Activité de la Cour de cassation et du Conseil d’État en droit de la concurrence (février – mars 2021)

Publié le 21/05/2021

La présente étude porte sur les arrêts rendus par la Cour de cassation et le Conseil d’État en droit de la concurrence. Plusieurs domaines sont théoriquement concernés. La haute juridiction judiciaire se prononce d’abord sur les arrêts que la cour d’appel de Paris rend lorsqu’elle est saisie d’un recours contre les décisions de l’Autorité de la concurrence ; elle est également saisie des pourvois en matière de « transparence », « pratiques restrictives de concurrence » et « autres pratiques prohibées », au sens du titre IV du livre IV du Code de commerce ; elle est aussi compétente en matière de visite et de saisies opérées sur le fondement de l’article L. 450-4 du Code de commerce ; enfin, elle se prononce sur les décisions rendues dans le cadre de litiges entre opérateurs économiques. Quant au Conseil d’État, il suffit, pour mesurer l’étendue de sa compétence, de rappeler que le droit de la concurrence fait partie intégrante du bloc de la légalité administrative. L’étude porte sur la période de février à mars 2021.

Les points suivants ont plus particulièrement retenu l’attention : rejet du pourvoi de Goodmills dans l’affaire du cartel des farines (I) ; rejet du pourvoi contre l’ordonnance du premier président de la cour d’appel de Paris autorisant des opérations de visite et de saisie (OVS) dans les locaux de la société Caudalie (II) ; cassation partielle dans une affaire de rupture brutale des relations commerciales établies (durée du préavis) (III) ; cassation partielle dans une affaire de rupture brutale des relations commerciales établies (application de C. com., art. L. 442-1, II, à l’activité d’expert-comptable) (IV) ; rejet de la requête en annulation de la décision n° 19-DCC-141 de l’Autorité de la concurrence dans l’affaire Reworld Media c/ Mondadori (V).

I – Rejet du pourvoi de Goodmills dans l’affaire du cartel des farines

Cette affaire a offert à la Cour de cassation l’occasion de préciser le régime de la preuve de la durée de la participation d’une entreprise à une entente se caractérisant par une succession de réunions collusoires lorsque cette entreprise a cessé, pendant une période significative, de participer à ces réunions.

On se souvient que, par décision n° 12-D-09 du 13 mars 2012, l’Autorité de la concurrence a condamné la société VK Mühlen (aux droits de laquelle est venue la société Goodmills Deutschland GmbH) pour avoir enfreint les dispositions de l’article 101 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), en participant à une entente anticoncurrentielle entre le 14 mai 2002 et le 17 juin 2008, période au cours de laquelle ont eu lieu 12 réunions, à l’invitation du syndicat professionnel des meuniers allemands, le Verband Deutscher Mühlen (le VDM).

Pour censurer l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 20 novembre 2014, qui avait validé l’analyse de l’Autorité de la concurrence relative à la participation des sociétés VK Mühlen et Grands Moulins de Paris au pacte de non-agression entre les meuniers français et allemands, la Cour de cassation avait d’abord énoncé le principe selon lequel, « si la preuve d’une distanciation publique peut permettre de renverser la présomption du caractère illicite de la participation d’une entreprise à une réunion anticoncurrentielle, l’absence d’une telle distanciation ne peut, dans le cas d’une entente se poursuivant dans le temps et se caractérisant par une succession de réunions collusoires, être le seul élément retenu pour établir qu’une entreprise a continué de participer à l’infraction, lorsque cette entreprise a cessé, pendant une période significative, de participer à ces réunions ». Elle avait ensuite retenu qu’« en se fondant sur la seule absence de distanciation publique des sociétés VK Mühlen et Grands Moulins de Paris à l’issue de la seule réunion du 24 septembre 2003 à laquelle elles avaient assisté, sans relever aucun élément factuel établissant la poursuite du comportement anticoncurrentiel de ces sociétés jusqu’au terme général de l’infraction et alors qu’il n’était pas contesté qu’elles n’avaient pas participé aux six réunions collusoires qui s’étaient tenues postérieurement à celle du 24 septembre 2003 », la cour d’appel avait privé sa décision de base légale au regard des articles 101, paragraphe 1, du TFUE et L. 420-1 du Code de commerce.

