L’étonnante victoire de Kerviel aux prud’hommes
Dans un jugement remarqué en date du 7 juin dernier, le Conseil de prud’hommes de Paris, considérant que le licenciement de Jérôme Kerviel était sans cause réelle et sérieuse, a condamné la Société Générale à verser à son ancien trader 450 000 €. La banque a fait appel.
En finira-t-on jamais avec l’affaire Kerviel ? Toujours est-il qu’un nouveau rebondissement a relancé l’affaire au mois de juin. Il intervient dans le volet prud’homal du dossier. En février 2013, le trader a en effet saisi le Conseil de prud’hommes de Paris aux fins de contester son licenciement et d’obtenir environ 900 000 € d’indemnités diverses, dont son bonus 2007. L’affaire a été plaidée le 19 mai dernier. Après avoir commencé par dire qu’il rendrait son jugement dans la journée, le Conseil a finalement renvoyé sa décision au 7 juin, ce qui paraissait plus raisonnable vu la complexité du dossier. Mais à lire le jugement, on songe qu’un délai supplémentaire aurait sans doute permis aux conseillers d’étudier plus attentivement les 73 pages du jugement du tribunal correctionnel du 5 octobre 2010, les 105 pages de l’arrêt du 24 octobre 2012 et les 43 pages de l’arrêt de la Cour de cassation du 19 mars 2014… Il ressort en effet de celles-ci que Jérôme Kerviel a été condamné définitivement pour abus de confiance, faux et usage de faux et introduction frauduleuse de données dans un système automatisé au détriment de son employeur. Or, dans son jugement du 7 juin, le Conseil de prud’hommes considère que le licenciement de Jérôme Kerviel est sans cause réelle et sérieuse et condamne la banque à verser au trader pas moins de 450 000 e. De là à considérer que la condamnation d’un salarié à 5 ans de prison dont 3 ferme pour des motifs aussi lourds ne constitue pas à lui seul un motif sérieux de licenciement, il n’y a qu’un pas…
Une question de délais…
Rien ne laissait présager une telle décision. L’autorité de la chose jugée au pénal s’imposant aux autres juridictions, le débat juridique relatif au licenciement ne devait porter raisonnablement que sur la qualification lourde ou grave de la faute. La faute lourde suppose en effet une intention de nuire dont la preuve pouvait à la rigueur donner lieu à discussion. Sur ce point, la Société Générale a soutenu à l’audience que le fait d’introduire des fausses données dans les systèmes informatiques pouvait s’inscrire dans la jurisprudence sur les employés qui démolissent le matériel de l’entreprise. Aussi et surtout, elle avance que lorsque Jérôme Kerviel, dans les premiers jours de janvier 2008, alors qu’il sent qu’il va être découvert, prend une position contre le marché de 50 milliards, ce n’est pas parce qu’il pense que la crise des subprimes est terminée et que le marché va rebondir mais dans l’unique objectif de perdre le 1,4 milliard d’euros que lui ont rapporté ses activités occultes en 2007 et qu’il ne sait plus comment dissimuler. Il y a donc de sa part à ce moment-là une volonté délibérée de faire perdre à la banque des milliards.
Quand les prud’hommes rejugent un dossier pénal
De son côté, David Koubbi, l’avocat de Jérôme Kerviel, n’a pas hésité à replaider le dossier pénal devant les prud’hommes sous prétexte d’empêcher ses adversaires d’invoquer à leur bénéfice les décisions définitives contre son client. Et il a conclu en demandant que soit constaté purement et simplement que le licenciement est intervenu sans cause réelle et sérieuse. Contre toute raison juridique, il a obtenu gain de cause. Faisant fi des décisions de justice déjà rendues dans ce dossier, le Conseil affirme que la banque connaissait depuis des mois les activités illicites de son trader et en déduit : « qu’en conséquence l’employeur ne peut donc prétendre de n’avoir pas été au courant de longue date des dépassements d’autorisation pratiqués par M. K. générant des encours très nettement supérieurs à ses pouvoirs de souscription, et en tout état de cause dans un délai de plus de deux mois par rapport à la date du 18 janvier 2008 ; que dans ces conditions l’employeur ne peut en aucun cas se prévaloir d’une faute dès lors qu’il a antérieurement toléré rigoureusement les mêmes faits et agissements en maintenant la poursuite des relations contractuelles sans y puiser, à l’époque, un motif de sanction ». C’est très exactement le contraire de ce qu’a jugé le juge pénal qui a constaté les manœuvres de dissimulation du trader et jugé qu’il avait agi seul, entièrement à l’insu de sa hiérarchie jusqu’à la découverte des faits le 18 janvier 2008. Qu’à cela ne tienne ! Le Conseil en déduit que la prescription de deux mois entre la faute et le licenciement n’a pas été respecté. Il ressort pourtant des décisions pénales rendues dans ce dossier que les faits commis par Jérôme Kerviel ont été découverts par la banque le 18 janvier 2008. Le 24 janvier, la perte de trading est rendue publique. Et le 12 février 2008, Jérôme Kerviel est licencié par lettre recommandée. Si l’on fait application du délai de deux mois, la banque avait jusqu’au 18 mars pour envoyer la lettre, elle l’a fait le 12 février, le licenciement est donc valable. Mais évidemment, si la banque connaissait depuis des mois, voire des années, les actes de son trader, alors en effet elle ne peut plus lui reprocher une faute et en tout état de cause elle est hors délais pour le faire.
La demande de 4,9 milliards n’est pas justifiée
Jérôme Kerviel réclamait en tout près de 900 000 € dont son bonus de 2007 calculé sur son chiffre d’affaires avoué de 50 millions – et mensonger puisque ses activités illicites lui ont rapporté 1,4 milliard d’euros en 2007. Précisément, le Conseil lui a alloué 300 000 € au titre de son bonus 2007, 100 000 € pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, 20 000 € pour conditions vexatoires en raison de la médiatisation de l’affaire, 13 000 € d’indemnités conventionnelles de licenciement et deux fois 1 800 € correspondant au mois de préavis et aux congés payés. Jérôme Kerviel et son avocat réclamaient aussi à titre « ironique » la somme de 4,9 milliards d’euros, alléguant du fait que si le juge pénal avait accordé cette somme à la banque sans expertise, ils pouvaient eux-mêmes la réclamer aussi. Le Conseil de prud’hommes n’a pas jugé pertinent de lui allouer cette somme au motif que : « Attendu que M. K. revendique le paiement d’une somme de 4 915 610 154 € à titre de dommages et intérêts pour absence de bonne foi dans l’exécution par l’employeur du contrat de travail ; qu’en fonction des dispositions des articles 6 et 9 du Code de procédure civile déjà cité, la charge de la preuve lui revient ; qu’à la barre, M. K. a affirmé que cette demande était formulée dans le seul but de répondre, sur les mêmes bases, à la demande de la Société Générale mais qu’il ne disposait pas du moindre justificatif ; que par ailleurs aucune analyse réalisée par un expert indépendant n’a fourni au présent Conseil d’éléments objectifs ; que dans ces conditions le présent Conseil est bien fondé à débouter M. K. de sa demande sur ce point ». Un soudain retour à l’orthodoxie juridique qui étonnerait presque tant il tranche avec le reste. À moins que le Conseil ne se soit offert l’ultime insolence d’une leçon de droit de la preuve au tribunal correctionnel et à la cour d’appel de Paris. La Société Générale a fait appel du jugement.