Retour sur la déclaration d’affectation du patrimoine d’un entrepreneur individuel à responsabilité limitée
« Un entrepreneur individuel à responsabilité limitée doit affecter à son activité professionnelle un patrimoine séparé de son patrimoine personnel et que la constitution du patrimoine affecté résulte du dépôt d’une déclaration devant comporter un état descriptif des biens, droits, obligations ou sûretés affectés à l’activité professionnelle, en nature, qualité, quantité et valeur, que le dépôt d’une déclaration d’affectation ne mentionnant aucun de ces éléments constitue en conséquence un manquement grave, de nature à justifier la réunion des patrimoines ».
Cass. com., 7 févr. 2018, no 16-24481
La séparation du patrimoine professionnel et du patrimoine personnel de l’entrepreneur individuel à responsabilité limitée est une institution du droit français. Régie par les articles L. 526-6 à L. 526-21 du Code de commerce, la séparation du patrimoine professionnel et du patrimoine personnel est une mesure qui permet à l’entrepreneur individuel de mettre ses biens personnels à l’abri de la poursuite des créanciers en cas de difficultés financières ou de procédure collective. Cette séparation de patrimoines se réalise au moyen de la déclaration d’affectation de patrimoine1. Pour être valable, cette déclaration d’affectation doit comporter un certain nombre d’indications. La Cour de cassation le rappelle utilement dans son arrêt rendu le 7 février 2018. Les faits ayant donné lieu à cet arrêt méritent d’être brièvement rappelés : un entrepreneur individuel décide de mettre en place une activité de vente ambulante de boissons. Dans cette perspective, l’entrepreneur procède à la déclaration d’affectation de son patrimoine sans y indiquer les biens constitutifs dudit patrimoine. Les difficultés rencontrées par cet entrepreneur conduisent à l’ouverture d’une procédure de liquidation judiciaire en date du 1er juillet 2014. Le liquidateur judiciaire désigné sollicite une action en réunion des patrimoines. La cour d’appel d’Angers, par arrêt du 5 juillet 2014, rejette l’action en réunion des patrimoines. D’après cette juridiction, d’une part, le greffe a entériné la déclaration d’affectation de l’entrepreneur en dépit de l’absence d’indication des biens affectés, et d’autre part, un compte bancaire a été ouvert avec le sigle EIRL et un véhicule a été immatriculé le tout aux fins des activités professionnelles de l’entrepreneur. Fort de ce qui précède, la cour d’appel relève que l’absence de mention dans la déclaration relative aux biens nécessaires à l’activité professionnelle de l’entrepreneur individuel ne constitue pas un manquement grave de nature à justifier la réunion des patrimoines. Un pourvoi est formé contre cet arrêt. La Cour de cassation casse et annule l’arrêt de la cour d’appel d’Angers. Tout ce qui précède laisse planer une interrogation : la déclaration d’affectation de patrimoine ne comportant aucune mention sur les biens affectés peut-elle être opposable au liquidateur judiciaire ? En cassant et en annulant en toutes ses dispositions l’arrêt du 5 juillet 2016, la chambre commerciale de la Cour de cassation répond par la négative. C’est dire que la déclaration d’affectation du patrimoine est inopposable au liquidateur judiciaire dès lors que l’entrepreneur individuel a manqué aux règles applicables à la déclaration (I). Cette inopposabilité emporte une conséquence notable : la validité de l’action en réunion des patrimoines effectuée par le liquidateur judiciaire (II).
I – L’inopposabilité de la déclaration d’affectation du patrimoine de l’entrepreneur individuel en difficulté
La lecture de la décision rendue par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 7 février 2018 met en évidence une question : le manquement aux règles légales de déclaration d’affectation de patrimoine par un entrepreneur individuel à responsabilité limitée justifie-t-il une action en réunion des patrimoines du liquidateur judiciaire ? Les juges de la haute juridiction répondent sans ambages « (…) qu’un entrepreneur individuel à responsabilité limitée doit affecter à son activité professionnelle un patrimoine séparé de son patrimoine personnel et que la constitution du patrimoine affecté résulte du dépôt d’une déclaration devant comporter un état descriptif des biens, droits, obligations ou sûretés affectés à l’activité professionnelle, en nature, qualité, quantité et valeur, que le dépôt d’une déclaration d’affectation ne mentionnant aucun de ces éléments constitue en conséquence un manquement grave, de nature à justifier la réunion des patrimoines ».
Il convient d’entrée de jeu de souligner que la déclaration d’affectation du patrimoine d’un entrepreneur individuel est un procédé défini par la loi. En effet, aux termes de l’article L. 526-8 du Code de commerce, les organismes chargés de la tenue des registres mentionnés à l’article L. 526-7 n’acceptent le dépôt de la déclaration visée au même article qu’après avoir vérifié qu’elle comporte :
1° un état descriptif des biens, droits, obligations ou sûretés affectés à l’activité professionnelle, en nature, qualité, quantité et valeur.
