Activité de la cour d’appel de Paris dans le domaine de la concurrence (mai-juin 2020)
Le présent article porte sur les arrêts rendus par la cour d’appel de Paris en droit de la concurrence, au sens du livre IV du Code de commerce, au cours de la période de mai à juin 2020. Les décisions suivantes ont plus particulièrement retenu notre attention : confirmation, pour l’essentiel, de la condamnation du groupe Akka pour des pratiques d’obstruction (I) ; confirmation de la décision de l’Autorité de la concurrence ayant rejeté la saisine de trois réparateurs évincés d’un réseau de réparateurs agréés (II) ; octroi à Digicel de 180 millions d’euros en réparation des pratiques mises en œuvre par Orange Caraïbe et France Télécom (III) ; confirmation, pour l’essentiel, de l’amende infligée à L’Oréal dans l’affaire des produits d’hygiène et produits d’entretien (IV).
I – Confirmation, pour l’essentiel, de la condamnation du groupe Akka pour des pratiques d’obstruction
On se souvient que, par décision n° 19-D-09 du 22 mai 2019, l’Autorité de la concurrence a, sur le fondement du deuxième alinéa du V de l’article L. 464-2 du Code de commerce1, pour la première fois, condamné des pratiques de bris de scellés et d’altération du fonctionnement d’une messagerie électronique. Elle a sanctionné à hauteur de 900 000 € des sociétés du groupe Akka pour avoir fait obstacle au déroulement d’opérations de visite et saisie (OVS) qu’elle a réalisées (au cours des opérations de visite et de saisie, les services d’instruction ont constaté que la réception de courriels sur la messagerie d’un salarié du groupe avait été altérée et que les scellés qu’ils avaient apposés sur la porte d’un bureau d’un salarié avaient été brisés). Quatre sociétés du groupe ont formé un recours aux côtés d’une cinquième société du même groupe, la société Akka services, dont le recours est jugé irrecevable en ce qu’elle n’est pas une « partie en cause » au sens de l’article L. 464-8 du Code de commerce et ne dispose pas de la qualité à agir requise par ce texte (pt 23).
La cour d’appel confirme pour l’essentiel la condamnation des sociétés du groupe.
Celles-ci avaient fait valoir que les faits qui se produisent dans le cadre d’une enquête dite lourde, régie par l’article L. 450-4 du Code de commerce, ne sont pas visés par l’article L. 464-2, V, alinéa 2 du Code de commerce, lequel s’applique aux faits commis à l’occasion d’une enquête dite simple relevant de l’article L. 450-3.
Elles soutenaient également que les principes fondamentaux de la matière pénale commandent de définir l’infraction dans des termes suffisamment clairs et précis, au soutien d’une politique de sanctions présentant un certain degré de prévisibilité, et s’opposent à une interprétation extensive conduisant à étendre son champ d’application.
Ces arguments sont rejetés. Concernant en premier lieu, le champ d’application de l’article L. 464-2, V, alinéa 2, ce dernier vise de manière générale les actes d’investigation ou d’instruction. Il ne contient aucune limitation de son champ d’application ni ne distingue les pouvoirs d’enquête selon qu’ils sont exercés sur le fondement de l’article L. 450-3 ou sur celui de l’article L. 450-4 du Code de commerce (pt 47).
Il en résulte que le pouvoir de sanction qu’il confère à l’Autorité de la concurrence vise les comportements d’obstruction à tout acte d’investigation ou d’instruction, qu’ils soient effectués dans le cadre d’une enquête simple, ou d’une enquête lourde (pt 48).
Concernant les pouvoirs dévolus à l’Autorité et son périmètre d’action, la cour rappelle que l’article L. 464-2, V, alinéa 2, qui ne comporte aucune énumération limitative des cas d’obstruction, comme le démontre l’emploi de l’adverbe « notamment », dote l’Autorité du pouvoir de sanctionner tout acte d’obstruction, sans limitation. Dès lors, c’est sans méconnaître le périmètre de sa compétence ni ses pouvoirs que l’Autorité a retenu que le bris de scellé et l’altération de réception de courriels au cours d’OVS pouvaient être sanctionnés sur le fondement de ce texte (pt 52).
