Lagardère : Amber Capital et Vivendi ouvrent le deuxième round judiciaire

Publié le 23/10/2020

Amber Capital et Vivendi ont fait appel de l’ordonnance du Tribunal de commerce refusant  la désignation d’un mandataire en vue de convoquer une assemblée générale des actionnaires de Lagardère SCA. L’affaire sera plaidée devant la Cour d’appel de Paris le 26 novembre prochain. Explications. 

Lagardère : Amber Capital et Vivendi ouvrent le deuxième round judiciaire
Palais Brongniart (Photo : AdobeStock/kovalenkovpetr)

 

A n’en pas douter, la bataille stratégique qui se joue actuellement entre d’un côté le fonds activiste Amber Capital et le Groupe Vivendi, de l’autre Arnaud Lagardère et le Groupe Arnault,  avec dans les seconds rôles des personnalités comme Nicolas Sarkozy, Vincent Bolloré ou encore Marc Ladreit de Lacharrière aurait de quoi inspirer une série à succès comme sait si bien en produire Canal+, filiale de Vivendi justement. En tout cas, elle passionne la presse, depuis Le Monde qui y a consacré une longue enquête en juillet jusqu’à Challenges qui a décidé d’en faire sa couverture et consacre pas moins de 15 pages au sujet dans son numéro du 22 au 28 octobre « Lagardère, le partage de l’empire ».

Dans ce bras de fer qui oppose officiellement deux visions opposées de l’intérêt social, mais qui constitue surtout une guerre industrielle et d’influence entre grandes fortunes, Amber Capital et Vivendi ont choisi de faire appel à la justice. C’est ainsi qu’ils ont assigné Lagardère SCA le 7 septembre devant le tribunal de commerce de Paris aux fins d’obtenir la désignation d’un mandataire judiciaire pour convoquer une assemblée générale et proposer la nomination de nouveaux membres du conseil de surveillance.

En vain. Par Ordonnance du 14 octobre 2020, le président du tribunal de commerce Paul-Louis Netter a rejeté leur demande. Ils viennent de faire appel et ont obtenu l’autorisation d’assigner à jour fixe, autrement dit d’emprunter le circuit réservé aux urgences. Le dossier sera plaidé le 26 novembre.

Pour comprendre la querelle juridique que la Cour d’appel de Paris va être amenée à trancher, il faut revenir sur les grandes étapes du conflit.  Amber Capital est l’un de ces fonds dit « activistes » qui bousculent les groupes cotés depuis quelques années en développant des stratégies de participation active dans la gouvernance des entreprises dans lesquelles ils investissent. Trop actives, au gout de certains….Les vertueux se contentent de jouer pleinement leur rôle d’actionnaire, quitte à déraper parfois dans des attitudes excessivement agressives qui déstabilisent les entreprises. D’autres poursuivent des buts moins avouables : provoquer la chute du titre pour spéculer ou bien encore prendre le pouvoir par la force.  Le sujet a mobilisé l’attention des autorités françaises ces derniers mois et donné lieu à plusieurs rapports (1) qui concluent choeur qu’il faut s’abstenir de réglementer ces comportements, mais faire en sorte avec les outils existants d’instaurer un vrai dialogue entre ces actionnaires et les sociétés plutôt que de laisser prospérer les attaques dans les médias et autres facteurs de déstabilisation.

L’activiste et la commandite par actions

Le fonds britannique est entré au capital de Lagardère SCA en 2016, mais a singulièrement accru sa participation en 2020. Il détient à ce jour  19,93% du capital et 15,06% des droits de vote. Dans la presse, on accuse Amber de vouloir faire un putsch. Ce qui est sûr c’est qu’il a tenté en vain lors de l’assemblée générale du 5 mai d’obtenir la révocation de plusieurs membres du conseil de surveillance et la nomination d’un nouveau président. Il faut dire que Lagardère SCA revêt comme les initiales SCA l’indiquent, la forme inhabituelle pour une société cotée (SBF120) d’une commandite par actions. Les commandités (en l’espèce diverses sociétés appartenant à Arnaud Lagardère) sont indéfiniment et solidairement tenus des dettes sociales.  Ils disposent de pouvoirs très larges. A l’inverse, les commanditaires ne sont responsables qu’à hauteur de leurs apports. Ils désignent les membres du conseil de surveillance dont le seul pouvoir consiste à surveiller la gestion, sans que les décisions de gestion soient soumises à son autorisation préalable. En clair, Arnaud Lagardère a tous pouvoirs. De quoi agacer le fonds qui précisément conteste sa stratégie. 