L’arrêt du 20 novembre 2014 avait donc été cassé, notamment, « en ce que, rejetant leurs recours, il dit établi que les sociétés VK Mühlen AG et Grands Moulins de Paris ont participé à une entente anticoncurrentielle visant à limiter les importations de farine en sachets entre l’Allemagne et la France »1.

Devant la cour d’appel de Paris, saisie sur renvoi après cassation, Goodmills a de nouveau contesté la durée de sa participation à l’entente, fixée, par l’Autorité, du 24 septembre 2003, date de la sixième réunion, au 17 juin 2008, c’est-à-dire le jour des opérations de visite et de saisie. Elle a fait valoir que l’absence de distanciation ne peut, dans le cadre d’une entente se poursuivant dans le temps et se caractérisant par une succession de réunions collusoires, être le seul élément retenu pour établir qu’une entreprise, invitée mais non présente à ces réunions collusoires, a continué de participer à l’infraction après la seule réunion à laquelle elle a été présente.

La cour d’appel de Paris a rejeté le moyen dès lors que d’autres éléments du dossier que l’absence de distanciation à l’égard des pratiques permettent de considérer que la société VK Mühlen a participé à l’entente jusqu’à son terme. En effet, outre la présence d’un salarié de VK Mühlen, à la réunion n° 6, celui-ci a été destinataire des lettres d’invitation du VDM pour les réunions nos 5, 7 et 10. La cour d’appel estimait que ces invitations, adressées aux meuniers allemands et transmises aux entreprises françaises, qui indiquaient, concernant la réunion n° 7, « suite à notre arrangement du 24 septembre 2003 je vous invite à une réunion avec les collègues français (…) » et, concernant la réunion n° 10, « rencontre avec les Français », étaient suffisamment précises pour que ledit salarié comprenne, d’abord, que la réunion n° 7 visait à la poursuite de la réunion n° 6 qui s’était tenue le 24 septembre 2003, et ensuite, bien qu’il n’ait pas assisté aux réunions nos 7, 8 et 9, que la réunion n° 10 s’inscrivait dans le même contexte, ces deux réunions poursuivant le pacte de non-agression entre les meuniers français et allemands.

La cour d’appel avait par ailleurs retenu que la réception de ces invitations montrait de surcroît que, jusqu’à l’envoi des invitations à la réunion n° 11, les parties à l’entente ont considéré que la société VK Mühlen partageait leurs objectifs, était prête à en assumer les risques et était des leurs et que, si elle n’avait pas la maîtrise de leur envoi, elle pouvait toutefois y mettre un terme et détromper leur expéditeur ainsi que les autres membres de l’entente en se distanciant expressément et en indiquant qu’elle ne souhaitait plus être conviée, ce qu’elle n’a pas fait.

Elle avait également retenu que le fait qu’elle n’ait, ensuite, pas reçu d’invitations pour les réunions nos 11 et 12 et qu’elle n’ait pas assisté à celles-ci démontre qu’à compter de la date des invitations à participer à la réunion n° 11, soit le 27 juillet 2004, VK Mühlen avait manifesté avec suffisamment de clarté qu’elle s’était distanciée de l’entente et que son comportement était interprété en ce sens par les autres participants2.

Pour la Cour de cassation, en l’état de ces énonciations, constatations et appréciations, la cour d’appel, qui ne s’est pas bornée à établir l’absence de distanciation de VK Mühlen après sa présence à une réunion matérialisant sa participation à l’entente, mais qui a relevé des éléments factuels dont elle a déduit, souverainement, qu’ils établissaient la poursuite de la participation de cette société à l’entente jusqu’à la date qu’elle a fixée, a légalement justifié sa décision3.