L’emploi du mot « notamment » permet d’appréhender de manière suffisamment précise les comportements susceptibles de donner lieu à sanction dès lors que la notion d’« obstruction » repose sur un concept connu des entreprises pour être mis en œuvre depuis l’entrée en vigueur de l’article 23, paragraphe 1, du règlement n° 1/2003 du Conseil du 16 décembre 2002, qui correspond à un manquement objectif consistant à entraver le déroulement des investigations ou de l’instruction (pt 56).
L’interprétation restrictive revendiquée par les sociétés du groupe Akka, qui consisterait à écarter le bris de scellé et l’altération de la réception de courriels réalisés par négligence du champ d’application de l’article L. 464-2, V, alinéa 2, reviendrait par ailleurs à affecter sensiblement l’effet utile de ces dispositions et serait ainsi contraire à l’objectif poursuivi, précis et prévisible, tendant à accroître l’efficacité des pouvoirs d’enquête conférés à l’Autorité afin de rechercher et de constater des infractions aux articles 101 et 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) et L. 420-1 et L. 420-2 du Code de commerce, en vue de garantir le plein respect des règles de concurrence (pt 57).
C’est en conséquence à juste titre, sans méconnaître le principe de légalité des délits et des peines applicables à toute sanction ayant le caractère d’une punition, que la décision attaquée a retenu que l’article L. 464-2, V, alinéa 2, du Code de commerce s’applique à tous les comportements de l’entreprise qui tendent, de propos délibéré ou par négligence, à faire obstacle aux actes d’investigation ou d’instruction et qu’il ne requiert pas la caractérisation d’un élément intentionnel (pt 58).
Concernant les règles d’imputabilité applicables aux faits d’obstruction, la cour relève qu’à l’instar de l’article L. 462-4, I, du Code de commerce qui dote l’Autorité de la concurrence du pouvoir d’infliger une sanction pécuniaire à l’entreprise qui s’est livrée à des pratiques anticoncurrentielles, ce même article, en son V, alinéa 2, créé par l’ordonnance n° 2008-1161 du 13 novembre 2008 en vue de renforcer les moyens d’investigation et d’enquête de l’Autorité dans la recherche de faits susceptibles de caractériser des pratiques anticoncurrentielles, dote également l’Autorité du pouvoir d’infliger une sanction pécuniaire à l’entreprise qui a fait obstruction à l’investigation ou à l’instruction qui la concerne (pt 72).
Ainsi, ces dispositions se réfèrent, l’une et l’autre, à la notion d’« entreprise », laquelle doit être comprise au sens du droit de la concurrence. Il y a donc lieu, pour des raisons de cohérence, d’interpréter cette notion de la même manière, qu’il s’agisse de sanctionner une infraction aux règles de fond ou de réprimer une obstruction à une enquête destinée à rechercher une telle infraction, et d’appliquer en conséquence les mêmes règles d’imputabilité à ces deux types d’infraction (pt 73).
Il en résulte que la responsabilité de l’entreprise à raison d’actes d’obstruction, commis par un ou plusieurs de ses salariés, est engagée dans les mêmes conditions que sa responsabilité à raison de pratiques anticoncurrentielles commises par ses salariés (pt 74).
La cour estime qu’aucun élément de la procédure ne permet d’imputer l’altération des conditions de réception de courriels aux sociétés Akka ingénierie produit et Akka informatique et systèmes, qui ne détiennent aucune participation dans le capital de la société Akka I&S, à la différence de la société Akka technologies, sa société-mère, de sorte que leur responsabilité personnelle ne peut être engagée (pt 82). La décision attaquée est donc réformée sur ce point (pt 83) : la condamnation solidaire prononcée à la charge des sociétés Akka ingénierie produit et Akka informatique et systèmes, qui ont participé au seul bris de scellé, est cantonnée à 700 000 € (pt 117)2.
