« Le droit de la consommation est au cœur de la transition écologique »

Publié le 27/07/2022

Le 1er juillet dernier, le prix de la Chaire droit de la consommation de CY Cergy Paris université (95) était remis à Marylou Le Roy pour sa thèse portant sur la loyauté des plateformes. Pour l’occasion, la Chaire avait organisé un colloque sur le thème « Produits de consommation et enjeux européens », en présence de Marie-Paule Benassi, en charge de la politique des consommateurs à la DG Justice de la Commission européenne. Carole Aubert de Vincelles et Natacha Sauphanor-Brouillaud, directrice et codirectrice de la Chaire, font le bilan de cet événement.

Actu-juridique : Qui est la lauréate du prix de la Chaire droit de la consommation de CY Cergy Paris université ?

Carole Aubert de Vincelles : Le prix de la Chaire droit de la consommation est remis tous les deux ans. Il est destiné à récompenser une œuvre doctrinale offrant un éclairage scientifique nouveau sur les enjeux théoriques et pratiques relevant du droit de la consommation. Ce prix est organisé en partenariat avec Lextenso, partenaire de la Chaire, qui offre au lauréat la publication de sa thèse dans sa collection LGDJ. Si la thèse a déjà fait l’objet d’une publication, le lauréat se verra remettre une contribution financière visant à faciliter ses activités de recherche. Pour cette première édition, nous avons reçu la candidature de plusieurs excellentes thèses en droit de la consommation. Nous avons choisi celle de Marylou Le Roy, intitulée « La loyauté des plateformes à l’égard des consommateurs », menée sous la direction de Célia Zolynski, et soutenue à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (Paris-Saclay). La lauréate est une ancienne responsable juridique et des affaires institutionnelles au sein du Conseil national du numérique. Elle a mené de front cette activité professionnelle avec ses activités de recherches. Pendant sa thèse, elle a ainsi pu travailler sur de nombreux rapports, avis et publications du conseil, sur des sujets tels que la libre circulation des données, la confiance à l’ère des plateformes numériques. Plus récemment, elle a travaillé sur les nouvelles régulations numériques ou la convergence des transitions numériques et écologiques. Elle est actuellement post-doctorante au sein de l’observatoire de l’intelligence artificielle de l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Son activité au sein du CNNum lui a permis d’exploiter non seulement toutes les sources officielles actuelles mais aussi celles en projet, difficilement accessibles au grand public. Sur le fond, la thèse est à la croisée du droit de la consommation et du droit des contrats, puisqu’elle aborde le sujet sous l’angle de la loyauté. L’originalité de sa thèse réside dans le fait qu’elle formule de nombreuses propositions.

AJ : Quelles sont les propositions faites par la lauréate ?

Carole Aubert de Vincelles : En analysant l’encadrement des plateformes au prisme de la loyauté, notion de droit des contrats, l’autrice propose de reconnaître la loyauté des plateformes comme un principe directeur pour encadrer les relations entre les plateformes et les consommateurs. Elle part du principe que la loyauté existe déjà grâce aux obligations précontractuelles introduites par la loi pour une république numérique (L. n° 2016-1321, 16 oct. 2016), qui l’envisage d’un point de vue essentiellement informationnel, et de la directive dite Omnibus (dir. n° 2019/2161, 27 nov. 2019). La loyauté existe aussi pour débusquer les clauses abusives. Au-delà de cette loyauté informationnelle, Marylou Le Roy propose un système nouveau qui reposerait sur une régulation systémique et nécessiterait d’engager plusieurs acteurs : les États, les plateformes et les utilisateurs. La thèse propose d’instaurer une compréhensibilité et une contestabilité des pratiques, de renforcer les obligations et les interdictions prévues par le règlement sur les marchés numériques, de renforcer les règles relatives à la publicité ciblée, au cœur économique de nombreuses plateformes. Enfin, et il s’agit là encore d’un apport de la thèse, elle propose de créer deux nouveaux « droits à ». Le premier est un droit à la protection de l’attention des consommateurs, le second un droit à l’interopérabilité de certains services de plateformes. Concernant le premier, il s’agit essentiellement d’interdire les interfaces trompeuses et de permettre aux individus d’agir sur l’architecture de la plateforme afin de déterminer la manière dont leur attention est captée — un pouvoir à ce jour entre les mains des seules plateformes. Concernant l’interopérabilité, l’objectif est d’offrir aux consommateurs la possibilité de sortir d’un écosystème captif et de choisir la plateforme de leur choix. Cette thèse n’est donc pas un travail uniquement théorique. La lauréate a bien conscience que pour assurer une loyauté effective de la part des plateformes dans l’intérêt des consommateurs, il faut la garantir par des instruments de contrôle et de sanction.