L’importance de cet arrêt doit être soulignée. Comme l’a observé un auteur, le message adressé aux entreprises est clair : « Hors la distanciation expresse et publique de l’entente, point de salut ! De fait, comme la chambre commerciale valide par le présent arrêt la solution consistant à faire reposer la preuve de la durée de la participation de l’entreprise qui n’a pris part qu’à une seule réunion sur la perception que les cartellistes ont de la participation de cette entreprise à la poursuite de l’entente par le truchement des seuls éléments extériorisant cette perception, à savoir l’envoi d’invitation à participer aux réunions suivantes, la seule solution pratique dont dispose l’entreprise pour ne pas se voir imputer une participation au long cours est de s’en distancier expressément, et, sans doute aussi, publiquement »4.

Notons encore que l’affaire rapportée n’est pas sans rappeler celle des cires de bougie dans laquelle la Cour de justice de l’Union européenne a jugé que le tribunal a commis une erreur de droit en considérant que la distanciation publique constitue l’unique moyen dont dispose une société impliquée dans une entente pour prouver la cessation de sa participation à cette entente, même dans le cas où cette société n’a pas participé à des réunions collusoires. Cette erreur n’a pas conduit à l’annulation de l’arrêt attaqué concernant la participation de Total France à l’infraction. La Cour de justice a en effet considéré que bien qu’elle n’ait pas participé aux trois dernières réunions collusoires, Total France n’a pas cessé de participer à l’entente dès lors que des éléments factuels (confirmation initiale de la participation de la requérante à la réunion en question, réservation initiale pour celle-ci, par l’organisatrice des réunions collusoires, d’une chambre d’hôtel pour la réunion en question, etc.) appréciés en combinaison avec l’absence de distanciation publique de Total France et la perception de l’organisatrice des réunions collusoires, constituaient des indices concordants permettant de conclure à la poursuite de la participation de Total France à l’entente5.

Il apparaît clairement que dans les deux affaires, celle de la farine et celle des cires de bougies, la perception des autres participants à l’entente de l’intention de se distancier constitue un élément laissant supposer la poursuite de la participation à l’entente.

Activité de la Cour de cassation et du Conseil d’État en droit de la concurrence (février - mars 2021)
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II – Rejet du pourvoi contre l’ordonnance du premier président de la cour d’appel de Paris autorisant des OVS dans les locaux de la société Caudalie

Il ressort du présent arrêt que « l’Autorité de la concurrence, lorsqu’elle agit pour l’application de l’article 22 du règlement (CE) n° 1/2003 du Conseil du 16 décembre 20026, n’est pas pour autant privée des pouvoirs propres qu’elle tient des dispositions de l’article L. 450-1 du Code de commerce, qui lui permettent d’enquêter sur d’éventuelles irrégularités commises en France ».

Cette affaire a pour origine une demande de l’Autorité belge de la concurrence fondée sur l’article 22 du règlement (CE) n° 1/2003.

Estimant, dans le cadre de l’enquête qui a suivi, qu’un faisceau d’indices laissait présumer l’existence d’un système d’ententes verticales susceptibles de relever de la pratique prohibée par l’article L. 420-1, 2°, du Code de commerce, et par l’article 101-1 du TFUE, l’Autorité de la concurrence française a saisi le juge des libertés et de la détention (JLD) du tribunal de grande instance de Paris d’une requête aux fins de se voir délivrer, en application de l’article L. 450-4 du Code de commerce, une ordonnance d’autorisation de visites et de saisies dans les locaux de l’entreprise Caudalie.

Caudalie a formé un pourvoi contre l’ordonnance du premier président de la cour d’appel de Paris qui a confirmé l’ordonnance du JLD autorisant le rapporteur général de l’Autorité à effectuer les opérations de visite et de saisie.

