Affaire Kerviel : le volet prud’homal en appel

Publié le 07/12/2018

La cour d’appel de Paris a examiné le 30 octobre dernier le recours exercé par la Société Générale contre le jugement du conseil de prud’homme de Paris, du 7 juin 2016, qui a condamné la banque à verser 450 000 euros à son ancien trader pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.

En finira-t-on jamais avec l’affaire Kerviel ? Les juges examinaient le 30 octobre dernier à la cour d’appel de Paris, le recours intenté par la Société Générale à l’encontre du jugement du conseil de prud’hommes du 7 juin 2016, qui a considéré que le licenciement du trader était sans cause réelle et sérieuse, et a condamné la banque à lui verser quelque 450 000 euros d’indemnités, dont 300 000 euros correspondant à son bonus pour l’année 2007. Pour l’occasion, la cour s’était transportée dans la salle des criées. Sans doute s’attendait-elle à une forte affluence journalistique. Il n’en fut rien ! Alors que dans cette même salle en 2010, le procès devant le tribunal correctionnel de Paris avait attiré 80 journalistes sur les bancs de la presse ainsi qu’une foule de curieux, tandis que la salle des pas perdus était envahie de micros et de caméras, on ne dénombrait cette fois qu’une poignée de journalistes et un maigre public mêlant soutiens du trader, étudiants et badauds. Si l’affaire n’est pas encore terminée sur le terrain judiciaire, à l’évidence elle est épuisée médiatiquement. Il est vrai que les enjeux cette fois ne se chiffrent plus en milliards mais seulement en centaines de milliers d’euros ! Aussi et surtout, la crise des subprimes qui servait de toile de fond au dossier n’est plus désormais qu’un lointain souvenir…

Bonus

Mais pour les parties, les enjeux sont encore significatifs. Car la banque n’a évidemment pas envie d’indemniser le trader qui lui a fait perdre 4,9 milliards d’euros et la harcèle judiciairement depuis des années. Et le trader, quant à lui, continue de vouloir en découdre avec l’établissement qui l’a fait envoyer en prison et l’a « condamné à mort socialement », selon son expression, en devenant créancière à son endroit, au titre de la réparation du dommage, de la somme faramineuse de 4,9 milliards d’euros. En tout cas jusqu’à ce que la cour d’appel de Versailles, suite à un revirement de jurisprudence de la Cour de cassation le 19 mars 2014, ne décide le 22 septembre 2016 de ramener cette somme à un million d’euros. Et un million, c’est précisément ce que Jérôme Kerviel réclame dans le volet prud’homal du dossier.

En juin 2016, contre toute attente, le conseil de prud’hommes de Paris a jugé que la procédure de licenciement diligentée par la banque était sans cause réelle et sérieuse au motif que « l’employeur ne peut en aucun cas se prévaloir d’une faute dès lors qu’il a antérieurement toléré rigoureusement les mêmes faits et agissements en maintenant la poursuite des relations contractuelles sans y puiser, à l’époque, un motif de sanction ». Il est vrai que le trader avait déjà commis un manquement plusieurs mois plutôt qui lui avait valu un simple rappel à l’ordre. Mais entre-temps, un jugement correctionnel, confirmé en appel et en cassation, a constaté que Jérôme Kerviel avait commis les délits d’abus de confiance, faux et usage de faux et introduction frauduleuse de données dans un système automatisé. Et les juges du fond ont pris soin de noter que ses actions avaient été réalisées à l’insu de la banque. Voilà qui justifiait un licenciement, même si on pouvait discuter de savoir s’il était pour faute grave ou pour faute lourde.

Le conseil de prud’hommes a donc pris tout le monde de court en mettant de côté les décisions pénales, qui en principe sont censées le lier. Il a, par la même occasion dans son jugement, alloué au trader 450 000 euros sur les 800 000 demandés, dont un bonus d’un montant de 300 000 euros au titre de l’année 2007, celle-là même au cours de laquelle l’intéressé a commencé à commettre les délits qui seront découverts quelques mois plus tard. En revanche, le conseil n’avait quand même pas jugé pertinent d’allouer à Jérôme Kerviel la somme de 4,9 milliards d’euros qu’il réclamait pour, expliquait-il, montrer qu’on pouvait demander tout et n’importe quoi à une juridiction sans avoir à en justifier. L’un de ses arguments contre la banque consiste en effet à soutenir que le préjudice allégué n’a jamais fait l’objet d’une expertise indépendante et n’est donc pas démontré.

