L’influence du droit de la consommation sur les décisions du chef d’entreprise
Parce qu’il a pour but d’assurer la protection des consommateurs stricto sensu ou plus largement des utilisateurs, le droit de la consommation impose au chef d’entreprise de maîtriser les risques qu’il fait encourir et, le cas échéant, d’en assumer les conséquences. Pourtant, les récents scandales sanitaires invitent à s’interroger sur les mécanismes préventifs issus du droit positif tandis que l’amende civile pourrait déséquilibrer le tandem responsabilités civile et pénale dans leur fonction réparatrice et comminatoire.
227 ans se sont écoulés depuis la loi des 2 et 17 mars 1791 dite Décret d’Allarde et la loi Le Chapelier supprimant les corporations1. Fondée également sur l’article 4 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen2, la liberté du commerce et de l’industrie est le socle des échanges économiques et commerciaux. Toutefois, cette liberté accordée au « chef d’entreprise », pour reprendre une terminologie plus actuelle et plus en adéquation avec notre objet d’étude, n’est pas sans bornes. Force est de constater que le chef d’entreprise doit prendre en compte dans le cadre de son activité, le droit qui protège les utilisateurs, le droit régulateur d’un pan majeur de notre économie, le droit de la consommation.
Instinctivement, on pourrait penser que l’intervention du législateur, s’agissant des produits mis en circulation, est contemporaine de l’avènement de la société de consommation3. Pourtant, les travaux des historiens4 montrent notamment en matière de sécurité alimentaire, que les institutions de l’Ancien Régime et le législateur du XIXe siècle portaient une attention particulière sur la qualité, la quantité et le prix des aliments.
S’agissant de manière plus générale des produits et des services, l’essentiel des outils visant à imposer la prise en compte de la sécurité et de la santé par le chef d’entreprise se trouve dans le livre IV du Code de la consommation intitulé : « Conformité et sécurité des produits et services ». Et si de prime abord, on pourrait penser que l’obligation de sécurité découlant des articles L. 421-1 à L. 421-7 du Code de la consommation se borne strictement à la sphère du droit de la consommation, son emprise est, en réalité, bien plus large. Plusieurs arguments permettent de se convaincre de ce mouvement d’extension.
D’abord, avant d’être une obligation expressément consacrée par le législateur, l’obligation de sécurité est une création prétorienne que l’on retrouve notamment dans le contrat de transport5 et qui découle de l’ancien article 1135 du Code civil repris en substance par l’article 1194 du même code.
Ensuite, l’obligation de sécurité, par les outils qu’elle mobilise, ne saurait se cantonner au droit de la consommation car elle a pour but, plus général, la protection des consommateurs ou plutôt des utilisateurs comme nous le verrons en matière de sanctions. Et c’est à juste titre que le professeur Guy Raymond6 explique au sujet de la protection des consommateurs, qu’il s’agit « d’une matière transversale qui relève du droit administratif, du droit de la responsabilité civile, du droit pénal ou encore du droit pharmaceutique ».
Question éminemment transversale, la protection du consommateur est l’objet d’une actualité législative récente. On songe ici au projet de loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous7 (la loi Alimentation ou EGalim) qui a été adoptée le 30 octobre 20188 même si les fourches caudines du Conseil constitutionnel ont mis à pied les cavaliers législatifs en matière de droit de la consommation9. On pense également au nouvel étiquetage des médicaments qui devrait être proposé et qui fait suite à la remise du rapport sur « l’amélioration de l’information des usagers et des professionnels de santé sur le médicament ».
Préoccupations essentielles du consommateur, la sécurité et la santé de celui-ci font l’objet de toute l’attention du législateur et des pouvoirs publics. La question majeure qui se pose étant alors de savoir : dans quelle mesure les outils du droit de la consommation pèsent-ils sur les décisions du chef d’entreprise afin d’assurer la sécurité des consommateurs ? Autrement dit, par quels moyens, le droit oblige-t-il le professionnel10 à assurer la sécurité des utilisateurs des produits ou services qu’il fabrique et met en circulation ?
