Entrepreneur individuel à responsabilité limitée : portée de l’absence d’état descriptif du patrimoine affecté

Publié le 16/03/2018

L’arrêt rendu par la Cour de cassation le 7 février 2018 est certainement appelé à une large diffusion car, à notre connaissance, c’est la première fois que la Cour de cassation est appelée à trancher une difficulté relative à l’application des règles du droit des procédures collectives à un entrepreneur individuel à responsabilité limitée (EIRL). Précisément, la question posée dans cette affaire était de savoir si l’absence d’état descriptif du patrimoine affecté dans la déclaration d’affectation de l’EIRL pouvait s’analyser en un manquement grave aux règles de l’affectation, susceptible de fonder une action en réunion de patrimoines. La Cour de cassation a répondu par l’affirmative. Cette solution est d’autant plus édifiante qu’elle est susceptible de s’appliquer à l’EIRL in bonis.

Cass. com., 7 févr. 2018, no 16-24481

Lorsqu’il a instauré le statut d’entrepreneur individuel à responsabilité limitée (EIRL), le législateur de 2010 avait pour objectif d’encourager l’entrepreneuriat individuel en permettant aux entrepreneurs de protéger leur patrimoine domestique sans recourir à la technique sociétaire1.

En effet, l’article L. 526-6 du Code de commerce permet à tout entrepreneur individuel d’affecter à son activité professionnelle un patrimoine séparé de son patrimoine personnel sans création d’une personne morale. Pour cela, l’intéressé doit simplement déposer une déclaration d’affectation au registre de publicité auprès duquel il doit s’immatriculer. Et, par exception au principe selon lequel tout individu doit répondre de l’ensemble de ses dettes quelle que soit leur origine sur la totalité de son patrimoine (C. civ., art. 2285 et C. civ., art. 2286), à compter du dépôt de la déclaration d’affectation, conformément à l’article L. 526-12 du Code de commerce, la scission du patrimoine est opposable de plein droit aux créanciers dont les droits sont nés postérieurement à son dépôt, de telle manière que l’entrepreneur répond de ses dettes professionnelles sur le patrimoine affecté à son activité tandis qu’il répond de ses dettes personnelles sur son patrimoine domestique.

Une telle réduction du droit de gage général de chacune des deux catégories de créanciers ne pouvait pas se concevoir sans garde-fou.

D’abord, la déclaration d’affectation doit contenir un inventaire détaillé du patrimoine d’affectation et une expertise est nécessaire lorsqu’un immeuble ou un bien dont la valeur excède 30 000 € est affecté à l’activité2.

Ensuite, l’article L. 526-12, alinéa 7, déclare l’EIRL responsable sur l’ensemble de ses biens et droits en cas de :

  • fraude ;

  • manquement grave aux règles gouvernant la composition des différents patrimoines de l’EIRL posées par l’article L. 526-6, alinéa 2 ;

  • manquement grave aux obligations comptables visées à l’article L. 526-13 ;

  • absence de compte bancaire séparé tel que l’article L. 526-13, alinéa 3, le prescrit.

La responsabilité de l’entrepreneur est également susceptible d’être étendue s’il est en difficulté puisque l’ordonnance du 9 décembre 20103 qui a adapté le droit des procédures d’insolvabilité à l’EIRL, a introduit un troisième alinéa à l’article L. 621-2 du Code de commerce afin de permettre d’étendre la procédure concernant un patrimoine de l’EIRL à un autre patrimoine du même débiteur dans les hypothèses de l’article L. 526-12, alinéa 7, tout en précisant la notion de fraude comme celle de la fraude « à l’égard d’un créancier titulaire d’un droit de gage général sur le patrimoine visé par la procédure », ainsi que lorsque l’on détecte une confusion entre les patrimoines du débiteur. La solution s’applique quelle que soit la procédure ouverte puisque l’article L. 621-2 est commun à la sauvegarde, au redressement et à la liquidation judiciaire.

Dans l’affaire qui a donné lieu à l’arrêt sous commentaire, c’est précisément un manquement grave aux règles de l’affectation qui était reproché à un EIRL placé en liquidation judiciaire.

En effet, un vendeur de boissons ambulant s’était déclaré EIRL sans indiquer la composition de son patrimoine affecté dans sa déclaration d’affectation, en violation des prescriptions de l’article L. 526-8 du Code de commerce. Malgré cette omission, le greffe a accepté la déclaration de l’entrepreneur. Néanmoins, lorsqu’en juillet 2014, une procédure de liquidation judiciaire a été ouverte contre ce dernier, le liquidateur a intenté une action en réunion de patrimoines sur le fondement de l’article L. 621-2 du Code de commerce en invoquant un manquement grave aux règles d’affectation.