Parmi ceux qui ont voté contre les résolutions présentées par Amber Capital  le 5 mai dernier figure Vivendi. Et pour cause, à cette époque là, c’est le tout nouveau chevalier blanc d’Arnaud Lagardère.  Il est entré dans le capital de Lagardère SCA en mars à la demande de Nicolas Sarkozy pour venir au secours de son ami Arnaud. L’héritier Lagardère est en effet lourdement endetté  (215 millions d’euros en 2019 selon Challenges) et la présence d’un fonds activiste dans son capital n’arrange pas ses affaires. Vivendi accepte d’autant plus de faire barrage  à Amber Capital que cela sert sa stratégie industrielle car il y a dans le Groupe Lagardère des actifs qui l’intéressent pour établir des synergies avec ses propres activités. Pourquoi par exemple ne pas rapprocher Europe 1 et Canal+ si Lagardère accepte de vendre la station de radio ?

La rivalité des chevaliers blancs

Est-ce parce qu’il se méfie de Bolloré qui continue de monter dans le capital ou par souci de se désendetter ? Toujours est-il que le 25 mai, Arnaud Lagardère sans avoir prévenu personne et même pas Vincent Bolloré, annonce qu’il cède 26% du capital de sa holding de tête au Groupe Arnault avec lequel il indique également avoir conclu un pacte d’actionnaire. 

Un chevalier blanc est en tain d’en chasser un autre…Mais déjà un autre sujet d’inquiétude surgit.

Le 30 juillet, la publication des semestriels de Lagardère révèle une baisse significative du chiffre d’affaires de 38% dont l’annonce fait chuter le cours en séance de 18% pour finir par clôturer à – 10%.

C’en est trop pour Vivendi. Entre l’arrivée d’un nouvel actionnaire de poids auprès du gérant dont on ignore les intentions et les mauvais résultats, le groupe tourne casaque et conclut le 11 aout 2020 un pacte d’actionnaires avec Amber Capital dont l’objet est d’obtenir…. la convocation d’une AG et le remplacement de quatre membres du conseil de surveillance par trois membres présentés par Amber et un par Vivendi.

Cette annonce est suivie par un communiqué de Lagardère SCA aux allures de contre-attaque : le groupe informe le marché du renouvellement anticipé du mandat de gérant de Arnaud Lagardère pour une durée de 4 ans.

Le 20 aout,  Amber Capital réclame la convocation d’une AG. Sa demande est rejetée le 31 aout suivant. En même temps, on annonce que deux administrateurs ont démissionné lors du conseil de surveillance qui a décidé le renouvellement anticipé du mandat d’Arnaud Lagardère.

C’est dans ce contexte que la saga Lagardère s’est retrouvée devant le tribunal de commerce de Paris. A ce moment-là, Vivendi détient  28% du capital et 21% des droits de vote, Amber Capital 19,9% du capital et 15% des droits de vote. Ils sont devenus les deux principaux actionnaires de Lagardère SCA. Mais il y a mieux : Amber/Vivendi peut aussi compter sur le soutien du fonds souverain du Qatar qui détient pour sa part 13% du capital et 19,8% des droits de vote. Au total donc les trois groupes d’actionnaires représentent 60% du capital. Même l’Adam, la célèbre association de défense d’actionnaires de Colette Neuville, a décidé de se ranger de leur côté et s’est jointe à l’action en justice.

En face, le concert Arnaud Lagardère/Arnault ne pèse que 15% du capital et 17% des droits de vote.

Juridiquement, la demande Amber/Vivendi s’appuie sur l’article L225-103 du code de commerce, extrait :

« I.-L’assemblée générale est convoquée par le conseil d’administration ou le directoire, selon le cas.

II.-A défaut, l’assemblée générale peut être également convoquée :

1° Par les commissaires aux comptes ;

2° Par un mandataire, désigné en justice, à la demande, soit de tout intéressé en cas d’urgence, soit d’un ou plusieurs actionnaires réunissant au moins 5 % du capital social, soit d’une association d’actionnaires répondant aux conditions fixées à l’article L. 225-120 ; »

Seule condition posée par la jurisprudence pour que la demande soit admise : qu’elle réponde à l’intérêt social.

Or, précisément, Vivendi et Amber Capital sont convaincus que l’intérêt social est en danger :

*d’abord en raison de l’arrivée surprise du Groupe Arnault qui modifie la composition du capital des associés commandités, sans que les commanditaires soient informés précisément sur l’accord intervenu; dans le prolongement de ce point, les demandeurs pointent également la nomination au poste d’administrateur d’une « proche du groupe Arnault », en la personne de Valérie Bernis, ce qui constitue selon eux un conflit d’intérêt;

*ensuite,  les résultats qualifiés de  » catastrophiques » publiés lors des semestriels  incitent à penser que le conseil n’est pas indépendant de la gérance dès lors qu’il cautionne une stratégie qui visiblement va dans le mur ;

*sans oublier le renouvellement anticipé – et qualifié de précipité – du mandat du gérant alors même que le 5 mai, le président du conseil de surveillance avait déclaré que le renouvellement du mandat n’interviendrait qu’en mars 2021. Lors de ce conseil d’ailleurs, deux membres ont démissionné  :  Yves Guillemot, PDG d’Ubisoft et Aline Sylla-Walbaum, directrice générale de Christie’s.