II – Confirmation de la décision de l’Autorité de la concurrence ayant rejeté la saisine de trois réparateurs évincés d’un réseau de réparateurs agréés
La cour rejette, pour défaut d’éléments probants suffisants, le recours de trois réparateurs automobiles. Dans cette affaire, les sociétés saisissantes soutenaient que les pratiques de Hyundai, qui ont eu pour effet de les exclure du réseau de réparateurs agréés ou de ne pas leur avoir permis d’intégrer ce réseau, présentaient un caractère discriminatoire et étaient contraires aux dispositions des articles 101, paragraphe 1, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et L. 420-1 du Code de commerce.
La saisie de l’Autorité ayant été rejetée, les garagistes ont formé un recours, sans plus de succès.
Notons d’abord que l’intervention volontaire de Hyundai devant la cour est jugée irrecevable. En effet, l’entreprise, qui n’est pas une partie en cause au sens de l’article R. 464-17 du Code de commerce, n’est pas recevable à intervenir volontairement sur le fondement de l’article R. 464-17 du Code de commerce (pt 22). Elle ne l’est pas davantage sur le fondement de l’article 330 du Code de procédure civile (pt 23). En effet, dans la décision attaquée, l’Autorité ne s’est pas prononcée sur l’existence des pratiques reprochées à la société Hyundai visée dans la saisine, mais s’est bornée à retenir, pour rejeter celle-ci, que les faits invoqués au soutien de cette saisine n’étaient pas appuyés par des éléments suffisamment probants (pt 26) ; or à ce stade liminaire de la procédure, où la seule question en débat est relative à la poursuite de l’instruction qui ne fait pas en elle-même grief, la société Hyundai ne peut se prévaloir que d’un intérêt hypothétique, insuffisant pour caractériser l’intérêt à la conservation de ses droits requis par l’article 330 du Code de procédure civile (pt 29).
Sur le fond, on retiendra en particulier les éléments suivants de l’analyse de la cour :
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« la circonstance que la société Huyndai n’ait pas précisé les motifs des résiliations d’agrément notifiées aux sociétés Garage Drevet et Guillotin ne peut constituer un indice d’illicéité dès lors qu’il est toujours loisible à un distributeur de mettre fin à un contrat d’agrément conclu pour une durée indéterminée, comme le sont les contrats de réparateurs agréés Hyundai, dans les conditions, formes et délais prévus à ce contrat et que les contrats litigieux prévoyaient la faculté pour chacune des parties d’y mettre fin, sans motif, moyennant le respect d’un préavis de 2 ans » (pt 43) ;
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« les refus d’agrément et résiliations en cause sont fondés soit sur la situation financière dégradée de l’opérateur, soit sur la violation du principe d’interdiction de revente des véhicules neufs Hyundai en dehors du réseau des distributeurs agréés » (pt 47) ;
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au vu des éléments révélés par l’instruction, « qui expliquent objectivement les décisions de refus et résiliation d’agrément et étayent leur caractère non discriminatoire, l’Autorité n’était pas tenue de rechercher si ceux-ci caractérisaient des manquements graves des sociétés en cause à leurs obligations commerciales ou financières, circonstances inopérantes à établir l’existence d’une discrimination » (pt 50) ;
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« il n’appartient pas à la cour, statuant sur le recours formé contre une décision de rejet de la saisine faute d’éléments suffisamment probants, d’apprécier le bien-fondé des motifs de refus d’agrément ou résiliation dont la société Hyundai a justifié devant l’Autorité » (pt 51)3.
III – Octroi à Digicel de 180 millions d’euros en réparation des pratiques mises en œuvre par Orange Caraïbe et France Télécom
Cette affaire a pour origine la décision n° 09-D-36 du 9 décembre 2009 par laquelle l’Autorité de la concurrence a condamné Orange Caraïbe et France Télécom pour avoir mis en œuvre les pratiques suivantes : (i) avoir imposé, entre décembre 2000 et le 24 janvier 2005, des clauses d’exclusivité dans les accords de distribution conclus avec les distributeurs indépendants de la zone Antilles-Guyane ; (ii) avoir appliqué, entre le 1er avril 2003 et le 24 janvier 2005, une clause d’exclusivité insérée dans le contrat conclu avec la société Cetelec, unique réparateur agréé de terminaux dans les Caraïbes ; (iii) avoir mis en place, à partir d’avril 2002 jusqu’en avril 2005, un programme de fidélisation des abonnés dénommé « Changez de mobile », en vertu duquel les clients d’Orange Caraïbe ne pouvaient utiliser leurs points de fidélité que pour l’acquisition d’un nouveau terminal en se réengageant pour 24 mois ; (iv) avoir pratiqué, entre l’année 2003 et le 14 avril 2005, une différenciation tarifaire abusive entre les appels « on net » (vers le réseau) et les appels « off net » (vers un réseau concurrent).