AJ : Comment envisage-t-elle cette sanction ?

Carole Aubert de Vincelles : L’autrice choisit une approche pragmatique. Elle constate que les deux instruments les règlements sur les services numériques que sont le Digital Services Act (DSA) et le Digital Markets Act (DMA), en construction à l’époque de ses recherches, s’inscrivent dans une logique de compliance. Elle propose de sortir de cette logique de seule compliance et de l’assortir d’une réglementation et de sanctions élevées, mises en place par les pouvoirs publics et les utilisateurs.

AJ : Pourquoi avez-vous organisé ce prix de la Chaire de droit de la consommation ?

Carole Aubert de Vincelles : Il existe des prix d’éditeurs et des prix universitaires pour récompenser des travaux juridiques. Il nous a paru naturel, pour promouvoir le droit de la consommation, d’encourager les chercheurs à mener des travaux dans ce domaine. Le droit de la consommation, qui remonte à 1970, est relativement jeune. Il est encore mal perçu. Il est souvent envisagé de façon trop ciblée comme le droit des consommateurs, générant une kyrielle d’obligations à la charge des entreprises. À notre avis, il faut l’appréhender de façon bien plus transversale. C’est un droit qui englobe toutes les pratiques commerciales, usuelles et nouvelles : plateformes numériques, consommation collaborative, objets connectés. Il est en outre au cœur de deux préoccupations majeures que sont la transition numérique et la transition écologique. Il doit être envisagé comme un droit d’équilibre entre la compétitivité des entreprises et les intérêts des consommateurs. Le but de ce prix est aussi de donner une visibilité à la Chaire, créée à la fin de l’année 2019 au sein de la Fondation de CY Cergy Paris Université et au master Droit de la consommation et des pratiques commerciales adossé à la Chaire. La Chaire réunit 10 acteurs majeurs du monde de la consommation de manière à croiser différents regards : institutions ou autorités (INC, ARPP), fédérations d’entreprise (FCA, FEVAD, FVD), association de consommateurs (UFC-Que Choisir), médiateurs (médiateur des communications électroniques, médiateur de l’AMF) et grandes entreprises (Fnac-Darty et Engie). Elle a un double objectif : évaluer la législation et proposer des évolutions en pesant sur les choix stratégiques des décideurs.

AJ : En quoi le droit de la consommation est-il au cœur des transitions écologiques et numériques ?

Natacha Sauphanor-Brouillaud : Le consommateur a un rôle à jouer dans la transition écologique. Par ses choix éclairés, en privilégiant des produits durables et réparables, il peut parvenir à une réduction des déchets. En effet, si la question de la gestion des déchets porte sur des organismes précis, celle de la réduction des déchets concerne l’ensemble des acteurs économiques et principalement le consommateur. S’agissant du numérique, le commerce en ligne et les activités numériques des consommateurs influencent plus de 50 % des achats des consommateurs. L’enjeu est donc la régulation des plateformes numériques. Là encore, le consommateur a un rôle à jouer. Le droit de la consommation est un droit d’origine essentiellement européenne. Or, les deux chantiers prioritaires de la Commission européenne sont d’une part la transition écologique et d’autre part la transition numérique. Nous avons décidé de les aborder lors de cet événement par le biais de deux tables rondes : l’une consacrée à la réparabilité et la durabilité des produits, l’autre dédiée au passeport numérique des produits.

AJ : Quel bilan faites-vous de ce colloque ?

Natacha Sauphanor-Brouillaud : La Chaire a commencé ses activités lors du premier confinement. Ce colloque était donc le premier événement en présentiel que nous avons pu organiser. Nous nous réjouissons du résultat. La plupart des partenaires de la Chaire étaient présents. Grâce à l’accueil du MEDEF, dans un amphithéâtre magnifique au cœur de Paris, nous avons pu rassembler 150 participants restés jusqu’au cocktail. Nous avons organisé ce colloque au lendemain des derniers jours de la présidence française de l’Union européenne. Comme la Chaire est concernée par les enjeux européens, nous voulions nous inscrire dans cette temporalité. Nous avons eu une allocution de Marie-Paule Benassi, en charge de la protection des consommateurs à la DG Justice de la Commission européenne. En une vingtaine de minutes, elle a résumé toutes les avancées qui ont eu lieu sous présidence française en matière de droit de la consommation : les règlements DSA et DMA, le chargeur universel, le projet de réforme du crédit, la participation des consommateurs à la transition verte… son allocution a bien montré que la présidence française avait été un moteur pour la protection des consommateurs. La présence dans l’assemblée de Philippe Guillermin, chef du bureau du droit de la consommation de la DGCCRF, a permis de donner des éclairages sur l’impact de ces évolutions sur la législation française.

