Affaire Kerviel : un redressement à 2,2 milliards d’euros ?

Publié le 15/12/2016

Il semblerait que Bercy ait décidé de récupérer les 2,2 milliards de déduction d’impôts alloués à la Société Générale en 2008 suite à la perte de trading engendrée par Jérôme Kerviel. Pour autant, l’affaire est moins simple que ce qui en est dit dans les médias.

Voilà plusieurs années déjà que les soutiens du trader Jérôme Kerviel dans son combat contre la Société Générale – dont des politiques comme Jean-Luc Mélenchon – réclament à intervalles réguliers que Bercy se penche sur le sort de la déduction d’impôt allouée à la Société Générale suite à la perte de trading survenue en janvier 2008, lorsque la banque a soldé les positions frauduleuses de son trader. Pour comprendre ce qu’il en est, il faut opérer un bref retour en arrière.

Le vendredi 18 janvier 2008, plusieurs alarmes se déclenchent à la Société Générale en lien avec des opérations passées par Jérôme Kerviel. Celui-ci est prié le lendemain samedi de revenir à la tour de La Défense pour s’expliquer. Dans la nuit de samedi à dimanche, les explications fournies par l’intéressé sont vérifiées par une équipe de contrôleurs qui finissent par se rendre à l’évidence : l’opération dissimulée qui a déclenché le système d’alerte correspond à un gain de trading de 1,4 milliards réalisé de mars à novembre 2007 de façon occulte. C’est alors qu’un contrôleur pose la question : et si Jérôme Kerviel avait repris des positions en 2008 ?

Les équipes travaillent toute la nuit et découvrent au matin qu’il existe en effet une autre position, de 50 milliards d’euros, qui affiche alors une perte latente de plus de 2 milliards d’euros. Du lundi au jeudi, la banque va déboucler, sous le contrôle de la Commission bancaire, les positions frauduleuses, ce qui aboutira à une perte de 6,3 milliards d’euros. Quand la presse évoque la condamnation du trader à 4,9 milliards de dommages-intérêts, il s’agit du solde net entre le gain de 1,4 milliards et la perte de 6,3 milliards. Comptablement, le gain de 2007 est enregistré sur l’exercice 2007 et taxé fiscalement à hauteur de 33 %, ce qui représente environ 500 millions. Quant à la perte, elle donne lieu à une déduction fiscale que la banque va imputer en partie sur les bénéfices passés (carry-back) et en partie sur les bénéfices à venir (carry-forward). À l’époque, une loi de finances a permis aux entreprises de demander le remboursement de ce type de déduction sans avoir à attendre d’éventuels bénéfices à venir pour l’imputer. Bercy a donc bien restitué une partie de cette somme, mais n’a pas fait un chèque de 2,2 milliards à la banque, comme le prétendent certains.

La fameuse jurisprudence Alcatel

Juridiquement, cette déductibilité s’appuie sur une jurisprudence du Conseil d’État au terme de laquelle la perte engendrée par la fraude d’un salarié est déductible fiscalement. Le célèbre arrêt Alcatel du 5 octobre 2007 est venu tempérer cette analyse dans le cas d’« un comportement délibéré ou une carence manifeste des dirigeants de la société dans l’organisation dudit département ou dans la mise en œuvre des dispositifs de contrôle qui serait à l’origine, directe ou indirecte, des détournements ». C’est au nom de cette exception que certains ont pu avancer que précisément la banque avait failli dans l’organisation de son contrôle interne de sorte qu’elle ne pouvait invoquer le bénéfice de la déductibilité.

En 2009, alors que la même question se pose à propos de la perte de trading survenue à la Caisse d’Épargne en octobre 2008 (751 millions d’euros), Bercy décide d’interroger le Conseil d’État pour savoir s’il a correctement interprété l’arrêt Alcatel en accordant la déduction des pertes. Dans son avis n° 385.088 du 24 mai 2011, celui-ci répond : « une carence du contrôle interne ne paraît pas pouvoir fonder un refus de déduction des pertes comptabilisées à la suite d’opérations menées par un salarié conformément à l’objet social de l’entreprise mais traduisant un risque excessif que ces défaillances organisationnelles n’ont pas permis d’éviter, sous la réserve de l’hypothèse où les dirigeants auraient sciemment accepté une telle prise de risque par une absence totale d’encadrement et de contrôle de l’activité du salarié ».

Le rebondissement de Versailles

À l’époque où est rendu cet avis, Jérôme Kerviel vient d’être condamné par le tribunal correctionnel de Paris pour faux et usage de faux, abus de confiance et introduction frauduleuse de données dans un système automatisé à cinq ans de prison dont trois ferme et 4,9 milliards d’euros de dommages-intérêts (jugement du 5 octobre 2010).