L’Autorité a également jugé que France Télécom avait commis un abus de position dominante en ce qu’elle avait (i) favorisé sa filiale Orange Caraïbe par rapport aux concurrents de cette dernière en commercialisant de décembre 2000 au 21 mai 2002 l’offre Avantage Améris consistant à appliquer à de nombreux clients professionnels une réduction sur les appels depuis un poste fixe vers le réseau mobile d’Orange Caraïbe exclusivement, puis en maintenant cette offre jusqu’en décembre 2005 pour les clients qui l’avaient déjà souscrite ; (ii) mis en place des pratiques de ciseau tarifaire.
L’arrêt de la cour d’appel de Paris du 23 septembre 2010, statuant sur l’appel de la décision de l’Autorité, a été cassé et annulé par arrêt du 31 janvier 2012 de la Cour de cassation sur le pourvoi formé par les sociétés Orange Caraïbe et France Télécom.
Le volet indemnitaire de cette affaire a commencé par le jugement du 18 décembre 2017 du tribunal de commerce de Paris qui est infirmé par la cour d’appel de Paris.
Statuant à nouveau des chefs infirmés et y ajoutant, la cour d’appel (i) condamne in solidum la société anonyme (SA) Orange Caraïbe et la SA Orange à payer à la SA Digicel Antilles Françaises Guyane, au titre du gain manqué, la somme de 173,64 millions d’euros, ainsi qu’en réparation de son préjudice financier, les intérêts de cette somme au taux capitalisé de 5,3 % du 1er avril 2003 au 31 décembre 2005, puis au taux légal capitalisé à compter du 1er janvier 2006 jusqu’au 31 décembre 2018 ; (ii) condamne la SA Orange Caraïbe à payer à la SA Digicel Antilles la somme de 7,12 millions d’euros en réparation des surcoûts engendrés par les exclusivités qu’elle a imposées aux distributeurs, ainsi qu’en réparation de son préjudice financier, les intérêts de cette somme au taux légal capitalisé à compter du 1er janvier 2007 jusqu’au 31 décembre 2018 ; et (iii) condamne la SA Orange Caraïbe à payer à la SA Digicel Antilles la somme de 737 500 € en réparation des surcoûts engendrés par l’exclusivité de réparation qu’elle a conclue, ainsi qu’en réparation de son préjudice financier, les intérêts de cette somme au taux capitalisé de 5,3 % à compter du 1er avril 2005 au 31 décembre 2005, puis au taux légal capitalisé à compter du 1er janvier 2006 jusqu’au 31 décembre 20184.
IV – Confirmation, pour l’essentiel, de l’amende infligée à L’Oréal dans l’affaire des produits d’hygiène et d’entretien
On se souvient que, par un arrêt rendu le 27 octobre 2016, la cour d’appel de Paris a confirmé pour l’essentiel la décision par laquelle l’Autorité de la concurrence a condamné une douzaine d’entreprises pour avoir participé à deux ententes, entre fabricants de produits d’hygiène et d’entretien ayant consisté, entre 2003 et 2006, pour chacun des marchés concernés, à coordonner leur politique commerciale auprès de la grande distribution et en particulier à se concerter sur les hausses de prix.
