La pyramide de la consommation du droit

Publié le 24/08/2018

La consommation du droit est-elle en proie à des mutations profondes ? En effet, l’épistémologie juridique est en profonde réorganisation. Nous assistons à un changement de paradigme lié notamment à la multiplication des interfaces numériques (ordinateur, smartphone, tablette, etc.), modifiant radicalement le rapport entre le droit et les citoyens. Toujours est-il que ce contexte néolibéral contemporain engendre une nécessaire diversification des lieux de diffusion du droit et l’effacement des frontières entre le novice et l’homme de loi. Toutefois, si le numérique a, pendant la dernière décennie, façonné le nouveau paysage du savoir juridique, c’est indéniablement la variabilité des interactions entre les citoyens avec les lois et les autres textes à caractères normatifs qui s’exprime à travers l’observation d’un prisme pyramidal contribuant à hiérarchiser les besoins en droit des citoyens en ce début de siècle.

La diffusion du savoir juridique ne se fait plus à l’abri de ses anciens lieux de prédilection, les universités, des cabinets et autres études, mais au sein du réseau numérique. La thèse défendue dans le présent article est qu’un nouveau régime de diffusion de la connaissance du droit, que l’on dénommera le modèle B, est en train d’émerger à côté du régime classique qui a dominé pendant des siècles. Pour celui-ci, dénommé modèle A, la diffusion et l’application du droit positif sont traités dans le cadre d’institutions gérées par les juristes : universitaires, avocats, notaires, etc.

Le modèle B se déploie au contraire dans une multiplicité d’espaces, ceux d’internet et des technologies contemporaines, dans un contexte où le marché du droit ainsi que ses usages soulèvent de nombreuses questions. Toutefois, il convient de noter que les raisons et les causes de l’utilisation du réseau numérique par les citoyens sont souvent transverses.

Au sein de la présente étude, il sera admis que la nouvelle valeur de la consommation du droit ne peut être étudiée et hiérarchisée qu’en gravissant les degrés d’une pyramide, telle que présenté ci-dessous. En effet, dans cet article, nous regroupons ses besoins de consommation selon quatre niveaux.

Pyramide de la consommation du droit

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I – Le syndrome de Münchhausen par internet

Nous commençons cette ascension par l’analyse du syndrome de Münchhausen qui a tendance à s’amplifier via le canal numérique. Il s’agit de poser un diagnostic, d’identifier un syndrome bien particulier et de nature cognitive. Au début des années 1950, Richard Alan John Asher a ainsi été le premier contributeur à décrire un schéma d’automutilation, où les patients s’inventaient des maladies dans le but d’attirer l’attention des membres du corps médical sur elles et de les convaincre de l’existence d’une pathologie dont ils seraient, selon eux, affectés1. Cela étant dit, sur internet, ce trouble factice, encore appelé pathomimie par procuration, se manifeste par un comportement adopté par un internaute qui fabule une maladie sur des forums de discussion ou messagerie instantanée. Toujours est-il que c’est le professeur américain en psychiatrie, Marc Feldman, qui a utilisé la dénomination de « syndrome de Münchhausen par internet »2 pour décrire ce type de comportement. Ainsi, l’exemple le plus connu est celui d’une jeune femme qui simula un accident vasculaire cérébral et retraça à l’aide d’un ordinateur portable un supposé séjour douloureux en soins intensifs3. L’objectif étant d’obtenir de la sympathie et de l’attention des internautes fréquentant les mêmes forums de discussion. S’il existe de nombreux exemples de ce genre dans le domaine médical, on peut tout à fait imaginer que les forums juridiques sont également un terrain propice pour les individus atteints du syndrome de Münchhausen. À titre d’exemple, nous pouvons citer des internautes faisant semblant de vivre un divorce difficile, ou bien encore souffrant de ne pas avoir obtenu la garde de leurs enfants à la suite d’une décision judiciaire qui leur est défavorable. Une personne peut exagérer une citation à comparaître ou une condamnation existante. Ainsi un simple rappel à la loi se mutera en peine de prison. Il existe une multiplicité de mensonges qui sera renforcée par le biais d’internet du fait de l’anonymat ne permettant aucune identification de l’utilisateur sur ses lieux de discussion virtuelle4. Cela étant dit, il convient de noter qu’aucune étude et par conséquent aucune statistique ne permettent d’établir l’importance de ce type de comportement en ligne.