Le premier moyen soutenait que la condition d’affectation du commerce entre États membres, à laquelle est subordonnée l’application des dispositions du règlement (CE) n° 1/2003 ne se confond pas avec l’objet et l’étendue de la mesure d’enquête. Plus précisément, il faisait valoir qu’en ce qu’il s’est fondé, pour dire que l’Autorité de la concurrence n’avait pas excédé les termes de la requête adressée par son homologue belge, sur le constat selon lequel « la demande adressée à l’Autorité de la concurrence faisait donc expressément référence à la possibilité que la pratique anticoncurrentielle dont l’entreprise Caudalie est suspectée (…) affecte plusieurs pays de l’Union européenne dont la France », quand cette circonstance, si elle justifiait l’application du règlement et habilitait, en conséquence, l’Autorité belge de la concurrence à demander l’exécution d’une mesure d’instruction, était impropre à caractériser l’objet et l’étendue de la mesure demandée, le premier président a méconnu les articles 6, 8, 13 et 14 de la convention européenne des droits de l’Homme, 12 et 22, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 1/2003 du Conseil du 16 décembre 2002, 591 et 593 du Code de procédure pénale ».

Le moyen est rejeté. La chambre criminelle rappelle d’abord l’analyse du premier président de la cour d’appel de Paris : « Pour écarter le moyen qui soutenait que l’Autorité de la concurrence avait excédé les termes de la demande adressée par son homologue belge, l’ordonnance attaquée énonce que la requête de l’Autorité de la concurrence faisait suite à une demande d’assistance de l’Autorité belge de la concurrence sur le fondement de l’article 22, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 1/2003, qui spécifiait que le marché des produits concerné est celui de la vente en gros de produits dermo-cosmétiques, que l’Autorité belge de la concurrence a des indications selon lesquelles le marché géographique comprend au moins la Belgique, que les pratiques de la société Caudalie semblent concerner l’ensemble de ses distributeurs sélectifs, y compris les distributeurs sélectifs présents en ligne, et qu’il apparaît crédible que le comportement supposé ait un effet sur le commerce inter-étatique, puisque le plaignant vend ses produits en Belgique, mais également dans d’autres pays de l’Union européenne, notamment en France (pt 9). Le premier président ajoute que la demande adressée à l’Autorité de la concurrence faisait donc expressément référence à la possibilité que la pratique anticoncurrentielle dont l’entreprise Caudalie est suspectée, à savoir la mise en place d’un système d’ententes verticales contraignant les revendeurs agréés à appliquer une remise maximale de 10 % sur le prix d’achat hors taxe, susceptible de relever de l’application des articles L. 420-1,2°, du Code de commerce et 101-1 du TFUE, affecte plusieurs pays de l’Union européenne, dont la France » (pt 10). Par ailleurs, il retient que le commerce en ligne, dont il est aussi question ici, se caractérise par la possibilité de réaliser des transactions au-delà des frontières nationales, de sorte que limiter le champ d’enquête à un seul pays ne serait pas pertinent, et conclut qu’il ne saurait être valablement soutenu que l’Autorité de la concurrence est allée au-delà des termes de la demande que l’Autorité belge de la concurrence lui a adressée » (pt 11).

La haute juridiction énonce ensuite qu’« en prononçant ainsi, et dès lors (…) que l’Autorité de la concurrence, lorsqu’elle agit pour l’application de l’article 22 du règlement (CE) n° 1/2003 du Conseil du 16 décembre 2002, n’est pas pour autant privée des pouvoirs propres qu’elle tient des dispositions de l’article L. 450-1 du Code de commerce, qui lui permettent d’enquêter sur d’éventuelles irrégularités commises en France, (…) le premier président a justifié sa décision sans méconnaître les textes visés au moyen » (pt 12).