Et, à bien y réfléchir, la réponse à cette question se situe dans l’arbitrage de la tension entre deux intérêts opposés11. D’une part, l’intérêt économique de l’entreprise dont le but est de maximiser ses profits12, ce que nous enseigne la théorie économique et que consacre l’alinéa 1 de l’article 1832 du Code civil. Et d’autre part, les « attentes légitimes du consommateur » pour reprendre la lettre de la loi13 en matière de sécurité, ce qui invite à s’interroger sur la notion de risque encouru.
En d’autres termes, il convient de se demander quels sont les outils législatifs permettant d’appréhender le risque encouru par les consommateurs ?
D’un point de vue juridique, le risque est défini14 comme « l’événement dommageable dont la survenance est incertaine, quant à sa réalisation ou à la date de cette réalisation, se dit aussi bien de l’éventualité d’un tel événement en général ». Le risque est donc l’éventualité d’un événement dommageable. Face à cette éventualité, le droit propose l’alternative suivante : soit de répartir les conséquences dommageables et notamment pécuniaires de celui-ci par le jeu de la mutualisation, ce qui relève plutôt d’une considération en matière assurantielle ; soit de prévenir la survenance de celui-ci ce qui se traduit par le principe de précaution.
Et en matière de sécurité et de santé du consommateur, le législateur a plutôt suivi la seconde branche de l’alternative, c’est-à-dire le principe de précaution. Notion juridique aux contours flous, le principe de précaution a été consacré par l’article 5 de la charte de l’environnement qui fait partie du bloc de constitutionnalité. Pris dans sa définition stricte, le principe de précaution appliqué à l’activité de l’entreprise relève plutôt des « risques de développement » qui ne pose pas les questions exactement dans les mêmes termes que notre objet d’étude. Toutefois, le principe de précaution est intéressant car il traduit bien l’idée qui sous-tend la réglementation relative à la sécurité et à la santé des consommateurs. En effet, en imposant un certain nombre d’obligations, le droit de la consommation tend à prévenir la survenance du risque c’est-à-dire la réalisation du dommage (I). Cependant, la survenue du dommage est inéluctable et les responsabilités du chef d’entreprise apparaissent alors comme un remède essentiellement curatif même si l’aspect répressif et comminatoire doit également être souligné (II).
I – La prise en compte de la sécurité par le chef d’entreprise :des mesures de prophylaxie juridique
L’arsenal juridique, au sens militaire du terme, a pour but la prise en compte de la sécurité par le chef d’entreprise. Malgré une législation fournie et complexe (A), les récents scandales sanitaires notamment l’affaire Lactalis justifie la suggestion de pistes d’amélioration (B).
A – Le droit positif : une législation fournie et complexe
Les prémisses de la prise en compte de la sécurité des consommateurs par le législateur peuvent se retrouver dans la loi du 1er août 190515 qui donne à l’Administration les moyens d’intervention s’agissant de la mise en vente de différents produits notamment alimentaires. Première d’une longue série16, cette loi traduit la préoccupation du législateur s’agissant de la sécurité des consommateurs. Aujourd’hui, le droit positif s’articule autour de deux notions phares que sont la conformité et la sécurité et qui ne sauraient se confondre dans la mesure où elles font l’objet d’un régime distinct17. En premier lieu, le Code de la consommation18 impose au chef d’entreprise une obligation de conformité « aux prescriptions en vigueur relatives à la sécurité et à la santé des personnes, à la loyauté des transactions commerciales et à la protection des consommateurs19 ». Pour le dire autrement, les articles précités imposent au chef d’entreprise une obligation d’autocontrôle lors de la première mise en circulation d’un produit ou d’un service, à charge pour lui d’en justifier auprès des agents habilités à effectuer les contrôles20.
Aussi, cette obligation d’autocontrôle avant mise en circulation s’avère-t-elle être un véritable risque juridique pour le chef d’entreprise. La densité et la complexité de la législation composée par un grand nombre de décrets et d’arrêtés dont la liste exhaustive n’apporterait rien ici à notre propos, est source de risque pour le chef d’entreprise21.
Par ailleurs, l’article L. 412-2 du Code de la consommation fait peser sur « tout opérateur ayant connaissance, après avoir acquis ou cédé des produits, d’une non-conformité à la réglementation portant sur une qualité substantielle de tout ou partie de ces produits » une obligation d’information vis-à-vis de son fournisseur et vis-à-vis des personnes à qui il a cédé les produits en question.