L’activiste et l’industriel, un concert contre-nature ?

Du côté de Lagardère, on a évidemment une toute autre lecture des faits. La chute du chiffre d’affaires ?  Elle était prévisible et s’inscrit dans le prolongement de la crise sanitaire. Aux demandeurs qui la décrivent beaucoup plus grave que prévu, Lagardère SCA rétorque que c’est le cas aussi  pour Renault, Total, Hermès, et tant d’autres. Cela n’avait d’ailleurs rien d’inattendu dès lors que les trimestriels montraient déjà que l’impact de la crise serait sévère.

L’activisme d’Amber Capital n’a fait que déstabiliser davantage le groupe, accuse-t-on, et c’est donc pour réagir à la crise que Lagardère a dessiné une nouvelle feuille de route et stabilisé la gouvernance notamment en renouvelant le mandat d’Arnaud Lagardère. En réalité, Lagardère estime que la demande de désignation d’un mandataire ne vise pas à défendre l’intérêt de la société, mais plus prosaïquement pour les deux nouveaux actionnaires à obtenir des représentants au sein du conseil de surveillance. Dans l’entretien qu’il a accordé à Challenges, Patrick Varloff, président du conseil de surveillance du Groupe Lagardère dénonce un « certain flou » dans « ce concert presque contre-nature entre un industriel et un activiste ». Concernant les candidatures au conseil de surveillance il ne s’explique pas pourquoi celle de Vivendi a été retirée juste après avoir été proposée et estime s’agissant de celles d’Amber qu’elles « ne font pas preuve d’indépendance, c’est le moins qu’on puisse dire ». Et d’ajouter : « Elles n’ont pas la connaissance des métiers du groupe et ne répondent pas à l’intérêt social du groupe ».

Une analyse que partage au moins en partie le président du tribunal de commerce de Paris. Dans sa décision du 14 octobre, celui-ci écarte l’ensemble des arguments avancés par les demandeurs.

*Sur le fonctionnement des organes sociaux, l’ordonnance relève « que le conseil de surveillance de la société Largardère SCA se réunit sans difficultés particulières et selon des forme qui ne sont pas, juridiquement remises en cause » et  » que la dernière assemblée générale a été régulièrement convoquée et qu’elle s’est tenue normalement ». Le président en déduit l’absence d’anomalie dans le fonctionnement formel des organes sociaux. 

*S’agissant de la modification de la structure commanditée, l’entente entre les familles Lagardère et Arnault ne modifie pas l’actionnariat de la société concernée et ne requiert pas l’approbation préalable du conseil de surveillance. 

*Sur les résultats, le président du Tribunal évoque la crise sanitaire et dit qu’en conséquence « une évolution défavorable des résultats de la société Lagardère SCA, sans qu’il soit établir que celle-ci ressort manifestement d’actes imputables à la Gérance et contraires à l’intérêt social, ne justifie pas la convocation immédiate d’une assemblée générale.

*Concernant le renouvellement anticipé du mandat de la gérance : ce n’est pas contraire aux statuts et son  » opportunité peut se justifier par les circonstances exceptionnelles » que traverse la société. 

*Enfin sur l’intérêt propre des demandeurs : ils « ne démontrent pas avec l’évidence requise qu’ils poursuivent un autre but que celui de leurs intérêts propres et que les nominations qu’ils sollicitent auraient pour effet d’aboutir à un meilleur fonctionnement du Conseil de surveillance et, plus généralement, de la société ». 

Une question d’appréciation de l’intérêt social

L’un des enjeux de l’appel sur le terrain juridique va porter sur l’appréciation que peut porter le tribunal de commerce sur une demande de convocation d’une assemblée générale. Faut-il, comme l’a jugé le tribunal de Paris, démontrer des irrégularités dans le fonctionnement des organes sociaux ou leur paralysie ? Mais alors dans ce cas, quelle est la différence entre ce droit de demander en justice la convocation d’une AG et celui de réclamer la désignation d’un administrateur judiciaire ? Ou bien l’intérêt social invoqué est-il précisément constitué par de mauvais résultats et des décisions permettant de nourrir un doute sur l’indépendance du conseil de surveillance ?

Evidement, une telle querelle autour d’un aussi important groupe français mobilise également les politiques. Selon Challenges, l’Elysée n’aurait pas l’intention de laisser « Bolloré employeur de Zemmour sur CNews et proche de Nicolas Sarkozy s’emparer d’Europe 1 et du JDD ».

Pour l’heure, la parole est à la justice. Si la cour tranche avant Noël et choisit de faire droit à Amber/Vivendi, alors une assemblée générale pourrait être organisée aux alentours de février, ce qui permettaient de gagner quelques semaines sur la traditionnelle assemblée annuelle…

 

(1) Il y a le rapport de l’assemblée nationale déposé le 2 octobre 2019, celui du Club des juristes publié le 7 novembre et une communication de l’AMF du 28 avril 2020.