La Cour de cassation a, par un arrêt du 27 mars 2019, rejeté le pourvoi à l’exception d’un moyen par lequel la société L’Oréal reprochait à la cour d’appel d’avoir retenu qu’en qualité de société « faîtière » du groupe elle a participé à l’infraction en communiquant des informations stratégiques sur les déterminants de ses prix et de ceux des sociétés Lascad et Gemey Maybelline Garnier (GMG), de sorte que c’est à juste titre que l’Autorité a pris en compte, au titre de la valeur des ventes, le chiffre d’affaires réalisé par l’ensemble des sociétés du groupe L’Oréal en commercialisant les produits d’hygiène auprès des enseignes de la grande distribution, en ce compris celui réalisé par la société Gemey Maybelline Garnier, peu important que cette dernière n’ait pas participé comme auteur à l’infraction.
Pour la haute juridiction, en incluant ainsi dans l’assiette de la sanction de la société L’Oréal la valeur des ventes réalisées par la société Gemey, à laquelle aucun grief n’avait été notifié, la cour d’appel a violé l’article L. 464-2 du Code de commerce.
Elle a annulé en conséquence l’arrêt attaqué en ce qu’il infligeait, au titre des pratiques sur le marché français de l’approvisionnement en produits d’hygiène, la sanction pécuniaire de 189 494 000 € à la société L’Oréal, la société Lascad étant solidairement responsable du paiement de cette somme à hauteur de 40 784 000 €, et a renvoyé les parties devant la cour d’appel de Paris, autrement composée.
Devant la cour d’appel de Paris, statuant sur renvoi, L’Oréal a soulevé une série de moyens qui, pour l’essentiel, ont été rejetés.
A – Périmètre de la valeur des ventes
La société L’Oréal soutenait que la valeur de ses ventes de produits d’hygiène auprès des enseignes de la grande distribution doit être appréhendée de façon économique, et non strictement comptable, afin de prendre en compte la réalité des flux financiers en cause, et donc des revenus qu’elle tire effectivement de cette activité. Elle en déduisait que la valeur de ses ventes ne peut être limitée à son chiffre d’affaires dit « double net » issu des normes comptables françaises, mais doit s’apprécier sur la base du prix chiffre d’affaires « triple net » afin de tenir compte du coût des prestations commerciales fournies par ses distributeurs. Elle soulignait que la valeur de ces services de coopération commerciale, qui ne sont pas des charges mais constituent un élément du prix effectif, constitue l’objet même de l’infraction sanctionnée en ce qu’elle fait partie de la négociation du prix réel de vente, de sorte qu’elle doit nécessairement être prise en considération pour déterminer l’assiette de la sanction.
Pour la cour d’appel, cependant, en l’absence de dispositions légales ou de précisions dans le communiqué du 16 mai 2011 relatif à la méthode de détermination des sanctions pécuniaires sur la méthode comptable à appliquer au chiffre d’affaires de référence pour déterminer l’assiette de la sanction, l’Autorité était libre d’adopter la méthode qui lui semblait la plus appropriée pour répondre aux principes d’individualisation et de proportionnalité de la sanction, et ainsi faire le choix des règles comptables françaises comme norme de référence pour déterminer la valeur des ventes de produits ou services en relation avec l’infraction (pt 52).
Dès lors, il appartenait à L’Oréal de démontrer que l’utilisation du chiffre d’affaires « double net » conduit à un résultat qui ne reflète pas de manière appropriée l’importance économique de l’infraction et le poids relatif de chaque entreprise participante, conformément au principe énoncé au paragraphe 23 du communiqué Sanctions (pt 53).
Or si le chiffre d’affaires dit « triple net », en ce qu’il exclut le coût des services de coopération commerciale supporté par les sociétés L’Oréal et Lascad, reflète la valeur économique réelle des ventes qu’elles ont réalisées pendant la période de l’infraction, davantage que ne le fait le chiffre d’affaires « double net », la cour rappelle que la sanction ne doit pas refléter la valeur économique réelle des ventes réalisées par l’entreprise en cause, mais l’ampleur économique de l’infraction qui a été commise (pt 54).