Toutefois, l’obligation de conformité n’est pas suffisante en vue d’assurer la protection du consommateur/utilisateur. Pour cette raison, les articles L. 421-1 à L. 421-7 du Code de la consommation consacre une obligation générale de sécurité qui a notamment fait l’objet de modification eu égard à la transposition d’une directive européenne22. L’obligation générale de sécurité permet notamment de circonscrire le risque de survenue d’un dommage en rendant débiteur de cette obligation les producteurs et les distributeurs23. Cependant, le maquis textuel dense et fourni ne permet pas toujours d’empêcher la survenance du dommage. Dans le sillage de l’affaire Lactalis, des pistes d’amélioration ont été suggérées.
B – Les suggestions de pistes d’amélioration à la suitede l’affaire Lactalis
Malgré l’existence d’une obligation d’autocontrôle, il est des cas où le risque se réalise. En matière de sécurité alimentaire, c’est l’affaire Lactalis qui a cristallisé le débat et les réactions de l’opinion publique ces deux dernières années. On se souvient à cet égard que du lait en poudre a été contaminé par des salmonelles. La bactérie a ensuite causé des dommages aux consommateurs, essentiellement des nourrissons. Un rapport de la commission d’enquête24 présidé par M. Hutin, député, propose des pistes d’amélioration en vue d’éviter le renouvellement de ce type d’incident sanitaire.
Les travaux insistent essentiellement sur les informations et leur transmission. En premier lieu, il est proposé que l’ensemble des souches des bactéries25 soit transmis aux centres nationaux de référence26en vue d’améliorer la connaissance de la bactériologie française. Cette proposition mérite l’approbation dans la mesure où la transmission de souches est opérée, pour l’heure, de manière volontaire.
Ensuite, la transmission des informations mériterait de s’appuyer sur les nouvelles technologies de l’information et de la communication. En effet, le constat a été fait que l’information se trouvait de manière éparse sur les sites des différents acteurs de la sécurité et de la santé des consommateurs27. Pour cette raison, il a été proposé que soit mis en place un site unique permettant de regrouper l’ensemble des informations pertinentes et également une application pour téléphone mobile28. L’idée qui préside est de faire des consommateurs des acteurs de la sécurité alimentaire en leur permettant d’avoir accès à une information pertinente en temps réel mais également de signaler les difficultés dans les procédures de rappel ou l’apparition de risques lors de l’utilisation de certains produits29.
Enfin, l’existence de plan de maîtrise du risque et d’une obligation de résultat d’autocontrôle de résultat qui fait des industriels les premiers acteurs de la sécurité alimentaire30 n’a pas permis d’éviter la contamination. Et il est, en somme, proposé de prêter une plus grande attention aux résultats de faible réactivité. D’un point de vue juridique, le droit de la consommation se montre contraignant non seulement en vue de prévenir la réalisation d’un dommage ou d’une atteinte à la santé des consommateurs mais aussi et de manière plus large en vue d’éviter un dommage aux utilisateurs lato sensu.
Cependant, malgré l’existence de nombreuses prescriptions législatives, force est de constater que même si les propositions et les améliorations du système de contrôle actuel sont salutaires, il est impossible de supprimer complètement le risque. C’est la raison pour laquelle, selon nous, les responsabilités du chef d’entreprise peuvent s’analyser comme un autre élément de contrainte sur les décisions qui lui incombe de prendre. Et si les différentes dispositions que nous avons étudiées précédemment avaient pour but de prévenir le risque, les responsabilités du chef d’entreprise sont dotées d’une double fonction en étant à la fois un remède curatif en matière de sécurité des produits mais aussi un outil comminatoire.
II – La double fonctiondes responsabilités du chef d’entreprise : réparer et dissuader
S’agissant de la responsabilité du chef d’entreprise, il est, en réalité, possible de parler des responsabilités dans la mesure où le plan civil est bien souvent doublé du volet pénal31, certains auteurs parlent de responsabilité « plurale ». Dans l’hypothèse où le risque se réalise, la responsabilité civile apparaît comme le remède curatif au manque de sécurité agissant en tandem avec la responsabilité pénale sur le plan comminatoire et de la répression (A). Toutefois, le rôle attribué à chaque ordre de responsabilité dans ce tandem pourrait évoluer avec la réforme de la responsabilité civile32 dont la dernière version rendue publique date du 13 mars 2017 (B).
