Activité de la Cour de cassation en droit de la concurrence (septembre – octobre 2020)

Publié le 16/04/2021

La présente étude porte sur les arrêts rendus par la Cour de cassation en droit de la concurrence. Plusieurs domaines sont théoriquement concernés. La haute juridiction judiciaire se prononce d’abord sur les arrêts que la cour d’appel de Paris rend lorsqu’elle est saisie d’un recours contre les décisions de l’Autorité de la concurrence (ancien Conseil de la concurrence) ; elle est également saisie des pourvois en matière de « transparence », « pratiques restrictives de concurrence » et « autres pratiques prohibées », au sens du titre IV du livre IV du Code de commerce ; elle est aussi compétente en matière de visite et de saisies opérées sur le fondement de l’article L. 450-4 du Code de commerce ; enfin, elle se prononce sur les décisions rendues dans le cadre de litiges entre opérateurs économiques. L’étude porte sur la période de septembre à octobre 2020.

Les points suivants ont plus particulièrement retenu l’attention : rejet des pourvois dans l’affaire du zinc (I) ; renvoi au Tribunal des conflits d’une affaire de rupture brutale des relations commerciales établies (II) ; confirmation du rejet de la requête en occultation présentée par la société Whirlpool (III) ; rejet du pourvoi de TDF dans l’affaire de la diffusion de la télévision par voie hertzienne terrestre (IV) ; deuxième censure de la cour d’appel de Paris dans l’affaire de l’accès au marché de la téléphonie fixe à destination des résidences secondaires (V) ; confirmation de l’existence d’une faute civile dans l’affaire du PMU (VI) ; censure de la cour d’appel de Paris dans un litige portant sur le paiement de pénalités de retard par une société civile immobilière (VII).

I – Rejet des pourvois dans l’affaire du zinc

Saisie dans l’affaire du zinc laminé et des produits ouvrés en zinc destinés au bâtiment, la chambre commerciale a joint les deux pourvois formés par le groupe Umicore à savoir les pourvois nos 18-19933 (contre l’arrêt rectificatif de la cour d’appel de Paris, 5 juill. 2018) et 18-18501 (contre l’arrêt confirmatif de la décision n° 16-D-14, 27 juin 2016 de l’Autorité de la concurrence)1.

A – Pourvoi contre l’arrêt rectificatif de la cour d’appel de Paris du 5 juillet 2018

On se souvient que, dans cette affaire, la cour d’appel de Paris s’était saisie d’office pour réparer une erreur matérielle qu’elle estimait avoir commise dans son arrêt du 17 mai 2018.

Le pourvoi a reproché à la cour d’appel d’avoir, ce faisant, procédé à une nouvelle appréciation des éléments de la cause sous couvert de rectification d’erreur matérielle.

Le moyen est rejeté : « L’arrêt relève que l’arrêt du 17 mai 2018 a remplacé par un coefficient moindre le coefficient multiplicateur retenu par l’Autorité, au regard de la durée effective de la pratique, (…) et a recalculé le montant de la sanction sur la base de ce coefficient diminué, sans appliquer ensuite la majoration de 10 % relative à la puissance économique du groupe sanctionné, telle qu’elle avait été retenue par la décision de l’Autorité. Relevant ensuite que l’influence déterminante de la société Umicore SA sur la société Umicore France n’est pas contestée, l’arrêt ajoute que, sauf à statuer ultra petita, la cour d’appel est tenue d’appliquer au montant de base de la sanction la majoration de 10 % que les sociétés Umicore ne contestaient pas. En l’état de ces énonciations, constatations et appréciations, la cour d’appel, qui, dans l’arrêt rectificatif, n’a pas modifié les règles de calcul de la sanction mais en a corrigé la mise en œuvre erronée, a exactement retenu que, par cette omission, elle avait commis une erreur, qui n’était pas une erreur de raisonnement ni une erreur d’appréciation mais une erreur matérielle, qu’il convenait de rectifier pour rétablir le montant de la sanction telle qu’elle aurait dû être au regard de la raison et du dossier ».

B – Pourvoi contre l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 17 mai 2018

Dans ce pourvoi, Umicore a invoqué sept moyens qui sont tous rejetés par la Cour de cassation.

