Demande d’expertise in futurum et respect du contradictoire

Publié le 21/06/2022

La demande d’expertise in futurum par voie de requête est une mesure dérogatoire à la voie contradictoire. Partant, le recours à la requête est subordonné à la preuve de circonstances spécifiques appréciées au moment de la requête dont le défaut n’est pas régularisable a posteriori.

Cass. 2e civ., 3 mars 2022, no 20-22349

Dans le cadre d’un litige en matière de concurrence déloyale, une société a saisi, par requête des articles 145 et 812 du Code de procédure civile, le président d’un tribunal de commerce d’une demande portant sur une mesure d’expertise in futurum confiée à un huissier. L’objectif était de saisir par surprise des documents chez un concurrent afin de prouver des faits de concurrence déloyale.

Les mesures d’instruction ont été ordonnées et exécutées dans les locaux de la société CEGELEC, qui a demandé et obtenu la rétractation de l’ordonnance. Les pièces saisies ont été restituées. La cour d’appel a confirmé la rétractation.

La société requérante fait grief à la cour d’appel d’avoir considéré que l’ordonnance n’était pas suffisamment motivée alors que la saisie des documents – sans que la société CEGELEC ne soit informée de la mesure pour préserver les preuves – était nécessaire. De plus, cette demande de motivation supplémentaire constitue un formalisme excessif, contraire au principe de procès équitable.

Ce faisant, les circonstances justifiant la neutralisation du contradictoire par le recours à la requête aux fins d’expertise in futurum peuvent-elles être justifiées au moment de la procédure de rétractation ?

La Cour de cassation rejette le pourvoi. Elle rappelle que la demande d’expertise in futurum par voie de requête est une mesure dérogatoire à la voie contradictoire (I), et que le recours à la requête est subordonné à la preuve de circonstance spécifique appréciée au moment de la requête (II).

I – Le caractère dérogatoire de la demande d’expertise par voie de requête

Par principe, la demande d’expertise in futurum doit être faite par la voie contradictoire, à savoir par voie d’assignation.

La Cour de cassation rappelle ce principe et la nécessité de respecter le principe du contradictoire.

D’une part, la Cour fonde sa décision sur le droit fondamental au procès équitable dont le contradictoire est un corollaire. L’ancrage de la décision est donc fait au niveau normatif le plus élevé dans la logique de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH)1.

D’autre part, il relève de l’office du juge de faire respecter avant tout ce principe directeur du procès. Le juge doit en toutes circonstances faire observer le principe de la contradiction2. Or, en faisant droit à une requête sans justification, le juge des requêtes n’a finalement pas rempli son office.

Pour autant, la collecte de preuve avant tout procès peut justifier de prévenir le risque de destruction des preuves par la personne soumise à la mesure d’instruction in futurum.

Dans ce cas, le recours à la voie contradictoire donne au défendeur le moyen d’anticiper la saisie de pièces et d’être tenté de les détruire.

C’est pourquoi, l’article 145 du nouveau Code de procédure civile prévoit que le juge saisi d’une demande d’expertise in futurum peut l’être par voie de requête. Dans ce cas, le principe de la contradiction est neutralisé. Le juge est saisi sans que l’adversaire soit informé.

La Cour de cassation rappelle que cette voie est dérogatoire et qu’elle est exceptionnelle.

Ce faisant, les modalités de son recours et les circonstances justifiant la neutralisation du contradictoire doivent être entendues strictement.

II – Les conditions de la saisine par voie de requête

La Cour de cassation subordonne la saisine par voie de requête à une justification spécifique des circonstances justifiant la voie non contradictoire, circonstances qui doivent être appréciées au moment où est rendu l’ordonnance sur requête.

D’une part, le requérant doit justifier de circonstances spécifiques pour neutraliser le contradictoire3. Le juge saisi d’une demande de rétractation d’une ordonnance sur requête doit rechercher si la requête et l’ordonnance rendue sur son fondement exposent les circonstances exigeant que la mesure réclamée ne soit pas prise contradictoirement. La Cour de cassation fait une application de l’article 493 du Code de procédure civile, qui impose au requérant de démontrer que des « circonstances exigent » que la mesure ne soit pas prise contradictoirement. Le requérant doit établir précisément que la mesure ne doit pas être portée à la connaissance du défendeur pour ménager un effet de surprise et ainsi prévenir la destruction de preuves4.