A – Le tandem responsabilité civileet responsabilité pénale : aspectsde droit positif
Intuitivement, lorsque l’on évoque la responsabilité civile du chef d’entreprise, on songe plutôt à la responsabilité civile extracontractuelle pour faute au sens de l’article 1240 du Code civil. Toutefois, s’il semblait que la victime eut le choix entre trois fondements pour la réparation de son préjudice33 en s’appuyant sur la responsabilité du fait personnel ou du fait des choses et l’obligation de sécurité liée à ces deux fondements ou encore la responsabilité du fait des produits défectueux. Tel ne semble plus être le cas depuis deux arrêts rendus en date du 25 avril 2002 par la Cour de justice des Communautés européennes34.
Ainsi, la responsabilité civile du chef d’entreprise devrait être engagée sur le fondement des articles 1245 et suivants du Code civil. Sans reprendre en détails l’ensemble de ce régime de la responsabilité du fait des produits défectueux. Il est possible, selon nous, d’affirmer qu’il est assez favorable aux intérêts du chef d’entreprise.
En premier lieu, malgré une large appréhension du manque de sécurité au sens de l’article 1245-3 du Code civil par la Cour de cassation35, la charge de la preuve du lien de causalité entre le fait du produit et le dommage appartient à la victime36 qui pourrait notamment se voir opposer la conformité du produit aux normes comme cause d’exonération37.
Ensuite, ce régime ne concerne que les dommages matériels dont le montant est supérieur à 500 € à la suite de la modification de l’article 1245-1 du Code civil par la loi n° 2004-1343 du 9 décembre 2004 et le décret n° 2005-113 du 11 février 2005. Toutefois, le principe de la réparation intégrale demeure lorsque le dommage résulte d’une atteinte à la personne.
Si du point de vue des consommateurs et d’un point de vue civiliste, le principe de la réparation intégrale mérite l’approbation dans ce sens où elle est un remède curatif au manque de sécurité d’un produit, elle peut s’analyser du point de vue du chef d’entreprise comme un risque juridique. En ce sens, on peut dire que le régime de responsabilité du fait des produits défectueux défini comme outil du droit de la consommation est de nature à contraindre le chef d’entreprise à prendre en compte la santé et la sécurité. En d’autres termes, à circonscrire le risque que pourrait faire courir l’utilisation de ses produits pour réduire la probabilité que sa responsabilité civile soit engagée pour le fait des produits défectueux.
Ainsi, si la responsabilité a bien entendu un rôle de curatif en cas de survenance du dommage, elle joue indirectement un rôle comminatoire.
Cependant, le rôle comminatoire des outils du droit de la consommation est plutôt assuré par l’engagement de la responsabilité pénale pour tromperie38 ou falsification39 voire en certaines hypothèses la mise en danger délibérée d’autrui40. Tandis que la première est incriminée au titre des fraudes, la seconde a un lien avec la conformité du produit et on pourrait en déduire que la falsification serait le volet pénal de la conformité tandis que la tromperie aurait une vocation à embrasser un nombre plus grand et plus vaste de situations41. Cette liste non exhaustive des qualifications pénales susceptibles d’engager la responsabilité du chef d’entreprise montre bien l’aspect plural de ses responsabilités et plus encore le balancement entre réparation pour la responsabilité civile et le tandem répression/dissuasion pour la responsabilité pénale.
En somme, la responsabilité civile joue un rôle curatif lorsque le risque se réalise et de manière indirecte un rôle comminatoire même si ce dernier relève plutôt des logiques qui président en matière pénale. L’engagement de la responsabilité pénale du chef d’entreprise sous la qualification de tromperie ou de falsification influe nécessairement sur les décisions prises par ce dernier. Toutefois, ces lignes claires et communément admises pourraient être remises en cause par le projet de réforme de la responsabilité civile.
B – La consécration de la faute lucrative : vers un déséquilibre du tandemdes responsabilités civile et pénale
L’article 1266-1 du Code civil dans le projet de réforme de la responsabilité civile a été largement commenté42. Et il n’est pas question ici de revenir sur les questions de constitutionnalité43 ou de conventionalité44 d’une telle disposition. Ainsi, nous limiterons ici notre propos dans un questionnement relatif au rapport entre amende civile, droit de la consommation et décisions du chef d’entreprise. Plusieurs remarques peuvent être émises à ce sujet.