Dans un deuxième moyen, la société Caudalie faisait valoir que « les termes de l’autorisation de visites et saisies donnée ne peuvent excéder la portée de l’infraction pouvant être suspectée sur le fondement des indices examinés. En affirmant, pour confirmer l’ordonnance du juge des libertés et de la détention, ayant autorisé des opérations de visite et de saisie dans les locaux de la société Caudalie aux fins de rechercher, sans autre limitation, la preuve d’une pratique de prix de revente imposés par la société à ses distributeurs, qu’il découle des éléments communiqués par l’Autorité belge de la concurrence, qu’“il peut être présumé que l’entreprise Caudalie exerce une pression sur ses distributeurs, notamment ceux déployant leur activité en ligne, afin de les obliger à appliquer les prix de revente établis par elle” et que “c’est donc à bon droit que le juge des libertés et de la détention de Paris a, à partir des éléments soumis à son examen et selon la méthode dite “du faisceau d’indices”, estimé qu’il existait des présomptions simples selon lesquelles l’entreprise Caudalie violerait les articles L. 420-1, 2°, du Code de commerce et 101-1 du TFUE, justifiant l’autorisation d’une visite domiciliaire”, quand ces indices, visant exclusivement les relations existant entre la société Caudalie et des distributeurs établis ou actifs en Belgique, ne permettaient pas de présumer d’une pratique de prix de revente imposés par la société à ses distributeurs établis ou actifs en France, partant d’autoriser des opérations de visites et saisies en vue de rechercher la preuve d’une telle pratique au sein du réseau français de distribution de la société, le premier président a méconnu les articles 7 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, 6, 8, 13 et 14 de la convention européenne des droits de l’Homme, L. 450-4 du Code de commerce, 591 et 593 du Code de procédure pénale » (pt 14).

Pour la Cour de cassation, cette question relève du pouvoir souverain : « En statuant ainsi, le premier président, qui s’est référé, en les analysant, aux éléments d’information fournis par l’Administration, a souverainement apprécié le caractère suffisant des présomptions d’agissements illicites, laissant soupçonner que la société Caudalie se livrait à des pratiques prohibées visant à imposer à ses distributeurs des prix de revente, y compris depuis la France ou sur le territoire français, et a justifié sa décision sans méconnaître les textes visés au moyen » (pt 18)7.

III – Cassation partielle dans une affaire de rupture brutale des relations commerciales établies (durée du préavis)

Cette affaire a pour origine un contrat conclu le 30 septembre 2011 par lequel la société X a confié le transport de ses marchandises à la société Rave. La société X ayant été mise en redressement judiciaire, un plan de cession de la totalité de ses actifs à la société MAC a été arrêté en 2012, avec faculté pour celle-ci de se substituer à sa filiale, la société Franciaflex, pour une partie d’entre eux. Un accord est par ailleurs intervenu entre la société Franciaflex et la société Rave sur les tarifs pouvant être appliqués par cette dernière.

Deux ans plus tard, les négociations engagées entre les parties sur l’évolution des tarifs ayant échoué, la société Franciaflex a mis un terme aux relations entre les deux sociétés pour les activités dites « de distribution » à effet au 5 septembre 2014 et à celles relatives tant aux activités dites « tournées », à effet la semaine suivante, qu’aux activités dites « locations exclusives », à effet au 1er décembre 2014.

S’estimant victime d’une rupture brutale des relations commerciales établies, la société Rave a assigné la société Franciaflex en réparation de son préjudice. Devant la Cour de cassation, elle a, dans un premier moyen, reproché à l’arrêt attaqué de rejeter sa demande, alors que, était-il soutenu, « la durée des relations commerciales initialement nouées avec le cédant doit être prise en compte pour fixer la durée d’une relation commerciale établie en cas de rupture de celle-ci par le cessionnaire, lorsque ces relations se sont poursuivies, même en l’absence de mention dans le contrat de cession de la reprise ». Le moyen ajoutait qu’en retenant que le plan de cession ne prévoyait pas la reprise des relations commerciales établies avec la société Rave pour juger que la relation commerciale établie entre la société Rave et la société Franciaflex avait duré seulement 2 ans, la cour d’appel a violé l’article L. 442-6, I, 5°, du Code de commerce, devenu L. 442-1, II.