La cour d’appel l’a débouté en retenant principalement que la déclaration d’affectation n’a pour objet que de rendre opposable la scission opérée entre les patrimoines personnel et professionnel de l’entrepreneur, elle n’aurait donc qu’un rôle probatoire. En outre, les juges du fond avaient constaté que malgré l’absence de descriptif du patrimoine affecté dans la déclaration d’affectation, les biens nécessaires à l’activité figuraient dans le bilan que l’EIRL doit déposer chaque année à son registre d’immatriculation.

La Cour de cassation adopte une approche radicalement opposée et censure l’arrêt d’appel. Elle estime au contraire que l’absence de descriptif du patrimoine affecté dans la déclaration d’affectation constitue un manquement grave aux règles d’affectation prévues à l’article L. 526-6, alinéa 2, du Code de commerce. Ce faisant, elle tranche la question de la portée de la déclaration d’affectation (I). Il n’en reste pas moins que l’on peut s’interroger sur la possibilité de purger l’absence de descriptif du patrimoine professionnel dans ladite déclaration (II).

I – Portée de la déclaration d’affectation

Pour mémoire, rappelons que conformément à l’article L. 526-8 du Code de commerce, la déclaration d’affectation doit contenir, outre la mention de l’objet de l’activité professionnelle à laquelle le patrimoine est affecté, un état descriptif des biens, droits, obligations ou sûretés affectés à l’activité professionnelle, en nature, qualité, quantité et valeur, et le cas échéant des documents attestant des formalités complémentaires qui sont exigées pour certains biens ; il s’agit en fait des biens de valeur et des immeubles qui sont soumis à expertise, et les biens communs ou indivis qui nécessitent l’accord exprès du conjoint commun en bien ou du co-indivisaire.

Par ailleurs, selon l’article L. 526-6, alinéa 2, le patrimoine affecté doit comprendre l’ensemble des biens nécessaires à l’activité professionnelle de l’EIRL, lequel peut également y adjoindre des éléments simplement utiles à sa profession, mais il ne peut, en aucun cas, ajouter des biens purement privés inutiles à son activité4.

Pour la cour d’appel, la déclaration d’affectation n’a qu’un rôle probatoire. Elle considère en effet que « la déclaration d’affectation a pour principal objet de rendre opposable aux créanciers de l’entrepreneur la décision de celui-ci d’affecter à son activité professionnelle une partie de son patrimoine, et non celui de dénoncer l’existence de biens par nature nécessaires à cet exercice qui, ne figureraient-ils pas sur la déclaration, n’en constituent pas moins le gage des créanciers dont les droits sont nés à l’occasion de l’exercice de cette activité professionnelle ». En d’autres termes, à suivre ce raisonnement, on pourrait conclure que, s’agissant des éléments nécessaires à l’activité, l’état descriptif de la composition du patrimoine vaut présomption simple d’affectation, tandis que s’agissant des biens utiles à l’activité, il vaudrait présomption irréfragable.

À vrai dire, deux arguments peuvent justifier cette thèse.

En fait, la lettre de l’article L. 526-6 impose seulement d’affecter les biens nécessaires à l’activité, ce qui peut sous-entendre que même si l’entrepreneur ne prend pas soin de lister tous ces biens, ils n’en demeurent pas moins affectés et peuvent faire l’objet d’une réintégration à la demande des créanciers. La preuve en est, et c’est le deuxième argument, que lorsqu’une procédure collective est ouverte à l’encontre d’un EIRL, il résulte de l’article L. 680-1 du Code de commerce que la procédure ne vise que les éléments affectés à l’entreprise, il ne s’agit que d’une manifestation de l’effet réel de la procédure, mais l’article L. 680-7 réserve l’hypothèse de contestation quant à l’étendue de son périmètre. Effectivement, selon ce texte, le juge saisi de la procédure connaît des « contestations relatives à l’affectation des éléments du patrimoine de cet entrepreneur qui s’élèvent à l’occasion de cette procédure ». Cela nous paraît signifier que si un bien que les créanciers professionnels jugent nécessaire à l’activité est omis dans l’état descriptif du patrimoine affecté ils peuvent contester cette omission. Et, cela conforte bien l’idée que la déclaration d’affectation prévue à l’article L. 526-7 ne vaut pas preuve irréfragable de non-affectation d’un bien5.