1 – Premier moyen (prescription quinquennale)

Le pourvoi faisait valoir que la prescription quinquennale était acquise en raison du caractère pénal des poursuites, mais sans convaincre la Cour de cassation : « Ayant relevé (…) qu’en l’espèce le juge des libertés et de la détention avait statué sur des opérations qui ne sont pas de nature pénale, effectuées à la demande du ministre chargé de l’Économie, lequel n’est pas chargé de poursuites pénales, et dans l’objectif de poursuivre des pratiques anticoncurrentielles qui ne font pas l’objet d’une incrimination pénale, c’est à bon droit que la cour d’appel a retenu que le principe de l’autorité absolue de la chose jugée au pénal sur le civil n’était pas applicable ».

2 – Deuxième moyen (refus d’ouverture d’une procédure d’engagement)

Répondant au deuxième moyen qui contestait la compétence des services d’instruction pour refuser l’ouverture d’une procédure d’engagements, la chambre commerciale a énoncé que : « Si l’article L. 464-2, I, du Code de commerce permet à l’Autorité d’accepter les engagements de nature à mettre un terme à ses préoccupations de concurrence, proposés par les entreprises, ces dernières ne disposent pas d’un droit aux engagements, l’Autorité jouissant d’un pouvoir discrétionnaire en la matière. C’est donc exactement que la cour d’appel, qui, pour se prononcer sur la régularité de la procédure suivie devant l’Autorité, n’était pas tenue par l’analyse de celle-ci, a retenu que le collège n’avait pas à formaliser sa décision ni, a fortiori, à la motiver et, partant, que son refus des engagements pouvait résulter, comme en l’espèce, de sa décision négative, implicite, de ne pas demander au rapporteur de procéder à l’évaluation préliminaire d’une telle mesure ».

3 – Troisième moyen (impartialité du rapport des services d’instruction)

Le pourvoi contestait l’impartialité du rapport des services d’instruction, mais la Cour de cassation observe que c’est exactement que la cour d’appel a retenu que les énonciations du rapport relèvent des hypothèses que les services de l’instruction avaient à examiner, et éventuellement à établir, et ne démontrent pas leur prétendue partialité.

4 – Quatrième moyen (délimitation du marché pertinent)

La chambre commerciale approuve la définition du marché pertinent retenue par la cour d’appel : « Après avoir relevé que le zinc est un matériau qualifié de noble, souvent utilisé sur des immeubles de caractère ou relevant du patrimoine ancien ou sur des bâtiments à valeur patrimoniale, et que, s’il n’existe pas de règle générale prescrivant le remplacement à l’identique des couvertures en zinc, il est néanmoins de pratique courante de remplacer le zinc par le zinc, la cour d’appel a pu retenir que, sur le segment de la rénovation, le zinc est peu substituable par d’autres matériaux ».

5 – Cinquième moyen (puissance d’achat des distributeurs)

Le pourvoi contestait l’affirmation que l’Autorité avait pu valablement considérer que la puissance d’achat des distributeurs ne pouvait être qualifiée de compensatrice de la position dominante de la société Umicore en raison d’une très forte préférence des clients des distributeurs en question pour la marque VM Zinc d’Umicore ou encore de la difficulté pour un distributeur de changer rapidement de fournisseur.

Pour la Cour de cassation, cependant, la cour d’appel a pu retenir qu’en dépit du choix de certains distributeurs de ne pas référencer les produits VM Zinc et de la part très importante des trois principaux clients dans l’ensemble des ventes de la société Umicore France, la puissance d’achat de ces derniers ne pouvait être qualifiée de compensatrice de la position dominante de cette société.

6 – Sixième moyen (test du concurrent aussi efficace)

Le sixième moyen faisait valoir que pour établir le caractère anticoncurrentiel d’un abus de position dominante consistant en des obligations d’achats exclusifs, le juge de la concurrence est tenu d’examiner l’ensemble des circonstances de l’espèce et d’analyser la capacité d’éviction de concurrents au moins aussi efficaces. En affirmant au contraire que l’Autorité avait pu valablement s’abstenir de procéder à cet examen et à cette analyse, la cour d’appel aurait violé les articles 102 du TFUE et L. 420-2 du Code de commerce.

Pour la Cour de cassation, cependant, « la cour d’appel, qui a procédé à une analyse de l’ensemble des circonstances et établi les effets potentiels, sur les concurrents aussi efficaces, de la politique globale de la société Umicore France et ainsi mis en évidence, sans la présumer, la capacité d’éviction de ces derniers et qui n’avait pas, compte tenu des caractéristiques des pratiques en cause, qu’elle a décrites, à recourir au test du concurrent le plus efficace, a pu statuer comme elle a fait ».