La circonstance, en l’espèce, que les pratiques commises par les sociétés L’Oréal et Lascad concernaient leurs relations avec leurs distributeurs ne peut conduire à limiter l’appréciation de l’ampleur économique de l’infraction sur le seul marché de l’approvisionnement dès lors qu’une telle analyse conduirait à ignorer les effets de ces pratiques sur le marché aval, dans les relations entre les distributeurs et les consommateurs, alors qu’il existe un lien indéniable entre ces deux marchés et que les deux ont été affectés par les pratiques concertées (pt 55).
En effet, les pratiques de concertation sanctionnées ont eu pour effet de faire échec à la baisse des prix de détail aux consommateurs, qui sont le reflet des prix « double net », souhaitée par les pouvoirs publics de 2003 à 2006, lesquels espéraient atteindre cet objectif par une remontée des services de coopération commerciale en marges avant et par une modération des tarifs des fournisseurs aux distributeurs, toutes mesures auxquelles les fournisseurs se sont précisément opposés de concert par les pratiques litigieuses, afin de maintenir à leur profit l’équilibre tacite qui existait sous l’empire de la loi Galland, au détriment des consommateurs (pt 56).
Or il est constant que le prix de vente fournisseur issu des conditions générales de vente concourait à la fixation du prix de revente au consommateur. La hausse des tarifs pratiqués par les fournisseurs, induite par les pratiques, avait ainsi un impact sur les prix de revente au consommateur, puisque le seuil de revente à perte constituait pour le distributeur un prix plancher et que la définition de celui-ci, y compris après l’entrée en vigueur de la loi Dutreil le 1er janvier 2006, intégrait les prix facturés comme un élément essentiel de son calcul. Le poids économique des distributeurs, habituellement constitutif d’un contre-pouvoir dans les négociations tarifaires, ne pouvait permettre d’influer sur le niveau des prix de revente aux consommateurs de manière satisfaisante compte tenu de l’ampleur des concertations en cause et du cadre législatif précité. Ces pratiques ont donc abouti à ce que les prix de détail aux consommateurs, alignés sur le « double net », augmentent à un niveau supra-concurrentiel (pt 58).
Il résulte dès lors des éléments qui précèdent, conclut la cour, qu’à défaut pour L’Oréal d’apporter la preuve contraire, le chiffre d’affaires « double net », issu des normes comptables françaises, constitue une référence adaptée pour parvenir à une sanction proportionnée à l’égard des sociétés L’Oréal et Lascad et reflétant de façon appropriée l’ampleur économique de l’infraction et leur poids relatif (pt 61).
B – Périmètre du chiffre d’affaires de référence
L’Oréal demandait par ailleurs à la cour d’appel de tirer les conséquences de l’arrêt prononcé par la Cour de cassation le 27 mars 2019 en excluant du périmètre du chiffre d’affaires de référence la valeur des ventes réalisées par sa filiale GMG, à laquelle aucun grief n’a été notifié. Elle faisait valoir que l’Autorité de la concurrence ne pouvait retenir les ventes réalisées par une entreprise qui n’avait jamais été mise en cause au titre d’une quelconque participation à l’infraction, de sorte qu’elle était manifestement étrangère aux pratiques sanctionnées.
La cour d’appel résiste à la Cour de cassation. Pour rejeter le moyen, elle relève que la politique commerciale appliquée aux produits grand public d’hygiène et de soins du corps du groupe L’Oréal (incluant les produits de marques Garnier et Gemey Maybelline vendus par GMG) a été définie au sein de la « DPGP France », sur la base d’échanges d’informations sensibles relatives aux politiques commerciales et au déroulement des négociations avec les enseignes de la grande distribution de toutes les sociétés du groupe, de sorte que l’entente reprochée à la société-mère du groupe, L’Oréal, et à sa filiale Lascad, a eu des effets sur les prix de vente des produits Gemey Maybelline et Garnier commercialisés par le groupe L’Oréal au travers de GMG (pt 75).
Il résulte de ces éléments qu’il n’est pas approprié, dans ce contexte spécifique qui justifie l’aménagement de la méthodologie applicable pour refléter au mieux l’importance économique de l’infraction ainsi que le poids relatif de l’entreprise participant à l’infraction, d’exclure de l’assiette de la sanction les ventes réalisées par GMG, société en nom collectif, filiale du groupe L’Oréal rattachée à L’Oréal (SA), dès lors qu’elles sont en lien avec l’entente (pt 76).