Dès lors, on peut comprendre que pour la cour d’appel, l’absence d’état descriptif du patrimoine affecté soit un manquement aux règles d’affectation puisqu’en définitive, par défaut, le patrimoine affecté contient tous les biens nécessaires à l’entreprise, et par conséquent, cela ne lèse pas les créanciers.

Malgré tout, la Cour de cassation ne cautionne pas ce raisonnement. La haute juridiction estime au contraire que la déclaration d’affectation doit contenir un état descriptif de la composition du patrimoine affecté et que son absence constitue un manquement grave aux règles de l’affectation.

On peut, en ce sens, apporter une justification d’opportunité. L’approche de la cour d’appel met à mal les droits des créanciers domestiques auxquels la déclaration est opposable, c’est-à-dire tous les créanciers privés dont la créance est née postérieurement au dépôt de la déclaration d’affectation. De fait, ces créanciers ont pour seul gage les biens non inscrits dans le patrimoine. Ils risquent donc à leur insu de voir une partie du patrimoine du débiteur leur échapper. Les formalités de publicité prévues par le législateur poursuivent effectivement le but d’informer les différentes catégories de créanciers de l’entrepreneur de l’étendue de leur gage général. Si cet argument est solide tant que l’EIRL est in bonis, il perd de sa force face à un EIRL en procédure collective. On a vu en effet, que les créanciers professionnels peuvent contester l’absence d’affectation d’un bien qu’ils jugent essentiel à l’activité de l’entrepreneur, malmenant ainsi les droits des créanciers domestiques qui se sont fiés au contenu de la déclaration d’affectation6.

Cela dit, en posant le principe que l’absence d’état descriptif du patrimoine professionnel de l’EIRL est un manquement grave aux règles de l’affectation, la Cour de cassation tranche une question qui a suscité des interrogations au moment de l’avènement de l’EIRL : celui-ci peut-il ne rien affecter à son entreprise ?

La réponse est donc assurément non. Et, cela semble logique puisqu’à la différence de l’associé unique de l’entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée (EURL), qui peut faire un apport en industrie, l’EIRL ne peut pas affecter son savoir-faire.

Les choses évolueront peut-être… Si l’on se souvient du rapport du député Laurent Grandguillaume, chargé de préfigurer une réforme de l’entreprise individuelle en 20137, celui-ci préconisait de considérer que toute entreprise individuelle soit dotée de la personnalité morale et que par défaut, le patrimoine de l’entreprise serait égal à zéro, ce qui impliquerait une responsabilité solidaire de l’entrepreneur, jusqu’à ce que le patrimoine soit composé d’actifs… D’un autre côté, in fine, c’est justement à ce résultat que la solution de la Cour de cassation conduit.

Parallèlement, un autre aspect de la situation de l’EIRL n’était pas véritablement en discussion ici : le bilan aurait-il pu purger l’absence de descriptif du patrimoine affecté ? A priori, bien que la Cour de cassation n’ait pas été directement interrogée sur ce point, on peut en douter.

II – Absence de purge de l’absence de descriptif du patrimoine affecté ?

Si l’EIRL n’avait pas inventorié les biens affectés à son entreprise, rien ne l’empêchait de le faire après le dépôt de sa déclaration d’affectation. Par conséquent, on pourrait lui reprocher de ne pas avoir effectué une déclaration complémentaire d’affectation relative à son compte professionnel et au véhicule utilitaire qu’il utilisait pour ses tournées. Cependant, aucune des dispositions régissant le régime EIRL ne l’y obligeait.

En effet, le deuxième alinéa de l’article L. 526-10 du Code de commerce impose une déclaration d’affectation complémentaire lorsqu’un bien visé au premier alinéa de ce texte est affecté postérieurement à la déclaration. Or, le premier aliéna ne concerne que les biens autres que des liquidités dont la valeur est supérieure à 30 000 €. De même, les articles L. 526-9 et L. 526-11 prescrivent la même obligation respectivement en cas d’affectation ultérieure d’un immeuble ou d’un bien commun ou indivis. En l’espèce, il semble improbable que le véhicule ait une valeur supérieure au seuil visé.

D’ailleurs, la cour d’appel qui avait relevé l’absence de déclaration complémentaire, n’en déduisait aucun manquement grave aux règles de l’affectation.

D’un autre côté, les juges du fond avaient pris soin de relever que l’EIRL avait respecté son obligation d’ouvrir un compte bancaire séparé et que ce compte, ainsi que le véhicule utilisé pour son activité de vente ambulante, figuraient sur son bilan simplifié8. À cet égard, il paraît important de noter que l’article L. 526-14, alinéa 1er, dispose que l’EIRL doit chaque année déposer son bilan, ou un document comptable simplifié s’il relève du régime micro fiscal, au registre auquel il a déposé sa déclaration d’affectation, le texte précise que ce document comptable vaut actualisation de la composition du patrimoine affecté.