La Cour rejette le moyen. Ce faisant, elle rappelle que la victime d’une rupture brutale de relation commerciale établie ne peut se prévaloir d’une relation antérieure à un plan de cession que s’il est établi que le cessionnaire a entendu reprendre l’activité en question.

Elle commence par énoncer qu’en matière de rupture brutale d’une relation commerciale établie, la seule circonstance qu’un tiers, ayant repris l’activité ou partie de l’activité d’une personne, continue une relation commerciale que celle-ci entretenait précédemment ne suffit pas à établir que c’est la même relation commerciale qui s’est poursuivie avec le partenaire concerné, si ne s’y ajoutent des éléments démontrant que telle était la commune intention des parties.

La haute juridiction ajoute qu’après avoir constaté que le plan de cession de la société X ne prévoyait pas celle du fonds de commerce, seuls quelques éléments de ce fonds ayant été cédés, que le contrat conclu le 30 septembre 2011 entre les sociétés Rave et X ne relevait pas de ceux repris par la société Franciaflex et que, le 16 novembre 2012, un accord était intervenu sur les tarifs de la société Rave pour la période postérieure au 1er novembre 2012, la cour d’appel a pu retenir que la société Franciaflex n’avait pas poursuivi la relation initialement nouée avec la société Rave, même si elle était identique.

La Cour, en revanche, accueille le deuxième moyen qui faisait valoir que lorsque les parties entretiennent plusieurs relations commerciales, et que chacune d’entre elles fait l’objet d’une rupture distincte soumise à un préavis propre, il appartient au juge de rechercher, pour chacune des ruptures, si le préavis octroyé peut être considéré, au regard de la durée de la relation, comme suffisant.

La haute juridiction observe d’abord que « pour rejeter la demande de la société Rave, l’arrêt, après avoir constaté que, pour l’activité “tournée”, la rupture avait été notifiée le 24 octobre 2014 pour prendre effet le 3 novembre suivant, retient que, pour une relation commerciale d’une durée de deux années seulement et eu égard à l’activité en cause, le préavis d’1 mois mis en œuvre pour les activités “affrètement” et “locations exclusives” apparaît d’une durée suffisante ».

Selon elle, en se déterminant ainsi, sans préciser la raison pour laquelle la durée d’1 semaine du préavis notifié pour l’activité « tournée » était suffisante, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision8.

IV – Cassation partielle dans une affaire de rupture brutale des relations commerciales établies (application de l’article L. 442-1, II, à l’activité d’expert-comptable)

La société SMI a, en 2006, confié à la société AGSC la tenue de sa comptabilité, mais le 3 mars 2011, elle a décidé d’embaucher un comptable, réduit les tâches confiées à la société AGSC et, quelques mois plus tard, a résilié le contrat la liant à la société AGSC. Celle-ci l’a assignée en paiement de diverses sommes en réparation des préjudices causés par le retrait de sa mission et la rupture brutale d’une relation commerciale établie. La procédure a abouti devant la chambre commerciale, saisie d’un pourvoi par AGSC.

Le premier moyen retiendra surtout l’attention. La société AGSC faisait valoir que la relation entre un expert-comptable et son client est une relation commerciale, peu important qu’un lien de confiance se soit tissé entre eux ; elle soutenait qu’en considérant, pour écarter l’application de l’article L. 442-6, I, 5°, du Code de commerce (devenu C. com., art. L. 442-1, II), que la relation établie entre la société AGSC et la société SMI n’était pas fondée sur la seule recherche du profit mais également sur le lien de confiance devant exister entre eux, la cour d’appel a violé cet article.