AJ : Quels ont été les sujets évoqués dans le cadre de la table ronde sur la durabilité et la réparabilité des produits ?

Natacha Sauphanor-Brouillaud : La table ronde sur la durabilité et la réparabilité était très intéressante. Elle portait sur le droit à réparation envisagé dans la proposition de directive pour donner aux consommateurs les moyens d’agir en faveur de la transition écologique. Cette proposition a été présentée par la Commission européenne le 30 mars dernier. Les échanges ont permis de montrer que le droit à la réparation, qu’on aurait pu voir comme une avancée majeure concernant la protection des consommateurs, n’est pas un progrès aussi net. La question est plus complexe. En effet, ce nouveau « droit à » aurait un coût pour le consommateur, car il faudrait pour le mettre en place développer une filière de la réparation. D’autre part, le droit à la réparation suppose que le consommateur accepte d’être privé de son produit pendant le temps que dure la réparation. Or aujourd’hui, ce n’est généralement pas le cas. L’usager a plutôt tendance à choisir le remplacement du produit pour en bénéficier immédiatement. La table ronde a permis de présenter les options proposées par les différents pays européens pour favoriser la réparation des produits. Il faut des mesures incitatives. L’Autriche a mis en place des bons de réparation, par lesquels la collectivité finance la moitié de la réparation, dans une limite de 100 €. En Espagne et au Portugal, des pièces détachées sont fournies pour permettre de réparer un produit tout au long de sa vie. En Suède, un fonds de réparation a été mis en place, cumulé avec un système de réduction d’impôts pour la réparation de certains produits. Un des intervenants de la table ronde a proposé, afin de favoriser l’économie circulaire, la mise en place d’une éco fiscalité de 5,5 % au lieu de 20 % sur les produits reconditionnés. Les intervenants ont néanmoins fait valoir que tous les produits ne sont pas réparables. La question a été posée de savoir dans quelle mesure la sobriété de la consommation peut être imposée par le législateur. Il ne faut pas non plus perdre de vue que réduire le remplacement des produits peut freiner l’innovation, car on empêche le consommateur de remplacer son produit abîmé par un produit plus innovant. Il va falloir trouver un équilibre entre toutes ces données. La question a été posée d’allonger le délai de garantie des produits, et il s’est avéré que ce n’est pas forcément la meilleure solution pour soutenir l’économie circulaire. Quel intérêt par exemple de rallonger la durée de garantie d’une perceuse alors que des études montrent que les personnes qui en possèdent une s’en servent en moyenne 37 minutes dans leur vie ? Il semble dans ce cas plus pertinent de privilégier une économie d’usage plutôt que d’achat.

AJ : Et lors de la deuxième table ronde sur le passeport numérique ?

Natacha Sauphanor-Brouillaud : La deuxième table ronde sur le passeport numérique a également été très riche. Le projet de passeport numérique est envisagé dans la proposition de règlement dit éco conception, également présentée par la Commission européenne le 30 mars dernier. Il est ressorti de ces échanges que le projet de passeport numérique, qui consiste à créer un QR code sur les produits pour en assurer une traçabilité, pourrait soulever des difficultés s’il devait s’appliquer à des produits de seconde main. Celui qui les achètera n’aura pas les informations originelles car le passeport numérique n’aura pas existé au moment de la création du produit. Cette question n’apparaît pas à la lecture du projet de règlement et a été dévoilée au public grâce à l’analyse de l’une des intervenantes. Un autre point intéressant a été soulevé quant à la protection de la vie privée. A priori, lorsqu’on lit le projet de règlement, celui-ci ne semble concerner que les informations qui ne seraient pas qualifiées de données personnelles. Mais pour donner du sens à ces informations, elles pourraient être croisées, ce qui peut mener à une personnalisation. Ce point a été vivement débattu, Marie-Paule Benassi ne partageant pas du tout cette inquiétude. Une intervenante s’est demandé si le croisement entre ces données et la géolocalisation n’allait pas permettre une identification des consommateurs utilisant ces produits, ce qui permettrait de dresser des profils de consommateurs, de distinguer, par exemple, ceux qui réparent les produits et ceux qui ne les réparent pas. Cela serait dangereux car sous prétexte d’arriver à une démocratie verte, on porterait atteinte à la vie privée des consommateurs. Les tables rondes ont donc permis d’aborder ces problématiques dans toute leur complexité.

L’ensemble du colloque peut être visionné sur le site de la Chaire.

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