7 – Septième moyen (champ des ventes en relation avec l’infraction)

La chambre commerciale a enfin répondu comme suit au septième moyen qui critiquait le champ, retenu par la cour d’appel, des ventes en relation avec l’infraction comme constituant la base de calcul du montant de la sanction : « L’arrêt retient que la pratique en cause a renforcé la position dominante de la société Umicore France sur le marché des produits de couverture en zinc ». De cette appréciation, la cour d’appel a justement déduit que les ventes de ces produits aux façonniers et aux distributeurs, n’auraient-ils pas eu le statut de centre VM Zinc, entraient dans le champ des ventes en relation avec l’infraction2.

Activité de la Cour de cassation en droit de la concurrence (septembre – octobre 2020)
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II – Renvoi au Tribunal des conflits d’une affaire de rupture brutale des relations commerciales établies

Le présent litige oppose la SNCF à la société Entropia-conseil, qui a pour activité le conseil en organisation et en management d’entreprises, et qui a saisi le tribunal de commerce de Paris, sur le fondement des articles L. 442-6, I, 5° (devenu C. com., art. L. 442-1, II) et L. 420-1 et suivants du Code de commerce, aux fins d’obtenir la condamnation des EPIC SNCF réseau et SNCF à l’indemniser des préjudices qu’elle aurait subis du fait de la rupture brutale de leurs relations commerciales établies et de pratiques anticoncurrentielles.

Les EPIC SNCF réseau et SNCF ont soulevé une exception d’incompétence au profit de la juridiction administrative.

La Cour de cassation décide de renvoyer la question de compétence au Tribunal des conflits. Elle observe d’abord que le litige « n’entre pas dans le champ du transfert de compétence au profit de la juridiction judiciaire résultant de la combinaison des articles L. 410-1, L. 464-7 et L. 464-8 du Code de commerce, limité au contentieux relatif aux décisions rendues par l’Autorité de la concurrence en matière de pratiques anticoncurrentielles ».

Et d’ajouter que la question de compétence soulève une difficulté sérieuse. En effet, « si, conformément à la jurisprudence de la Cour de cassation selon laquelle le fait de rompre brutalement une relation commerciale établie engage la responsabilité délictuelle de son auteur (…), l’action engagée par la société Entropia-conseil (…) paraît ressortir à la juridiction judiciaire, le caractère administratif des marchés antérieurement passés entre les parties, retenu par les juges du fond au regard de certaines de leurs clauses, pourrait conduire à admettre la compétence de la juridiction administrative pour en connaître, dès lors que le Conseil d’État et le Tribunal des conflits ont reconnu, en cette matière, un effet attractif de compétence au contrat administratif, cependant limité à la seule phase précontractuelle »3.

III – Confirmation du rejet de la requête en occultation présentée par la société Whirlpool

Cette affaire a pour origine les opérations de visite et de saisies réalisées, en application des dispositions de l’article L. 450-4 du Code de commerce, dans les locaux de plusieurs sociétés, dont la société Whirlpool France, aux fins d’établir si cette entreprise se livrait à des pratiques d’ententes prohibées.

La société Whirlpool France a formé un recours contre ces opérations. Par ordonnance du 8 novembre 2017, le conseiller délégué par le premier président de la cour d’appel de Paris a fait partiellement droit à ses demandes, annulant certaines saisies de correspondances, qu’il a estimées protégées par le principe du secret des rapports avocat-client.

Le 14 novembre 2017, la société Whirlpool France a déposé une requête aux fins d’occultation, demandant notamment au premier président de décider que dans la version publique de l’ordonnance du 8 novembre 2017, les passages relatifs aux documents dont la saisie a été annulée soient occultés.

Pour rejeter la requête, le premier président de la cour d’appel a énoncé que l’examen par le premier président d’un recours en vue de l’annulation de certaines saisies doit être effectué in concreto, et qu’au cas présent, il ne s’agissait pas d’apprécier l’hypothèse classique d’échanges de correspondances avocat-client, mais une stratégie globale de défense, l’appréciation in concreto des documents, en les citant dans l’ordonnance, étant dès lors d’autant plus indispensable pour lui permettre de procéder à l’annulation de la saisie de ces documents.