II – Le procès pathologique

Nous abordons maintenant ce que le doyen Jean Carbonnier dénommait le droit pathologique5. En effet, pour Jean Carbonnier, l’essence de la vie sociale, c’est le non-droit ; le droit n’est qu’accident ; le procès une pathologie6. S’il est naturellement admis qu’une société sans droit ne puisse exister, il s’agit là d’une dénonciation d’une utilisation abusive du droit. En effet, au-delà de l’intérêt à agir, la question qui se pose est de savoir si l’action en justice doit être rationnelle ou non. À la vérité, une grande majorité des citoyens a tendance à souhaiter agir en justice à l’encontre d’autres citoyens, d’entreprises ou de l’État pour des motifs qui, le plus souvent, ne trouvent aucun fondement juridique. C’est sur ce point que l’on distingue deux concepts juridiques. D’une part la loi issue de l’esprit humain et, d’autre part, le souhait de faire justice, qui n’est autre qu’un sentiment. Dans ce contexte, nombreux sont les points d’accès au droit comme les Maisons de justice et du droit (dont la fonction première est d’orienter juridiquement les justiciables), qui doivent faire face aux demandes les plus surprenantes et sans base juridique. Souvent qualifiés de procéduriers, ces citoyens sont convaincus d’être dans leur bon droit, à l’image de cet ancien traminot qualifié de « salarié le plus procédurier de France », avec quarante actions en justice à son actif en quarante ans. Est-ce dire qu’internet confère une autre dimension et une puissance nouvelle à la capacité d’innombrables citoyens de trouver une information juridique susceptible de leur servir d’argument contre ceux qui sont supposés leur créer un préjudice ? Si internet ne fait pas des citoyens des juristes, il semble cependant encourager l’action devant les juridictions, amplifiant la logique de la mise en avant des droits. Peut-on alors parler d’addiction au procès ? À ce jour, la seule addiction officiellement liée à un comportement et non à une drogue est l’addiction aux jeux de hasard et d’argent. Cela étant dit, l’addiction à la procédure judiciaire doit être prise au sérieux. Il se pourrait d’ailleurs que l’utilisation d’internet ne fasse que conforter ce penchant. Néanmoins, il faut avouer que la suppression du timbre à 35 € pour introduire une instance est certainement liée à une hausse de ce type de comportement. Toutefois, il convient de noter que l’amende civile destinée à sanctionner l’abus d’ester en justice peut être un remède au procès pathologique.

III – L’internaute apprenant

C’est à ce niveau que se situe le comportement le plus résiduel au sein de cette pyramide puisque, selon l’enquête menée par l’association pour la vulgarisation des informations juridiques et de l’enseignement du droit (AVIJED) entre mai et juillet 20177, seuls 23 % des sondés ont répondu effectuer une recherche juridique pour comprendre, par simple curiosité, ses droits et ses devoirs. Par ailleurs, l’internaute apprenant aura déjà un certain niveau d’études. Il suivra des formations sur internet comme les MOOCS. En effet, selon le rapport « HarvardX and MITx : Two Years of Open Online Courses Fall 2012-Summer 2014 »8, les internautes participant à des cours en ligne sont déjà parfaitement intégrés dans les études. Ainsi, de nombreux MOOCS juridiques ont vu le jour. À titre d’exemple, nous pouvons citer les MOOCS du droit des entreprises du professeur Bruno Dondéro ou de celui des contrats de travail en France, menés par le professeur Anne Le Nouvel. On est donc loin d’un engouement massif des citoyens vers une acculturation juridique.

IV – Litiges et anticipation

Au sommet de cette hiérarchie se situent les citoyens dont les besoins en droit sont liés à un litige ou à l’anticipation d’un litige. C’est à ce niveau que se situe la réalité des enjeux juridiques de notre temps. Il s’agit, bien sûr, de l’étape la plus délicate, la plus difficile. En effet, il s’agit pour cette catégorie de citoyens de surmonter une épreuve juridique, voire judiciaire. Selon l’enquête déjà citée de l’AVIJED, 32 % des personnes interrogées recherchent une information juridique pour éviter un litige qui pourrait survenir et 45 % d’entre eux lorsqu’un litige est déjà survenu. Ainsi, il s’agit de maîtriser une notion, un concept juridique que l’on souhaite rendre opératoire. En effet, il s’agit d’analyser en temps réel un problème et une action immédiate, qui doit déboucher sur une solution de droit. Si le litige a déjà eu lieu, il s’agit de traiter les problématiques du litige en urgence. C’est dans ce sens qu’internet devient le premier vecteur de recherche d’information juridique. Toujours est-il que lors d’une enquête menée en 2013 par l’AVIJED9, cette dernière s’est efforcée de cerner l’importance relative du phénomène d’externalisation de la recherche de l’information juridique. Dans la présente étude, nous parlerons d’externalisation pour toutes recherches qui se substitueraient aux lieux de diffusion du modèle A.

Toutefois, il convient de noter que, si 69 % des sondés désignent internet comme première source d’information juridique, seuls 15 % d’entre eux comprennent facilement l’information juridique qu’ils ont trouvée.

Afin de valoriser ce système pyramidal, cette étude met en exergue la montée en puissance du modèle B, dépassant jour après jour les anciennes pratiques du modèle A. Mais cette vision dynamique a le double mérite de présenter à la fois le besoin en droit, mais également les comportements des citoyens vis-à-vis de l’écosystème juridique.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Site onmeda.fr, page sur le syndrome de Munchhausen.
  • 2.
    Feldman M.-D., « Munchausen by Internet : detecting factitious illness and crisis on the Internet », Southern Medical Journal, vol. 93, juill. 2000, n° 7, p. 669-72 (PMID 10923952).
  • 3.
    Grady D., « Faking Pain and Suffering In Internet Support Groups », The New York Times, 23 avr. 1998.
  • 4.
    Jones S.-G. (dir.), Computer-Mediated Communication and Community, 1995, Sage Publications.
  • 5.
    « Si ennuyeux qu’il soit d’avoir l’air d’un enfant de Malthus, nous ne pouvons nous empêcher de penser que l’aspiration à un droit indéfiniment extensible fait bon marché de ce que le droit a d’artificiel, de pathologique, voire de pathogène ».
  • 6.
    Carbonnier J., Flexible droit, pour une sociologie du droit sans rigueur, 2013, LGDJ.
  • 7.
    https://www.village-justice.com/articles/IMG/pdf_2017_09_12_rapport_avijed_finalise_.pdf.
  • 8.
    https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2586847.
  • 9.
    https://www.pantheonsorbonne.fr/fileadmin/diplome_droit_internet/Documents/Vulgarisation_juridique__NEVINE_LAHLOU_.pdf.
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