L’Oréal a réagi à cette résistance de la cour d’appel en introduisant un nouveau pourvoi. On s’oriente donc vers une validation de ce second arrêt de la cour d’appel ou vers une seconde cassation avec renvoi5.
C – Périodes retenues aux fins du calcul de la valeur des ventes
L’Oréal considérait, compte tenu du raisonnement de la Cour de cassation, que la valeur des ventes retenue devait être limitée à celles des sociétés Lascad et L’Oréal au titre des périodes respectives pour lesquelles ces dernières ont été reconnues comme auteurs des pratiques, et demandait à la cour d’appel d’exclure de l’assiette de calcul de la sanction la valeur des ventes de Lascad au titre des années 2003 et 2004, d’une part, et de la société L’Oréal au titre des années 2005 et 2006 d’autre part.
La cour d’appel relève cependant que L’Oréal détenait à 100 %, de manière indirecte, la filiale Lascad avec laquelle elle formait une seule entreprise à l’époque des pratiques, de sorte que l’Autorité pouvait, conformément au point 23 du communiqué Sanctions, retenir la valeur totale de leurs ventes, en lien avec l’entente à laquelle elles ont participé (pt 86).
C’est donc à tort que L’Oréal demandait à la cour d’appel de limiter la valeur des ventes prise en compte pour calculer le montant de base à celles des sociétés Lascad et L’Oréal SA au titre des périodes respectives pour lesquelles ces dernières ont été reconnues comme auteurs des pratiques. La valeur cumulée de leurs ventes sur la période de participation à l’entente reflète en effet de façon plus appropriée l’ampleur économique de l’infraction et le poids relatif de l’entreprise impliquée (pt 87).
D – Circonstances propres à chaque entreprise
L’Oréal soutenait que l’abattement de 14 % pratiqué par l’Autorité ne tenait pas suffisamment compte, en violation du principe de proportionnalité, de sa participation et de celle de la société Lascad qui, selon elle, a été extrêmement limitée.
La cour d’appel fait partiellement droit à ce moyen. Ainsi, elle estime que l’application d’une réduction de 14 % au bénéfice de Lascad n’est pas proportionnée au regard de sa participation limitée à l’entente, par rapport à la société L’Oréal (pt 105). Par ailleurs, compte tenu du fait que Lascad n’a participé qu’à trois réunions du « Cercle de la Team PCP » d’octobre 2005 au 13 février 2006 et à une seule réunion du « Cercle des Amis », les principes d’individualisation et de proportionnalité de la sanction justifient la réformation de la décision attaquée et l’application à son bénéfice d’une réduction de 23 % (pt 107)6.
Notes de bas de pages
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1.
C. com., art. L. 464-2, V, al. 2 : « Lorsqu'une entreprise a fait obstruction à l'investigation ou à l'instruction, notamment en fournissant des renseignements incomplets ou inexacts, ou en communiquant des pièces incomplètes ou dénaturées, l'Autorité peut, à la demande du rapporteur général, et après avoir entendu l'entreprise en cause et le commissaire du gouvernement, décider de lui infliger une sanction pécuniaire. Le montant maximum de cette dernière ne peut excéder 1 % du montant du chiffre d'affaires mondial hors taxes le plus élevé réalisé au cours d'un des exercices clos depuis l'exercice précédant celui au cours duquel les pratiques ont été mises en œuvre ».
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2.
CA Paris, 26 mai 2020, n° 19/11880.
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3.
CA Paris, 4 juin 2020, n° 19/10672.
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4.
CA Paris, 17 juin 2018, n° 17/23041.
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5.
Apel A., « Amende et groupe de sociétés : la cour d’appel de Paris s’oppose à la Cour de cassation dans l’affaire des produits d’hygiène et d’entretien et persiste à inclure la valeur des ventes d’une filiale non poursuivie dans l’assiette de la sanction infligée à sa société mère », RLC 2020/98, n° 3900.
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6.
CA Paris, 18 juin 2020, n° 19/08826.