Le premier président a également relevé qu’en l’absence de mise en œuvre de la procédure dite des scellés provisoires, il lui appartenait d’identifier et, le cas échéant, d’écarter les documents susceptibles de bénéficier du privilège légal.

Il a ajouté qu’outre le fait qu’aucun texte ne permet en matière civile, sauf dans l’hypothèse d’une erreur matérielle, d’occulter une partie de la motivation d’une décision de justice par une seconde décision, une telle occultation porterait atteinte au principe de l’intelligibilité des décisions de justice.

Le pourvoi contre cette ordonnance faisait valoir que le droit des tiers d’obtenir copie des décisions de justice prononcées publiquement n’est pas un droit absolu ni illimité, et doit être mis en balance avec le droit des parties au respect de la confidentialité des échanges entre un avocat et son client.

Il est rejeté. Pour la chambre criminelle, en statuant comme il l’a fait, le premier président n’a méconnu aucun des textes visés au moyen, dès lors qu’hormis les cas prévus par les articles 462 à 464 du Code de procédure civile, aucune disposition légale ou réglementaire ne permet au juge, après qu’il a rendu sa décision, de modifier la motivation de celle-ci, tant dans la minute que dans les expéditions susceptibles d’en être délivrées4.

IV – Rejet du pourvoi de TDF dans l’affaire de la diffusion de la télévision par voie hertzienne terrestre

À l’origine de cette affaire, l’Autorité de la concurrence avait retenu que TDF avait abusé de sa position dominante en mettant en œuvre les trois pratiques suivantes : (i) invocation de servitudes radioélectriques sans objet ou inexistantes pour s’opposer, par des avis négatifs, aux projets d’infrastructures de diffusion des concurrents ; (ii) mise en œuvre d’une communication trompeuse et de dénigrement auprès des collectivités locales, consistant à pointer le risque non avéré de perturbation technique et la nécessité de la consulter en tant que service de l’État ; (iii) mise en œuvre d’une remise dite « de plaque géographique », liée au fait que les opérateurs de multiplex s’approvisionnent auprès de la société TDF pour une part importante ou pour la totalité des sites de diffusion d’une zone géographique déterminée.

Dans son arrêt du 21 décembre 2017, la cour d’appel de Paris a confirmé partiellement la décision de l’Autorité : elle a jugé non établie la pratique de dénigrement ; en revanche, elle a approuvé l’analyse de l’Autorité s’agissant de l’instrumentalisation des servitudes et du système de remise.

Les développements qui suivent sont consacrés au pourvoi principal de TDF. (En revanche, on ne s’attardera pas sur le pourvoi incident de l’Autorité. Celui-ci critiquait la position des juges du fond sur le dénigrement et a été rejeté comme relevant de l’appréciation souveraine).

La société TDF reprochait à la cour d’appel d’avoir confirmé qu’elle avait abusé de sa position dominante en pratiquant des remises fidélisantes, mais le moyen est rejeté : « ayant estimé, au terme de son analyse, que la remise de plaque réunissait toutes les caractéristiques d’un rabais d’exclusivité, la cour d’appel qui a, d’abord, en raison de ses caractéristiques propres, exclu cette qualification permettant de présumer son caractère abusif et a, ensuite, par l’examen des conditions d’octroi et de mise en œuvre de cette remise, retenu qu’en pratique, elle produisait le même effet qu’un rabais d’exclusivité, consistant, pour le client, à être incité à s’approvisionner, pour la totalité ou la quasi-totalité de ses besoins auprès de la société TDF, n’a pas méconnu les conséquences légales de ses constatations » (pt 8).

Un autre moyen contestait l’imputation des pratiques en cause aux sociétés-mères de la société TDF alors que, était-il soutenu, la circonstance que la société-mère de la société TDF constitue une « holding pure », sans fonction opérationnelle, est de nature à renverser la présomption d’influence déterminante.

Il est également écarté : « L’arrêt retient exactement que le fait de se revendiquer holding financière, et de soutenir n’avoir, en conséquence, aucune implication quelconque dans la gestion opérationnelle de la société TDF, n’est pas, à lui seul, de nature à permettre (aux sociétés-mères), qui détiennent directement ou indirectement la quasi-totalité du capital de la société TDF, de renverser la présomption de leur influence déterminante (pt 16) »5.