Dès lors, et bien que la question ne se soit pas posée devant la Cour de cassation, on pourrait soutenir que le dépôt des comptes purge l’absence d’état descriptif du patrimoine affecté9.

On peut aussi tirer argument de ce que le législateur de 201610 a complété l’article L. 526-8 relatif aux rubriques de la déclaration d’affectation pour que l’entrepreneur actif au moment où il opte pour le statut EIRL puisse fournir, en guise d’état descriptif du patrimoine affecté, le bilan de son dernier exercice, à condition que celui-ci soit clos depuis moins de 4 mois à la date de dépôt de la déclaration. Ce qui est relativement logique puisque le bilan ne comprend que des biens utilisés pour l’exercice de l’activité professionnelle.

Quoi qu’il en soit, il n’a pas été avancé que le bilan de l’EIRL purgerait le défaut d’inventaire dans la déclaration d’affectation. Et bien que la sanction de l’EIRL nous paraisse ici très sévère, l’arrêt a le mérite de lancer un signal d’alerte à tous les aspirants EIRL. Il faut dresser un inventaire du patrimoine d’affectation dans la déclaration d’affectation, ne serait-ce que pour y mettre un téléphone portable !

Cette alerte est d’autant plus importante que la sanction du manquement grave aux règles de l’affectation ne rattrape pas seulement l’EIRL en procédure collective. Au contraire, un tel manquement est susceptible d’être invoqué par tout créancier impayé à tout moment.

On notera qu’en censurant les juges du fond pour violation de la loi, la Cour de cassation revient aussi sur la caractérisation de la gravité du manquement aux règles de l’affectation et se place ainsi à la frontière du fait et du droit. Cependant, qui songerait à le lui reprocher devant des textes qui ne règlent que très approximativement toutes les questions que pose le régime de l’EIRL ?

Toutefois, la caractérisation du manquement grave devra être davantage précisée à l’avenir. Cette question est sans doute plus importante qu’il n’y paraît. En effet, le législateur a pris la peine de prévoir l’action de l’article L. 680-7 du Code de commerce qui permet de contester la composition du patrimoine affecté parallèlement à une action en réunion de patrimoines. On peut donc penser qu’il a eu l’intention de sanctionner les manquements de l’entrepreneur quant à la composition de son patrimoine professionnel différemment selon leur gravité.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Dondero B., « L’EIRL ou l’entrepreneur fractionné », JCP G 2010, 679 ; Legrand V., Entreprise individuelle à responsabilité limitée 2011-2012, Dalloz, « Delmas Express ».
  • 2.
    C. com., art. L. 526-8 ; C. com., art. L. 526-9 et C. com., art. L. 526-10.
  • 3.
    Ord. n° 2010-1512, 9 déc. 2010, portant adaptation du droit des entreprises en difficulté et des procédures de traitement des situations de surendettement à l’entrepreneur individuel à responsabilité limitée : JO n° 286, 10 déc. 2010, p. 21617. Le Corre P.-M., Legrand V. et Guesmi O., « Les modifications issues de l’ordonnance d’adaptation du droit des entreprises en difficulté à l’EIRL du 9 décembre 2010 », D. 2011, dossier 90.
  • 4.
    Legrand V., « EIRL : lancement des opérations et premier “casse-tête” à l’intention des aspirants (composition du patrimoine affecté) », LPA 3 janv. 2011, p. 7.
  • 5.
    Legrand V., « Entrepreneur individuel à responsabilité limitée en difficulté », JCl. Commercial, fasc. 3255.
  • 6.
    C. com., art. L. 680-7.
  • 7.
    Delpech X., « Entrepreneuriat individuel : remise du rapport Grandguillaume », D. 2013, act., p. 7.
  • 8.
    Ce dont on peut déduire que l’EIRL était un micro entrepreneur puisqu’il résulte de l’article L. 526-13, alinéa 2, que « par dérogation à l’article L. 123-28 et au premier alinéa du présent article, l’activité professionnelle des personnes bénéficiant des régimes définis aux articles 50-0, 64 et 102 ter du Code général des impôts fait l’objet d’obligations comptables simplifiées ».
  • 9.
    En ce sens, Legrand V., « L’entreprise à patrimoine affecté sur la sellette ? », D. 2014, point de vue 1458.
  • 10.
    L. n° 2016-1691, 9 déc. 2016, relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, art. 128.
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