La chambre commerciale répond au moyen en observant en premier lieu qu’il résulte de l’article 22 de l’ordonnance n° 45-2138 du 19 septembre 1945, portant institution de l’ordre des experts-comptables et réglementant le titre et la profession d’expert-comptable, modifiée par la loi n° 2010-853 du 23 juillet 2010, que l’activité d’expert-comptable est incompatible avec toute activité commerciale ou acte d’intermédiaire, à l’exception de ceux répondant à la double condition d’être réalisés à titre accessoire et de ne pas mettre en péril les règles d’indépendance et de déontologie de la profession. Elle ajoute que ce texte précise que les conditions et limites à l’exercice de ces activités et à la réalisation de ces actes seront fixées par les normes professionnelles élaborées par le conseil supérieur de l’ordre et agréées par arrêté du ministre chargé de l’Économie. Elle juge qu’en l’absence de publication de cette norme, et faute pour la société AGSC d’avoir établi que les prestations de services dont elle reprochait à la société SMI l’interruption brutale étaient accessoires à sa mission d’expert-comptable et de nature commerciale, c’est à bon droit que la cour d’appel a retenu que les dispositions de l’article L. 442-6, I, 5°, du Code de commerce, dans sa rédaction antérieure à l’ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019, n’étaient pas applicables aux relations ayant existé entre la société SMI et la société AGSC. Le moyen est donc rejeté.

Cet arrêt, dont il résulte que l’expert-comptable qui exerce l’activité de comptabilité à titre principal ne peut se prévaloir des dispositions de l’article L. 442-1, II, s’il s’estime victime d’une rupture brutale de relation commerciale établie, est bienvenu après les hésitations de la cour d’appel de Paris sur cette question9.

On notera encore que, si la Cour rejette le premier moyen, elle accueille en revanche un argument de AGSC soulevé dans le cadre du deuxième moyen à propos du paiement d’une facture ; elle casse et annule en conséquence l’arrêt attaqué sur ce point10.

V – Rejet de la requête en annulation de la décision n° 19-DCC-141 de l’Autorité de la concurrence dans l’affaire Reworld Media c/ Mondadori

Il ressort de la présente décision du Conseil d’État que le comité social et économique a intérêt à agir contre les décisions de l’Autorité de la concurrence relatives aux opérations de concentration impliquant son entreprise. Par ailleurs, le non-respect par l’une des parties à l’opération de concentration de ses obligations d’information et de consultation du comité social et économique ne peut être utilement invoqué par ce dernier à l’encontre de la décision de l’Autorité.

On se souvient que, par une décision n° 19-DCC-141 du 24 juillet 2019, l’Autorité de la concurrence a autorisé la prise de contrôle exclusif de la société Mondadori Magazines France, qui exerce son activité dans les secteurs de l’édition de magazines papier et de l’exploitation de sites éditoriaux en ligne, par la société Reworld Media, active dans les secteurs de l’édition de magazines papier, de l’exploitation de sites éditoriaux en ligne, de la vente d’espaces publicitaires sur ces supports et de l’intermédiation en matière de publicité en ligne.

Rappelons également que le comité social et économique de l’unité économique et sociale (UES) Mondadori Magazines France élargie a demandé en référé la suspension de cette décision, mais sans succès11.

Le comité social et économique a également demandé l’annulation pour excès de pouvoir de cette décision, sans plus de succès. Dans la procédure au fond, qui nous intéresse ici, le Conseil d’État prononce d’abord la recevabilité de la requête. Eu égard, d’une part, aux missions que le Code du travail confie aux comités sociaux et économiques et, d’autre part, aux effets de la décision attaquée, le comité social et économique requérant justifie d’un intérêt lui donnant qualité pour demander l’annulation de la décision litigieuse.

Cependant, la haute juridiction rejette l’ensemble des moyens soulevés par la requête.