V – Deuxième censure de la cour d’appel de Paris dans l’affaire de l’accès au marché de la téléphonie fixe à destination des résidences secondaires

Cette affaire oppose Orange à SFR à propos des services offerts aux propriétaires de résidences secondaires. SFR a souhaité lancer une offre alternative à l’offre Résidence Secondaire (RS) d’Orange qui permettait à un client de bénéficier d’un abonnement à une ligne téléphonique et, lorsque la résidence était inoccupée, l’abonné avait la possibilité de suspendre la ligne entre 1 et 12 mois, moyennant le paiement d’une somme minime. SFR a dû y renoncer du fait, selon elle, du comportement d’Orange : celle-ci proposait aux opérateurs alternatifs, tels que SFR, une offre de gros de revente de l’abonnement au service téléphonique (offre VGAST) qui était la réplique de l’abonnement téléphonique classique qui ne permettait pas, en cas de suspension temporaire de la ligne fixe par le client final, de suspendre temporairement le paiement des redevances mensuelles de l’offre GVAST payées par SFR à Orange.

S’estimant victime d’un effet de ciseau tarifaire constitutif d’un abus de position dominante, SFR a saisi le tribunal de commerce de Paris qui a condamné Orange au paiement de dommages et intérêts à hauteur de 51,38 millions d’euros.

La cour d’appel de Paris avait, dans un arrêt du 8 octobre 2014, infirmé le jugement de première instance après une discussion portant sur la définition du marché pertinent. Analysant la substituabilité du côté de la demande puis du côté de l’offre, elle était parvenue à la conclusion que SFR n’avait pas établi l’existence d’un marché pertinent limité aux résidences secondaires (sur lequel Orange détiendrait une position dominante).

Par arrêt du 12 avril 2016, la Cour de cassation a cassé et annulé en toutes ses dispositions l’arrêt de la cour d’appel. Elle a estimé qu’« en se déterminant (comme elle l’a fait), sans s’expliquer sur le test réalisé par la société SFR sur la base des hypothèses d’occupation des résidences secondaires retenues par la société Orange, ni préciser en quoi les éléments qu’il contenait ne permettaient pas d’établir une différence de coût, fût-elle variable, selon la fréquence et la durée des séjours, entre les offres classiques et RS, la cour d’appel a privé sa décision de base légale »6.

Saisie sur renvoi, la cour d’appel de Paris a confirmé pour l’essentiel la condamnation d’Orange à plus de 50 millions d’euros de dommages et intérêts pour abus de position dominante.

Ce faisant, elle a estimé que SFR a établi l’existence d’un marché pertinent de la téléphonie résidentielle secondaire interruptible.

Saisie une nouvelle fois, la Cour de cassation approuve l’analyse de la cour d’appel à propos du marché pertinent.

En revanche, elle censure l’analyse des juges du fond sur l’abus de position dominante.

Le pourvoi faisait valoir qu’en application de la décision de l’ARCEP du 4 mai 2006, les tarifs de l’offre VGAST devaient refléter les coûts et que, sauf à supporter elle-même les coûts afférents aux lignes interruptibles utilisées par les clients des autres opérateurs lorsqu’elles sont interrompues, la société Orange ne pouvait rendre interruptible l’offre VGAST qu’en renchérissant les tarifs de cette offre ; la société Orange ajoutait, sans être contredite, que tous les fournisseurs, y compris SFR, s’étaient opposés à la proposition de l’ARCEP de procéder à une telle modification de l’offre VGAST ; en considérant que la société Orange avait commis un abus en refusant de rendre interruptible l’offre VGAST, sans rechercher, comme elle y était invitée, si l’opposition de SFR à la proposition de l’ARCEP ne retirait pas à ce refus tout caractère fautif, la cour d’appel a privé sa décision de base légale au regard de l’article L. 420-2 du Code de commerce et de l’article 1382, devenu 1240, du Code civil.

La chambre commerciale est sensible à ce moyen. Elle énonce qu’en se déterminant comme elle l’a fait, sans rechercher, comme elle y était invitée, si l’opposition de la société SFR à la proposition de l’ARCEP formulée en avril 2010, qui, constatant que l’offre RS de la société Orange était réplicable mais ne permettait qu’une marge faiblement positive, envisageait de modifier les tarifs de l’offre VGAST afin d’améliorer cette marge, n’excluait pas que le refus opposé par la société Orange de suspendre le paiement de la redevance en cas de désactivation de l’abonnement par un client d’un opérateur alternatif soit qualifié de fautif, la cour d’appel a privé sa décision de base légale.

