamment). Le ministre de l’Éducation nationale a annoncé une grande consultation avec les organisations syndicales pour évoquer l’ensemble de ces sujets.

Actu-Juridique : Les ATSEM, AVS et AESH ont aussi du mal à se faire entendre. Comment comprenez-vous leurs revendications ?

Christophe Kerrero : Pour être un vecteur d’égalité des chances, l’école doit être inclusive pour les élèves en situation de handicap. Ces élèves doivent avoir accès aux enseignements fondamentaux et au même accompagnement dans leurs choix d’orientation que les autres élèves. Les AESH rendent cela possible, en les aidant à gagner en autonomie et à s’intégrer au groupe classe. Alors que le nombre d’élèves en situation de handicap scolarisés augmente chaque année, ces personnels, qui font un métier extrêmement difficile, jouent un rôle toujours plus essentiel. C’est pourquoi, nous avons ouvert 4 000 postes supplémentaires en 2022, pour permettre un accompagnement personnalisé et qualitatif pour les élèves. Nous avons également revalorisé leur grille indiciaire, garanti un CDD de trois ans pour la première embauche, et réduit les délais d’affectation. Pour améliorer leurs conditions salariales, nous leur proposons, en lien avec les collectivités, des contrats leur permettant d’intervenir sur le temps périscolaire.

Actu-Juridique : En début d’année, Emmanuel Macron a mis sur la table la question de l’augmentation des frais d’inscription à l’université. Comment l’université peut-elle rester démocratique dans un contexte de crise économique dans la région la plus inégalitaire de France ? Comment accompagner les étudiants en situation de précarité ?

Bénédicte Durand : L’action de l’État, dans la crise, est très claire : le pouvoir d’achat des étudiants est une priorité. La ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Sylvie Retailleau, s’est ainsi rendue en Île-de-France, sur le campus de CY Cergy Paris Université, pour porter ce message à l’occasion de son déplacement de rentrée. Gel des frais d’inscription à l’université et des loyers dans les résidences universitaires, revalorisation de 4 % des bourses sur critères sociaux, aide exceptionnelle de 100 euros pour les étudiants boursiers ou bénéficiaires de l’aide au logement, maintien du repas complet à 1 € dans les restaurants universitaires pour les étudiants boursiers ou précaires, ce sont des mesures fortes que nous veillons à faire connaître à tous leurs bénéficiaires potentiels. À plus long terme, la question de l’accès aux études supérieures, notamment à l’université, est centrale dans notre action et nous l’associons à celle de la recherche toujours accrue d’une plus grande ouverture sociale. Le comité d’orientation stratégique pour l’accès et la réussite dans l’enseignement supérieur que j’ai mis en place et dont j’ai ouvert les travaux le 13 septembre dernier vise notamment à renforcer l’égalité des chances à l’échelle de la région académique. Par ailleurs, nous avançons à bon rythme dans la définition de mesures régionales pour soutenir la vie étudiante et prendre encore mieux en charge la précarité étudiante, en nous inscrivant en cette rentrée dans le déploiement de la consultation nationale des étudiants sur leurs conditions de vie portée par le ministère. Pour compléter ce dispositif, une mission spécifique est confiée à Monique Ronzeau, présidente de l’Observatoire national de la vie étudiante, pour améliorer la qualité de la vie étudiante francilienne et donc lutter davantage encore contre les phénomènes de précarité.

Actu-Juridique : 2021 a été particulièrement compliquée avec les suites de la crise du Covid, la mise en place de la nouvelle sectorisation des lycées à Paris et les suites de la réforme des études de Médecine 2020-2021… Comment avez-vous géré de front toutes ces problématiques ?

Christophe Kerrero : 2021 a été une année dense, mais nous sommes heureux des choix que nous avons faits, et fiers des résultats que nous avons obtenus. Vous parlez de la crise du Covid ; la France est l’un des seuls pays où les écoles sont restées ouvertes pendant toute l’année 2021, et cette décision forte, prise par le président de la République au nom de l’égalité des chances, réaffirme la place centrale de l’enseignement dans notre pays. Pour accompagner au mieux les élèves pendant cette période, nous avons dû transformer nos pratiques, en renforçant notamment la place du numérique. Nous avons mis en place des innovations pédagogiques, comme le parcours d’apprentissage en ligne Moodle, ou les robots de téléprésence TEDi pour les élèves empêchés. De même, depuis l’an dernier, 100 % des collèges et lycées disposent d’un ENT (espace numérique de travail), et l’on trouve un « référent Moodle » dans chaque établissement pour former les équipes en interne. Nous devons persévérer dans nos efforts, et le numérique a donc été retenu comme une « priorité académique ». Quant à la réforme de l’affectation en lycée, effective depuis la rentrée 2021, elle a eu des résultats très positifs sur la mixité sociale dans les établissements. Elle comporte deux volets : une nouvelle sectorisation, et la mise en place d’un bonus fondé sur l’indice de positionnement social du collège d’origine. Le taux de satisfaction des familles est lui aussi en forte hausse par rapport à l’année précédente. Nous avons aussi cherché à enrichir l’offre de formation des collèges et lycées les moins attractifs en proposant des cursus spécifiques (classes à horaires aménagés musique ou théâtre par exemple), et en renforçant l’offre de cours en langues vivantes.