En premier lieu, elle relève, d’une part, que la notification de l’opération de concentration a fait l’objet d’une publication sur le site internet de l’Autorité de la concurrence dans le délai prévu à l’article R. 430-4 du Code de commerce et, d’autre part, que l’opération a fait l’objet de plusieurs tests de marché auprès des concurrents des parties à l’opération afin de recueillir leurs observations sur les effets de l’opération et de l’engagement proposé par la société Reworld Media. Ainsi, le moyen tiré de ce que l’Autorité de la concurrence n’aurait pas permis aux tiers à l’opération de présenter leurs observations manque en fait (pt 4).

En deuxième lieu, il apparaît que par un jugement du 11 juillet 2019, le tribunal de grande instance de Nanterre a enjoint à la société Mondadori Magazines France et à la société Éditions Mondadori Axel Springer d’ouvrir, sur le fondement des dispositions de l’article L. 2312-24 du Code du travail, la consultation annuelle sur les orientations stratégiques pour 2019 de l’entreprise « avant toute remise valable d’un avis du comité social et économique sur le projet de cession et toute saisine régulière des autorités chargées de veiller à la concurrence, dans les 8 jours du prononcé » du jugement. Le Conseil d’État estime que ce jugement n’ayant adressé d’injonction qu’aux sociétés composant l’UES Mondadori Magazines France élargie, qui n’étaient pas débitrices de l’obligation de notification mentionnée à l’article L. 430-3 du Code de commerce, le moyen tiré de ce que l’Autorité de la concurrence aurait commis une erreur de droit et pris la décision attaquée à l’issue d’une procédure irrégulière en autorisant l’opération de concentration sans tenir compte de l’injonction prononcée par le tribunal de grande instance de Nanterre doit, en tout état de cause, être écarté (pt 7).

En dernier lieu, répondant à un moyen qui reprochait à l’Autorité de ne pas avoir consulté le comité social et économique sur les orientations stratégiques du groupe Mondadori pour l’année 2019, le Conseil d’État observe qu’aucune disposition du Code du travail ou du Code de commerce n’impose à l’Autorité de la concurrence de s’assurer, préalablement à l’édiction de sa décision, que les dispositions relatives à l’information et à la consultation du comité social et économique ont été respectées par l’entreprise concernée. Par ailleurs, selon lui, l’autorisation délivrée par l’Autorité de la concurrence ne saurait être regardée, contrairement à ce que soutenait le comité social et économique, comme ayant nécessairement et par elle-même pour effet de conduire à une méconnaissance de ces dispositions, sanctionnée d’une amende en vertu de l’article L. 2317-1 du Code du travail (pt 8)12.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Cass. com., 8 nov. 2016, nos 14-28234 et s.
  • 2.
    CA Paris, 4 juill. 2019, n° 16/23609.
  • 3.
    Cass. com., 10 févr. 2021, n° 19-20599.
  • 4.
    L’actu-concurrence, n° 6/2021, 15 févr. 2021, note A. Ronzano.
  • 5.
    CJUE, 17 sept. 2015, n° C-634/13, P, Total Marketing Services SA c/ Commission.
  • 6.
    Cons. UE, règl. n° 1/2003, 16 déc. 2002, art. 22 : « Une autorité de concurrence d’un État membre peut exécuter sur son territoire toute inspection ou autre mesure d’enquête en application de son droit national au nom et pour le compte de l’autorité de concurrence d’un autre État membre afin d’établir une infraction aux dispositions de l’article 81 ou 82 du traité » (devenus TFUE, art. 101 et 102).
  • 7.
    Cass. crim., 17 févr. 2021, n° 19-84310.
  • 8.
    Cass. com., 10 févr. 2021, n° 19-15369.
  • 9.
    C.-S. Pinat, « L’applicabilité de la rupture d’une relation commerciale établie à l’activité d’expert-comptable », Dalloz actualité, 3 mars 2021.
  • 10.
    Cass. com., 10 févr. 2021, n° 19-10306 : Dalloz actualité, 3 mars 2021, obs. C.-S. Pinat.
  • 11.
    CE, 6 sept. 2019, n° 433217.
  • 12.
    CE, 9 mars 2021, n° 433214.
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