La Cour de cassation sanctionne une motivation trop générale et globale. Le requérant ne saurait se contenter de la démonstration qu’il produit pour établir le « juste motif » conditionnant la mesure d’instruction in futurum. L’existence potentielle d’actes de concurrence déloyale peut certes justifier la mesure d’expertise mais elle ne suffit pas pour justifier, en même temps, la neutralisation du contradictoire. Le requérant doit adopter une double motivation spécifique à l’un et à l’autre5. La Cour a ainsi pu considérer que « ne donne pas de base légale à sa décision une cour d’appel qui, pour confirmer une ordonnance de référé ayant refusé de rétracter une mesure d’expertise ordonnée sur requête, retient que la demanderesse justifiait, au vu des pièces produites, d’un motif légitime à la voir ordonner, alors qu’elle était tenue de rechercher d’office si la mesure sollicitée exigeait une dérogation à la règle de la contradiction ».

D’autre part, la motivation du recours à la voie de la requête doit être appréciée par le juge des requêtes au moment où il statue sur la requête et non au moment où il statue sur la demande de rétractation de la requête.

Le juge des requêtes a une compétence d’attribution pour connaître de la rétraction de son ordonnance. Pour autant, il doit apprécier les arguments des parties au moment où il statue sur la requête.

Il ne peut pas prendre en compte, a posteriori, des arguments (complémentaires), produits dans le cadre de la rétractation, pour justifier la voie de la requête. La Cour de cassation rappelle cette règle qui exclut toute possibilité de régularisation d’une ordonnance insuffisamment motivée sur la question de la neutralisation du contradictoire. Le requérant ne peut donc pas pallier sa légèreté dans la motivation de sa requête en produisant des preuves dans le cadre de la procédure de rétractation. Ainsi, si la nécessité de préserver les preuves en ménageant un effet de surprise peut justifier la voie de la requête, elle a été démontrée trop tardivement pour être valable.

En revanche, s’agissant du bien-fondé de la mesure d’expertise et les conditions de l’article 145 du Code de procédure civile, des éléments postérieurs peuvent être pris en considération au moment de la procédure de rétractation6. De ce fait, de nouveaux éléments peuvent venir régulariser un défaut de motivation ou au contraire remettre en cause le bien-fondé de la mesure7.

Notes de bas de pages

  • 1.
    CEDH, 14 sept. 2020, n° 77039/12.
  • 2.
    NCPC, art. 16 : « Le juge doit, en toutes circonstances, faire observer et observer lui-même le principe de la contradiction. Il ne peut retenir, dans sa décision, les moyens, les explications et les documents invoqués ou produits par les parties que si celles-ci ont été à même d’en débattre contradictoirement ».
  • 3.
    Cass. 2e civ., 8 sept. 2011, n° 10-25403 : Bull. civ. II, n° 168 – Cass. 3e civ., 22 sept. 2016, n° 14-24277, F-PB.
  • 4.
    M. Foulon et Y. Strickler, « Le constat sur requête avant tout procès », Dr. et proc. 2006, p. 73.
  • 5.
    Cass. 2e civ., 30 avr. 2009, n° 08-15421 : Bull. civ. II, n° 105 – Cass. com., 24 oct. 2018, n° 17-20268.
  • 6.
    Cass. 2e civ., 3 oct. 2002, n° 01-00177 : Bull. civ. II, n° 205 – Cass. 2e civ., 7 oct. 1987, n° 86-13290 : Bull. civ. II, n° 183.
  • 7.
    Cass. 2e civ., 12 janv. 1994, n° 92-14605 : Bull. civ. II, n° 25 – Cass. 2e civ., 20 nov. 1985, n° 84-13129 : Bull. civ. II, n° 176.
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