En conséquence, elle casse et annule, en toutes ses dispositions, l’arrêt attaqué et remet l’affaire et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d’appel de Paris autrement composée7.

VI – Confirmation de l’existence d’une faute civile dans l’affaire du PMU

Le présent litige opposait le GIE PMU à la société Betclic à propos de la séparation des masses d’enjeux en dur et en ligne.

Le PMU détient le droit exclusif d’organiser et de commercialiser des paris hippiques en dehors des hippodromes via son réseau physique. Il exerce, également, depuis 2003, une activité de paris hippiques en ligne. Depuis cette création, le PMU a toujours opéré une mutualisation des enjeux qu’il collecte dans ses points de vente physiques et en ligne, au sein d’une masse unique.

La loi du 12 mai 2010 relative à l’ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent et de hasard en ligne a permis à d’autres opérateurs d’entrer sur le marché des paris hippiques en ligne, le PMU continuant toutefois de disposer d’un monopole sur l’organisation des paris hippiques dans son réseau physique. Quelques mois après l’entrée en vigueur de cette loi, l’Autorité de la concurrence s’est saisie d’office des conditions d’exercice de la concurrence dans le secteur des jeux d’argent et de hasard en ligne et a adopté l’avis n° 11-A-02 du 20 janvier 2011. Puis, saisie d’une plainte de la société Betclic de pratiques mises en œuvre dans le secteur des paris hippiques en ligne, elle a, par une décision n° 14-D-04 du 25 février 2014, énoncé une préoccupation de concurrence liée à la mutualisation des masses d’enjeux, accepté et rendu obligatoires les engagements pris par le PMU et mis fin à la procédure engagée.

Reprochant au PMU d’avoir commis une faute civile au sens des articles 1382 et 1383, devenus 1240 et 1241, du Code civil, en abusant de sa position dominante en violation de l’article L. 420-2 du Code de commerce, la société Betclic l’a assigné en réparation. Elle a principalement soutenu à cet effet que la mutualisation, au sein d’une masse unique, des mises enregistrées sur le site www.pmu.fr, relevant de son activité concurrentielle, avec celles enregistrées dans son réseau physique, relevant de son activité sous monopole, conférait au site www.pmu.fr un avantage concurrentiel avec lequel les opérateurs alternatifs de paris hippiques en ligne ne pouvaient rivaliser, entraînant de ce fait une distorsion de la concurrence.

Par un arrêt du 12 septembre 2018, la cour d’appel de Paris a approuvé les premiers juges d’avoir estimé que le PMU, en maintenant sa pratique de mutualisation des masses d’enjeux dans les points de vente physiques et en ligne après l’entrée en vigueur de la loi de 2010, a abusé de sa position de monopole sur les jeux dans les points de vente pour fausser la concurrence, pratique contraire aux articles 102 du TFUE et L. 420-2 du Code de commerce et constitutive d’une faute civile.

Saisie à son tour par le PMU, la chambre commerciale rejette sans réserve le pourvoi. Elle juge notamment non fondées les deux premières branches du moyen unique de cassation selon lesquelles la cour d’appel a modifié l’objet du litige et violé l’article 4 du Code de procédure civile en jugeant que le PMU aurait invoqué, sur le fondement des principes de sécurité juridique et de confiance, l’existence d’une « excuse légitime à sa pratique », c’est-à-dire d’une cause exonératoire de sa responsabilité, « cependant que l’élément concerné était invoqué au soutien de la démonstration de l’absence de faute du PMU ».

Ce faisant, la Cour de cassation commence par rappeler l’analyse de la cour d’appel : « Après avoir rappelé que le PMU, se prévalant des principes de sécurité juridique et de confiance légitime, soutenait que l’abus et la faute reprochés n’étaient pas caractérisés, aucune inaction fautive ne pouvant lui être reprochée en l’espèce, l’arrêt relève que si les articles 102 du TFUE et L. 420-2 du Code de commerce n’énumèrent pas tous les cas d’abus de position dominante, ces dispositions ont été interprétées par les juridictions, notamment quant à leur application aux titulaires de droits exclusifs, de sorte que ces opérateurs économiques ne peuvent prétendre être restés dans l’ignorance des comportements sanctionnés par le droit de la concurrence. Il ajoute qu’aucune confiance légitime ne peut résulter des déclarations prononcées à l’occasion des travaux parlementaires, lesquelles émanent d’autorités non spécialisées en matière de concurrence et ne comportent aucune assurance précise ou aucun acte positif d’autorisation, ni des avis et décision rendus par l’Autorité à l’issue de ses procédures administratives. De ces éléments, l’arrêt déduit que la responsabilité du PMU est susceptible d’être retenue, nonobstant les circonstances tirées des procédures législative et administrative invoquées par lui ».