En premier lieu, l’amende civile est conçue par le législateur comme la sanction de la faute lucrative. S’il a été écrit qu’elle trouverait un terrain d’élection particulièrement favorable en matière de propriété industrielle, de délits de presse et de droit de la concurrence45, il est possible d’affirmer que cette consécration en droit commun pourrait également avoir vocation à s’appliquer sur les outils du droit de la consommation visant à contraindre le chef d’entreprise. Les propos du professeur François Rousseau46 abondent en ce sens lorsqu’il écrit que « ces deux domaines de prédilections de l’amende civile (…) ne doivent pas occulter la potentielle étendue d’un mécanisme général d’amende civile ». Au surplus et comme nous l’avons écrit précédemment, l’intérêt économique de l’entreprise étant de maximiser ses profits, il est permis de penser qu’une telle faute pourrait constituer un moyen de parvenir à cette fin47 car comme l’a justement résumé un auteur48, « la faute lucrative se définit comme une faute qui rapporte plus qu’elle ne coûte. C’est dire que la faute lucrative est le résultat d’un calcul économique, d’un calcul coût/profit ».
Ensuite, après avoir montré les liens qui peuvent unir faute lucrative et décisions du chef d’entreprise. Il convient de s’interroger sur les rapports entre l’amende civile et les différentes responsabilités du chef d’entreprise évoquées précédemment. On sait qu’à dessein49, l’amende civile n’a pas été déconnectée de la responsabilité civile extracontractuelle puisqu’elle tend à affirmer le caractère répressif de ce type de responsabilité50. Ainsi, s’agissant de notre objet d’étude, il est possible d’envisager le prononcé d’une telle sanction lorsque la responsabilité civile du chef d’entreprise est engagée pour le fait des produits défectueux au sens de l’article 1245 et suivants du Code civil. En effet, l’amende civile est d’ailleurs envisagée comme un des effets de la responsabilité civile extracontractuelle au même titre que la réparation en nature (sous-section 1 : art. 1260 et 1261) ou les dommages et intérêts (sous-section 2 : art. 1262 et s.). Cependant, en certaines hypothèses, il est possible qu’il existe un cumul d’actions civile et pénale. En effet, on peut imaginer qu’un délit de tromperie ou de falsification a conduit à un manque de sécurité pour l’utilisateur du produit qui demandera réparation sur le plan civil en se fondant sur la responsabilité du fait des produits défectueux. Se posera alors la question du prononcé de l’amende civile et l’amende pénale avec les problèmes soulevés par l’application des principes du droit pénal.
Enfin, en l’état actuel du projet, il est unanimement soutenu que l’amende civile telle qu’elle a été proposée par la lettre de l’article 1266-1 du Code civil présente d’épineuses questions d’application tant sur le plan constitutionnel, conventionnel mais également au regard des principes directeurs du droit pénal. Nous venons de voir que les mêmes problèmes se poseraient sans aucun doute en matière d’outils de droit de la consommation visant à contraindre le chef d’entreprise. Même si nous avons conscience du fait qu’un manque de sécurité n’est pas toujours doublé d’une faute lucrative au sens du nouvel article 1266-1 du Code civil.
Par ailleurs, certains auteurs proposent la mise en place de dommages et intérêts restitutoires51 en lieu et place d’une telle amende. Toutefois, il est possible de suggérer une autre vision de cette question. Selon nous, la sanction de la faute lucrative serait la réponse du législateur au phénomène de « gouvernance par les nombres » pour reprendre, dans une application légèrement différente des travaux d’Alain Supiot52, l’expression d’Alain Desrosières53. Pour le dire autrement, le législateur tenterait de répondre aux calculs économiques opérés entre le coût engendré par le respect de la norme et le coût de sa « transgression ». Si on accepte cette conception des choses, alors il est possible de plaider en faveur d’une appréhension par le droit pénal de la faute lucrative qui pourrait trouver sa place à l’article 121-3 du Code pénal. Sur l’échelle de l’intentionnalité, on la retrouverait entre la faute d’imprudence caractérisée et la faute de mise en danger délibérée ce qui permettrait de consacrer de manière générale un nouveau type de faute.