En réalité, il a fait l’objet d’une vérification par les auditeurs et par la Commission bancaire et les justificatifs ont été versés au dossier pénal. Le conseil de prud’hommes note dans son jugement : « Attendu que Monsieur K. revendique le paiement d’une somme de 4 915 610 154,00 euros à titre de dommages et intérêts pour absence de bonne foi dans l’exécution par l’employeur du contrat de travail  ; qu’en fonction des dispositions des articles 6 et 9 du Code de procédure civile déjà cité, la charge de la preuve lui revient  ; qu’à la barre, Monsieur K. a affirmé que cette demande était formulée dans le seul but de répondre, sur les mêmes bases, à la demande de la Société Générale mais qu’il ne disposait pas du moindre justificatif ; que par ailleurs aucune analyse réalisée par un expert indépendant n’a fourni au présent conseil d’éléments objectifs ; que dans ces conditions le présent conseil est bien fondé à débouter Monsieur K. de sa demande sur ce point ».

Dossier pénal et enregistrement sauvage

Devant la cour d’appel le 30 octobre dernier, la Société Générale a soutenu que le licenciement était parfaitement valable et a rappelé les termes sans ambiguïtés de l’ensemble des décisions rendues en matière pénale qui ont condamné le trader pour faux, usage de faux, abus de confiance et introduction frauduleuse de données dans un système automatisé. De son côté, l’avocat de Jérôme Kerviel a replaidé le dossier pénal, contestant une fois encore le fait que le trader ait agi à l’insu de la banque. Il s’est appuyé notamment à cet effet sur les enregistrements d’une conversation privée entre une magistrate et la commandante de police qui a piloté les investigations dans l’affaire Kerviel en 2008, réalisée par cette dernière à l’insu de la magistrate. Conversation qui évoque notamment les pressions qu’auraient exercé la banque sur le parquet. Tous ces éléments ont été soumis à la cour d’appel de Versailles, puis à la Cour de cassation dans le cadre d’une demande de révision. Sans succès. Mais le trader continue inlassablement à plaider le procès pénal dès qu’une occasion judiciaire se présente. Concernant les enregistrements, ils font l’objet d’une information judiciaire sur plainte de la magistrate enregistrée à son insu. La policière auteure de l’enregistrement est mise en examen pour atteinte à la vie privée.

Faute grave ou faute lourde ?

Le point intéressant qu’aura à trancher la cour porte sur la nature de la faute commise par le trader. Sur ce point, l’avocat général qui était présent à l’audience n’a évidemment pas requis puisque c’est un procès civil, mais est venu exprimer son analyse juridique. Pour lui, à partir du moment où les faits qui ont justifié le licenciement sont les mêmes que ceux à l’origine de la condamnation pénale, alors le juge civil est tenu par la décision pénale. Il y a donc bien une faute. En revanche, la cour recouvre sa liberté sur la qualification de la faute. Or la faute lourde, invoquée en l’espèce par la banque, implique la volonté de nuire. Jérôme Kerviel a-t-il manifesté une volonté de nuire à la banque en menant cette activité parallèle à l’insu de celle-ci qui a abouti à une perte de près de 5 milliards ? Le point se discute.

Pour l’avocat général, il y a bien faute lourde. Et il cite à l’appui de cette analyse un arrêt de la Cour de cassation du 2 juin 2017 aux termes duquel la faute lourde est établie si le salarié a connaissance de l’impact possible de ses actes et de leur caractère irrégulier. Dans cette acception-là en effet, le trader ne pouvait ignorer qu’il n’avait pas le droit d’engager une fois et demi les fonds propres de la banque, ce qu’attestent ses manœuvres de dissimulation, pas plus qu’en tant que professionnel des marchés il ne pouvait ignorer les conséquences d’un mauvais investissement. Accessoirement, le parquet s’est indigné du procédé consistant à citer à l’audience le contenu d’une discussion privée mettant en cause la probité d’un magistrat. Il a qualifié ces propos de « gravissimes » et souligné que l’enregistrement était illégal de sorte que la cour ne pouvait absolument pas en tenir compte.

Délibéré le 19 décembre.

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