Bénédicte Durand : S’agissant de la réforme de l’accès aux études de médecine qui, je le rappelle, vise notamment à mettre fin à l’injustice que constituait la sélection par tirage au sort, nous avons opté pour l’approche la plus collaborative et en réseau possible. Ainsi, les universités ont défini leur modèle, en suivant les lignes directrices quant à la proportion de places en L.AS (licence avec « option accès santé », NDLR) et de places en PASS (parcours spécifique « accès santé », NDLR), et nous les avons accompagnées en ce sens. Pour autant, nous avons également observé avec attention le choix fait par une université Francilienne (Paris Est Créteil Val-de-Marne, NDLR) d’expérimenter un modèle « tout L.AS ». Un groupe de travail sera mis en place cet automne à l’échelle de la région académique, avec les universités volontaires qui souhaitent partager leur expérience de la campagne 2021 ou celles qui aspirent à faire évoluer leur modèle.

Actu-Juridique : Modèle américain, nouvelles pédagogies, Parcours-Sup, établissements et formations éco-responsables… À quoi ressemblera l’enseignement de demain en Île-de-France ?

Bénédicte Durand : Nous œuvrons chaque jour, avec l’ensemble des acteurs de l’ESRI Francilien, à penser dès aujourd’hui cette offre d’enseignement de demain. Elle devra être accessible à davantage encore d’étudiants : nous arriverons au pic de la démographie étudiante francilienne dans seulement cinq ans. Surtout, elle devra proposer un chemin vers les réponses que la jeune génération attend trouver au cours de ses études : donner les clés pour comprendre et agir dans les transitions en cours à l’échelle planétaire, notamment la transition écologique ; permettre d’expérimenter, parfois de se tromper, pour pouvoir revenir ensuite aux études, tout au long de la vie professionnelle – c’est le sens de la revalorisation de la voie technologique que nous avons enclenchée ; intégrer davantage les approches, en jouant le jeu de la pluridisciplinarité. Surtout, l’enseignement supérieur de demain sera capable d’hybrider davantage les modèles, par exemple en prenant appui sur l’enseignement scolaire pour développer des parcours de formation à même d’investir progressivement l’étudiant dans toute son autonomie, comme nous commençons à le dessiner dans la région avec les cycles pluridisciplinaires d’études supérieures (CPES) ou les parcours préparatoires au professorat des écoles (PPPE), ou encore à travers les campus des métiers et des qualifications qui agissent comme un trait d’union entre la voie professionnelle, l’université et le monde économique. Fondamentalement, toutes ces évolutions sont destinées à permettre aux étudiants de développer leurs connaissances et leurs compétences tant par temps calme que pour savoir s’adapter aux crises, dont on constate plus que jamais qu’elles peuvent prendre de nombreux aspects dans un monde en très forte mutation.

Christophe Kerrero : Cela rejoint l’approche que nous adoptons dans l’enseignement scolaire. La crise sanitaire nous a appris que notre école pouvait s’adapter aux bouleversements. Cela ne veut pas dire que nous ne devons pas anticiper et nous préparer pour demain, au contraire. L’école que nous voulons est une école qui invente, qui expérimente, en s’appuyant sur la recherche en pédagogie. Ce doit être une école plus inclusive, qui permet à tous les élèves de s’épanouir et de réussir dans des voies d’excellence, quel que soit leur choix d’orientation. C’est pourquoi, nous prenons très au sérieux l’école maternelle. Toutes les études montrent l’extraordinaire plasticité cérébrale des enfants de 3 à 5 ans, et l’importance décisive des premiers apprentissages, notamment l’acquisition de compétences langagières. Avec « Cap Maternelle », nous voulons proposer un accompagnement privilégié à tous nos élèves dès les premiers moments de sa vie. Ce projet ambitieux, qui pour le moment a été mis en place dans cinq écoles test, a été développé par en lien avec le Lab’ Sorbonne, notre structure au croisement de l’enseignement, la recherche et l’innovation pédagogique. L’école primaire est le socle de l’avenir, et nous devons donc lui consacrer toute notre attention, dans un vrai projet démocratique d’égalité des chances. Bien sûr, nous devons poursuivre nos efforts au-delà. L’égalité passe par une école qui fasse toujours mieux réussir les élèves. Nous avons marqué des points en termes de réduction des écarts entre résultats des écoles et établissements de l’éducation prioritaire et hors de l’éducation prioritaire comme le recul de la ségrégation scolaire et sociale au lycée. Cela montre que c’est possible. À condition de le vouloir ensemble. Enfin, je crois que l’école de demain est une école où tous les choix sont les bons. Cela concerne notamment la voie professionnelle, qui souffre encore trop souvent d’une image négative. Nous devons faire évoluer les mentalités à ce sujet : nos lycées professionnels permettent de concrétiser les vocations de certains de nos élèves, en formant d’excellents spécialistes dans leurs métiers.

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