Il en résulte, selon la chambre commerciale, que, « contrairement à ce que soutient le moyen en ses deux premières branches, la cour d’appel n’a pas examiné si les principes de sécurité juridique et de confiance légitime pouvaient constituer des causes d’exonération d’une faute établie mais recherché si l’application de ces principes ne conduisaient pas à retenir l’absence de faute du PMU » (pt 5).

Répondant ensuite aux autres branches du moyen, qui se prévalaient notamment d’une imprévisibilité de la loi, la chambre commerciale rappelle que la cour d’appel a énoncé d’abord, qu’« il résulte d’une jurisprudence constante de la Cour de justice de l’Union européenne et des juridictions nationales que la notion d’“exploitation abusive” est une notion objective visant les comportements d’une entreprise en position dominante de nature à influencer la structure d’un marché où, à la suite précisément de la présence de l’entreprise en question, le degré de concurrence est déjà affaibli, et qui ont pour effet de faire obstacle, par le recours à des moyens différents de ceux qui gouvernent une compétition normale des produits ou des services sur la base de prestations des opérateurs économiques, au maintien d’une concurrence existant encore sur le marché ou au développement de cette concurrence. (…) Ces mêmes juridictions et l’Autorité ont, à plusieurs reprises, énoncé que dans le cadre de la diversification des activités des opérateurs historiques, titulaires ou anciens titulaires d’un monopole légal, il est licite, pour une entreprise qui dispose d’une position dominante sur un marché en vertu d’un monopole légal, d’entrer sur un ou des marchés relevant de secteurs concurrentiels, à condition qu’elle n’abuse pas de sa position dominante pour restreindre, ou tenter de restreindre, l’accès au marché de ses concurrents en recourant à des moyens autres que la concurrence par les mérites » (pt 8).

La cour d’appel a par ailleurs relevé que : « l’Autorité a, dans son avis n° 11-A-02, abordé la question des distorsions de concurrence entre le PMU et les nouveaux entrants sur le marché des paris en ligne et recommandé à ce groupement de prévenir les risques d’entrave à la concurrence, liés à l’avantage résultant pour lui de la mutualisation des masses d’enjeux » (pt 9).

Et la chambre commerciale d’ajouter qu’« après avoir précisé que cet avis répondait à des préoccupations générales tendant seulement à faciliter l’entrée des nouveaux opérateurs sur le marché des paris en ligne, récemment ouvert à la concurrence, et non à sanctionner des pratiques mises en œuvre par les opérateurs, l’arrêt retient que si l’Autorité n’avait pas alors qualifié la pratique en cause d’anticoncurrentielle, elle avait néanmoins bien identifié une préoccupation de concurrence liée à la mutualisation des masses d’enjeux, à laquelle elle a cherché une solution, et que la difficulté à trouver alors un remède adapté n’est pas de nature à exonérer le PMU de sa responsabilité, ni à ôter au comportement de celui-ci le caractère prévisible de son illicéité » (pt 10).

La haute juridiction observe également qu’« après avoir encore relevé que, dans sa décision n° 14-D-04, l’Autorité a définitivement retenu la préoccupation de concurrence précédemment énoncée dans l’avis n° 11-A-02, en ce que, par la pratique de mutualisation des masses d’enjeux, le PMU utilisait les ressources de son monopole légal sur les paris hippiques dans son réseau physique pour renforcer son offre sur un marché ouvert à la concurrence, cette pratique étant susceptible d’avoir, sur le fonctionnement concurrentiel du marché des paris hippiques en ligne, un effet de captation de la demande et d’entrave pour les nouveaux entrants, doublé d’un effet d’éviction de ces opérateurs alternatifs, l’arrêt constate qu’il est établi (…) que la mutualisation des masses d’enjeux a constitué un avantage sur l’attractivité de l’offre du PMU, qui a encore accru la supériorité dont il disposait, hors pratique anticoncurrentielle, en tant qu’opérateur historique bénéficiant d’une forte notoriété, mais aussi du fait du maintien de sa position de monopole sur les paris dans le réseau physique et, encore, de la tendance des parieurs à regrouper leurs paris auprès d’un même opérateur » (pt 11).