Le procès a mis en évidence que le trader avait dissimulé son activité, passé plusieurs centaines d’opérations fictives pour masquer la réalité de ses opérations et même rédigé de faux e-mails lorsqu’il avait été sur le point d’être découvert. En revanche, aucun élément dans le dossier n’a permis de mettre en évidence une éventuelle complicité en interne, et moins encore de démontrer qu’une partie de sa hiérarchie aurait été au courant et l’aurait laissé faire, contrairement à ses allégations. Cette décision fut ensuite confirmée en tous points par la cour d’appel de Paris le 24 octobre 2012 puis confirmée par la Cour de cassation le 19 mars 2014 sur le volet pénal. Néanmoins, dans son arrêt la Cour a opéré un revirement de jurisprudence sur le volet civil, décidant à l’occasion de cette affaire qu’il convenait de tenir compte de la participation de la faute de la victime dans la survenance du préjudice pour évaluer son droit à réparation, raisonnement jusque-là appliqué aux dommages aux personnes mais pas aux dommages aux biens afin d’éviter que les auteurs de délits ne s’enrichissent indirectement par leur forfait.

C’est à la suite de cet arrêt que la cour d’appel de Versailles a examiné en juin 2016 le volet civil de l’affaire et conclu dans un arrêt du 23 septembre dernier, sur la base du rapport de la Commission bancaire établi en 2008 sur l’affaire Kerviel (qui a abouti à une sanction de 4 millions d’euros à l’encontre de la banque), que la négligence de la banque limitait son droit à remboursement à un million d’euros et non 4,9 milliards. Aucune des parties n’a fait appel. Il est vrai que cette décision avait le mérite d’ôter une épine dans le pied de tous les protagonistes. La banque n’était plus le créancier extravagant de son ancien salarié. Et ce dernier ne souffrait plus de cette « condamnation à mort civile » qu’il dénonçait régulièrement sur les plateaux de télévision.

Du côté de l’opinion, cette façon de renvoyer dos à dos les deux adversaires était bien plus aisée à comprendre que la condamnation à 4,9 milliards d’euros. Elle paraissait plus équitable aussi.

La protection nouvelle de l’arrêt Monte Paschi

Toutefois, c’est aussi cette nouvelle analyse des conséquences des négligences de la banque – issue non pas d’éléments factuels nouveaux mais d’un revirement de jurisprudence – qui a conduit certains à relancer médiatiquement la polémique sur la déductibilité de la perte. Juridiquement, il faut le souligner tant cette affaire est polluée par le traitement médiatique dont elle fait l’objet, la Cour s’est appuyée exclusivement sur le rapport de la Commission bancaire de 2008, autrement dit celui qui était connu notamment de Bercy lorsque la déduction a été accordée.

Après une analyse approfondie, les services de Bercy ont finalement décidé de procéder au redressement. Dans ce dossier aussi médiatisé, certains observateurs soulignent que la polémique cet été concernant le recrutement par Michel Sapin comme directeur de cabinet d’un ancien cadre de la Société Générale a pu peser sur le terrain de l’impartialité objective. Par ailleurs, ce sont principalement des personnalités politiques de gauche, voire de la gauche de la gauche, qui font pression dans le sens d’un redressement. À Bercy on confiait en off, avant que la décision ne soit prise, que le dossier était complexe et qu’en cas de redressement on n’en voudrait pas à la banque de faire un recours. C’est dire…

Toujours est-il que nombre de fiscalistes ne semblent guère convaincus des chances de la solidité du fondement de ce redressement, ce d’autant plus qu’un nouvel arrêt du Conseil d’État, rendu le 13 juillet 2016, va dans le sens d’une plus grande protection des entreprises. Dans cette affaire, l’Administration avait refusé à la SA Monte Paschi Banque la déduction de pertes occasionnées par des prêts risqués. Le Conseil d’État met fin à la tentation de l’Administration d’apprécier les risques de gestion des entreprises en décidant : « C’est au regard du seul intérêt propre de l’entreprise que l’Administration doit apprécier si les opérations litigieuses correspondent à des actes relevant d’une gestion commerciale normale. Indépendamment du cas de détournements de fonds rendus possibles par le comportement délibéré ou la carence manifeste des dirigeants, il n’appartient pas à l’Administration, dans ce cadre, de se prononcer sur l’opportunité des choix de gestion opérés par l’entreprise et notamment pas sur l’ampleur des risques pris par elle pour améliorer ses résultats ».

Pour l’heure, ce « redressement » n’a donné lieu à aucune communication officielle. Son existence, révélée par un article des Échos du 14 novembre, n’a été confirmée ni par Bercy, ni par la banque. Et pour cause. Bercy est tenu par le secret fiscal et ne peut donc communiquer sur ce redressement. Quant à la Société Générale, en tant que société cotée, elle est en principe obligée au titre de l’information permanente d’informer le marché de tout événement susceptible d’avoir un impact sur son cours.

Un redressement à 2,2 milliards d’euros entre aisément dans la catégorie des informations qu’il convient de communiquer d’urgence au public. À ceci près que le débat est depuis longtemps sur la place publique et que par ailleurs la banque explique régulièrement aux analystes qu’elle est sûre de sa position, de sorte que l’hypothèse d’une notification de redressement ainsi que son montant ont été intégrés par le marché. La fuite dans Les Échos n’a donc fait que confirmer une information déjà connue, ce qui peut justifier de la part de la banque une absence de réaction. Si le redressement évoqué par Les Échos a bien été ouvert, il est certain que la Société Générale va le contester. Voilà un dossier qui, pour peu qu’il devienne public à l’occasion d’un recours, ne manquera pas de susciter des débats passionnés…

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