En parallèle, pourraient être mis en place des dommages et intérêts restitutoires, ce qui permettrait à la victime de la faute lucrative de récupérer les gains ou les économies réalisés à ses dépens par l’auteur de la faute. Le fait d’assumer pleinement une dimension pénale par la consécration d’un nouveau type de faute et une fonction correctrice par le jeu de dommages et intérêts restitutoires pourrait permettre une meilleure articulation des responsabilités du chef d’entreprise54 et partant, une plus grande efficacité en matière de prévention des risques.
Notes de bas de pages
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1.
Loi des 14 et 17 juin 1791 dite Le Chapelier supprimant les corporations.
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2.
L’article 4 de la DDHC dispose que « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. »
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3.
Sur ce point, not. Daumas J.-C., La révolution matérielle, une histoire de la consommation, France XIXe–XXIe siècle, 2018, Flammarion.
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4.
Bruegel M. et Stanziani A., « Pour une histoire de la sécurité alimentaire », Revue d’histoire moderne et contemporaine 2004/3, nos 51-3, p. 7.
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5.
En ce sens, Hocquet-Berg S., « Le contrat de transport, creuset de l’obligation de sécurité », Revue de jurisprudence commerciale 2016, p. 329.
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6.
Raymond G., JCl. Concurrence – Consommation, fasc. 950 : « Santé et sécurité des consommateurs ».
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7.
Projet de loi, modifié par le Sénat, pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, n° 1135.
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8.
L. n° 2018-938, 30 oct. 2018 pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous.
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9.
En ce sens, Milchior R., « De quelques aspects de droit de la consommation de la loi EGalim », AJ contrat 2018, p. 516.
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10.
Nous utilisons cette expression au sens large du terme afin de montrer que l’enjeu dépasse les considérations relatives au droit de la consommation.
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11.
Raymond G., JCl. Concurrence – Consommation, fasc. 950 : « Santé et sécurité des consommateurs ».
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12.
On trouve notamment cet objet dans la lettre de l’article 1832, alinéa 1, du Code civil qui dispose que : « La société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter ».
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13.
Au sens de l’article L. 421-3 du Code de la consommation (au sujet de la sécurité), article 1245-3 du Code civil (dont l’appréciation est plus large que l’article L. 421-3 du Code de la consommation).
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14.
Cornu G., Vocabulaire juridique, 12e éd., 2018, PUF.
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15.
Loi du 1er août 1905 sur les fraudes et falsifications en matière de produits ou de services.
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16.
On songe ici à la loi n° 78-23 du 10 janvier 1978 relative au retrait des produits dangereux, ou encore aux lois n° 83-660 du 21 juillet 1983 relative à la sécurité des consommateurs et à la loi n° 93-949 du 26 juillet 1993 relative au Code de la consommation (partie législative).
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17.
Aux articles L. 412-1 à L. 412-6 du Code de la consommation s’agissant de la conformité et aux articles L. 422-1 à L. 422-3 du même code s’agissant de la sécurité.
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18.
C. consom., art. L.411-1 et C. consom., art. L.411-2.
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19.
C. Consom., art. L. 411-1.
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20.
Sur ces contrôles, v. Raymond G., Droit de la consommation, 4e éd., 2017, LexisNexis, préc. nos 259 et s.
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21.
V. en ce sens, Pugnet S., « La réglementation de la sécurité des produits : un risque pour l’entreprise », Contrats, conc. consom. 2009, étude 10.
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22.
Dir. n° 2001/95/CE du PE et du Cons., 3 déc. 2001, relative à la sécurité générale des produits.
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23.
C. consom., art. L. 421-1.
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24.
AN, Rapport enregistré le 19 juillet 2018, T. 1, Travaux de la commission d’enquête.
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25.
AN, Rapport enregistré le 19 juillet 2018, T. 1, Travaux de la commission d’enquête, préc. p. 51
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26.
V. pour les missions de ces centres et notamment les CNR-ESS, http: ://www.pasteur.fr/fr/sante-publique/CNR/les-cnr/escherichia-coli-shigella-salmonella/missions.
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27.
On songe ici à l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, l’Agence nationale chargée de la sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) ou encore la Commission de sécurité des consommateurs.
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28.
AN, Rapport enregistré le 19 juillet 2018, t. 1, Travaux de la commission d’enquête, préc. p. 53
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29.
AN, Rapport enregistré le 19 juillet 2018, t. 1, Travaux de la commission d’enquête, préc. p. 53.