Pour la Cour de cassation, la cour d’appel, qui a déduit de ces constatations et appréciations que « le PMU avait utilisé un avantage qui ne résultait pas de son efficacité passée mais de ses droits exclusifs lui permettant, sans que soit démontrée sa plus grande efficacité, de proposer les combinaisons de gains qui sont les plus valorisées par les parieurs » a pu juger que « le PMU ne pouvait tirer de l’évolution des propositions de remède de l’Autorité une imprévisibilité de la loi, en présence d’une jurisprudence sévère pour les monopoles publics intervenant sur des marchés nouvellement ouverts à la concurrence, tenus à une particulière vigilance quant à l’utilisation des ressources du monopole sur ces marchés, et (…) a (…) exactement caractérisé la faute, commise par le PMU, résultant du manquement à son devoir de ne pas mettre en œuvre un comportement autre que ceux autorisés dans un mécanisme de concurrence par les mérites ayant pour effet de faire obstacle à l’entrée et au développement de concurrents sur le marché » (pt 12).

La chambre commerciale a précisé à cet égard qu’il importe peu que la loi du 12 mai 2010 ne comporte pas d’interdiction expresse de mutualisation des masses d’enjeux8.

VII – Censure de la cour d’appel de Paris dans un litige portant sur le paiement de pénalités de retard par une société civile immobilière

La Cour de cassation était saisie d’un pourvoi par la société Tradi art construction contre un arrêt de la cour d’appel de Paris dans le litige l’opposant à une société civile immobilière.

À l’origine du litige, la société Tradi art construction, anciennement dénommée Bâtir construction, avait assigné la SCI en paiement de diverses sommes, y compris des pénalités de retard sur le fondement de l’article L. 441-6 du Code de commerce dans sa rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance du 24 avril 2019 (devenu art. 441-10).

La chambre commerciale répond au pourvoi en énonçant d’abord que : « Les pénalités de retard prévues par ce texte, qui sont dues de plein droit, sans rappel et sans avoir à être mentionnées dans le contrat, et sont notamment applicables aux acomptes dus en vertu d’un marché de travaux, s’appliquent, selon l’alinéa 1 du texte, aux relations entre, d’un côté, tout producteur, prestataire de services, grossiste ou importateur, de l’autre, tout acheteur de produits ou tout demandeur de prestations de services qui contracte pour son activité professionnelle ».

Elle censure ensuite l’analyse de la cour d’appel : « pour rejeter la demande de la société Bâtir tendant à la condamnation de la SCI au paiement d’intérêts dus en raison du retard dans le paiement des acomptes du marché en cause, l’arrêt retient que la société Bâtir ne démontre pas que la SCI ait agi, en l’espèce, en qualité de commerçant, ni que le marché de travaux constitue pour celle-ci un acte de commerce. L’arrêt en déduit que, la société Bâtir ne démontrant pas que le Code de commerce soit applicable en l’espèce, il convient d’écarter l’application de l’article L. 441-6 du Code de commerce. En statuant par de tels motifs tirés des seuls faits que la SCI n’avait pas la qualité de commerçant et qu’elle n’avait pas davantage conclu un acte de commerce, impropres à écarter l’application des pénalités de retard prévues par l’article L. 441-6, I du Code de commerce à son égard, la SCI pouvant être tenue, le cas échéant, pour un demandeur de prestations de services contractant pour son activité professionnelle au sens de ce texte, la cour d’appel a violé celui-ci »9.

Notes de bas de pages

  • 1.
    La Cour de cassation a également joint un pourvoi de la présidente de l’Autorité de la concurrence mais, jugé tardif, celui-ci a été déclaré irrecevable.
  • 2.
    Cass. com., 2 sept. 2020, nos 18-18501, 18-18582 et 18-19933.
  • 3.
    Cass. 1re civ., 9 sept. 2020, n° 19-21955.
  • 4.
    Cass. crim., 9 sept. 2020, n° 18-86728.
  • 5.
    Cass. com., 16 sept. 2020, n° 18-11034.
  • 6.
    Cass. com., 12 avr. 2016, n° 14-26815.
  • 7.
    Cass. com., 16 sept. 2020, n° 18-21615.
  • 8.
    Cass. com., 14 oct. 2020, n° 18-24221.
  • 9.
    Cass. com., 21 oct. 2020, n° 18-25749.
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