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30.
Règl. (CE) n° 178/2002 du PE et du Cons., 28 janv. 2002, établissant les principes généraux et les prescriptions générales de la législation alimentaire, instituant l’Autorité́ européenne de sécurité́ des aliments et fixant des procédures relatives à la sécurité́ des denrées alimentaires. V. not. cons. n° 30.
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31.
V. en ce sens pour une analyse complète, Laperou-Scheneider B. et Dexant de Bailliencourt O., Les responsabilités du dirigeant de société – Nouveauté : Regards croisés de droit civil et de droit pénal, 2018, Dalloz.
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32.
http://www.textes.justice.gouv.fr/textes-soumis-a-concertation-10179/projet-de-reforme-du-droit-de-la-responsabilite-civile-29782.html.
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33.
V. en ce sens, Raymond G., Droit de la consommation, 4e éd., 2017, LexisNexis, p. 162, préc. n° 280.
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34.
CJCE, 25 avr. 2002, n° C-52/00, Commission c/ France : Rec. CJCE 2002, I, p. 3827 – CJCE, 25 avr. 2002, n° C-183/00, G. c/ S. Medecina Asturiana ; v. not. Calais-Auloy J., « Menace européenne sur la jurisprudence française concernant l’obligation de sécurité du vendeur professionnel », D. 2002, p. 2458.
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35.
Cass. 1re civ., 7 nov. 2006, n° 06-03579 : Contrats, conc. consom. 2007, comm 60 au sujet d’un manque d’information entraînant un manque de sécurité.
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36.
C. civ., art. 1245-8.
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37.
C. civ., art. 1245-10-4°.
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38.
C. consom., art. L. 441-1.
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39.
C. consom., art. L. 413-1.
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40.
C. pén., art. 223-1.
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41.
V. Cass. crim., 22 mars 2016, n° 15-82677, obs. Robert J.H. : Dr. pén. 2016, comm. 84 qui affirme une telle dissociation entre tromperie et falsification.
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42.
Porok J., « L’amende civile dans la réforme de la responsabilité civile », RTD civ. 2018, p. 327 et s. ; Graziani F., « La généralisation de l’amende civile : entre progrès et confusion. Commentaire de l’article 1266-1 du projet de réforme de la responsabilité civile », D. 2018, p. 428.
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43.
V. par ex. Chardeaux M.A. , « L’amende civile », LPA 30 janv. 2018, n° 132g0, p. 6 ; Fournier de Crouy N., LPA 8 nov. 2017, n° 128f3, p. 5.
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44.
Dreyer E., « L’amende civile concurrente de l’amende pénale », JCP E 2017, 1344, n° 25, préc. n° 7.
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45.
Dreyer E., « L’amende civile concurrente de l’amende pénale », JCP E 2017, 1344, n° 25, préc. n° 7.
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46.
Rousseau F., « Projet de réforme de la responsabilité civile – L’amende civile face aux principes directeurs du droit pénal », JCP G 2018, n° 24, doctr. 686.
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47.
En ce sens, Mesa R., « Précisions sur la notion de faute lucrative et son régime », JCP G 2012, n° 20-21, doctr. 625.
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48.
Chardeaux M.A., « L’amende civile », LPA 30 janv. 2018, n° 132g0, p. 6.
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49.
V. en ce sens, Rousseau F., « Projet de réforme de la responsabilité civile – L’amende civile face aux principes directeurs du droit pénal », JCP G 2018, n° 24, doctr. 686.
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50.
Rousseau F., « Projet de réforme de la responsabilité civile – L’amende civile face aux principes directeurs du droit pénal », JCP G 2018, n° 24, doctr. 686.
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51.
Carval S., « L’amende civile » : suppl. au JCP G 2016, n° 30-35, 42 ; Saint-Pau J.-C., « La responsabilité pénale réparatrice et la responsabilité civile punitive ? » : Resp. civ. et assur. 2013, dossier 23.
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52.
Supiot A., Gouverner par les nombres, 2015, Fayard.
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53.
Desrosieres A., Gouverner par le nombre, l’argument statistique II, Mines Paris Tech, 2008, Les Presses.
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54.
Dans ce sens où elle serait beaucoup plus comminatoire et éviterait les fourches caudines des principes présidant la matière pénale.