Il apparaît au vu de ce qui précède que, pour un entrepreneur individuel, initier une déclaration de son patrimoine n’est pas un procédé facultatif. Cela est un procédé obligatoire. Le caractère obligatoire de ce procédé est davantage marqué par l’indication des biens, droits, obligations ou sûretés affectés à l’activité professionnelle. L’entrepreneur est ainsi tenu à la description des biens tant dans leur nature, qualité, quantité que dans leur valeur. Dans l’affaire rendue le 7 février 2018, l’entrepreneur individuel a utilisé le sigle EIRL pour ouvrir un compte bancaire dédié à son activité professionnelle et a immatriculé le véhicule destiné à l’activité tel que présenté dans son bilan. Dans le même ordre d’idées, l’entrepreneur a déposé auprès des services du greffe une déclaration d’affectation du patrimoine en bonne et due forme. Ces initiatives de l’entrepreneur individuel sont-elles suffisantes pour rendre sa déclaration d’affectation de patrimoine valable et opposable au liquidateur judiciaire ? Au regard de la loi, une réponse négative s’impose. En effet, la déclaration de patrimoine visée par l’article L. 526-8 du Code de commerce doit comporter « un état descriptif des biens (…) affectés à l’activité professionnelle ». En l’espèce, le défaut de cet état descriptif invalide la déclaration. Autrement dit, l’absence des biens affectés à l’activité de vente ambulante de boissons rend cette déclaration d’affectation inopposable au liquidateur judiciaire. Une question demeure à ce niveau : pourquoi cette déclaration est-elle dépourvue d’effet alors que l’entrepreneur a régulièrement déposé la déclaration d’affectation du patrimoine auprès des services compétents ? La loi ne relève-t-elle pas que les organismes chargés de la tenue des registres n’acceptent le dépôt de déclaration qu’après avoir vérifié l’état descriptif des biens affectés ? Normalement, l’acceptation du dossier de déclaration par le greffe suppose la vérification préalable des biens affectés. Tel est l’argument mis en lumière par l’arrêt de la cour d’appel d’Angers pour récuser l’action en réunion des patrimoines. Malheureusement, cet arrêt a été cassé et annulé par la haute juridiction sur un fondement juridique unique : le manquement aux règles d’affectation du patrimoine. Très concrètement, la Cour de cassation note que peu importe que le greffe ait accepté et enregistré la déclaration d’affectation, dès lors que cette déclaration ne respecte pas les règles d’affectation spécifiquement l’indication des biens affectés à l’activité professionnelle, cette déclaration est inopposable au liquidateur judiciaire désigné. Une telle inopposabilité emporte une conséquence notable : la validité de l’action en réunion des patrimoines effectuée par ce dernier.
II – La conséquence de l’inopposabilité : la validité de l’action en réunion des patrimoines effectuée par liquidateur
Le patrimoine est l’ensemble des biens et des obligations d’une même personne, de l’actif et du passif, envisagé comme formant une universalité de droit, un tout comprenant non seulement ses biens présents mais aussi ses biens à venir2. En droit civil, il existe une double appréhension du patrimoine : une conception classique et une conception moderne. La conception classique du patrimoine est celle d’Aubry et Rau3. D’après ces auteurs, une personne ne peut posséder qu’un seul patrimoine : c’est l’unité et l’indivisibilité du patrimoine. Face à cette conception, il existe une conception moderne suivant laquelle une personne peut posséder plusieurs patrimoines4. Le cas topique est celui de l’entrepreneur individuel à responsabilité limitée5 possédant deux patrimoines : un patrimoine professionnel et un patrimoine personnel6. Le cloisonnement de ces patrimoines a une finalité économique notoire : protéger les biens personnels de l’entrepreneur individuel lors des difficultés rencontrées au cours de son activité et plus précisément lors de l’ouverture d’une procédure collective. Les faits soumis à la Cour de cassation le 7 février 2018 sont à ce titre fort évocateur puisqu’ils étaient relatifs à l’ouverture d’une procédure de liquidation judiciaire. Très concrètement, le liquidateur désigné au sein de cette procédure a intenté une action en réunion des patrimoines du débiteur. Était-il dans la légitimité de le faire ? Incontestablement. En sa qualité d’organe de la procédure collective, le liquidateur judiciaire est tenu d’appréhender le patrimoine du failli, liquider celui-ci et enfin désintéresser les personnes physiques ou morales créancières du failli. La loi donne d’ailleurs l’opportunité à cet organe de la procédure collective d’intenter des actions en réunion des patrimoines dans des cas spécifiques : la fraude aux droits du créancier titulaire d’un droit de gage général sur le patrimoine visé par la procédure7, la confusion des patrimoines, les manquements aux règles d’affectation du patrimoine.
En l’espèce, l’absence de mention précise des biens affectés à l’activité de vente ambulante de boissons est une violation manifeste de l’article L. 526-8 du Code de commerce. Un tel manquement justifie de manière indubitable l’action en réunion des patrimoines. Le rejet par la cour d’appel de la réunion des patrimoines a été désapprouvé par la Haute juridiction. La cassation de l’arrêt de la cour d’appel d’Angers démontre que les juges de la chambre commerciale de la Cour de cassation ont fait une application combinée de plusieurs dispositifs du Code de commerce : les articles L. 526-6, L. 526-7, L. 526-8, L. 526-12 et L. 621-2, alinéa 3. Pour ces derniers, la déclaration d’affectation qui est une obligation légale pour tout entrepreneur individuel à responsabilité limitée devrait comporter des indications précises quant à la nature, la qualité, la quantité et la valeur du bien affecté. Toute déclaration d’affectation qui contrevient à cette exigence légale constitue un manquement. Les juges rappellent alors que : « le dépôt de déclaration d’affectation ne mentionnant aucun de ces éléments constitue un manquement grave, de nature à justifier la réunion des patrimoines ».
Cet arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation apparaît important dans la mesure où la l’action en réunion des patrimoines, au-delà de limiter l’affectation patrimoniale par la reconstitution du patrimoine du débiteur en difficulté, constitue une sanction adéquate à la violation de la règle énoncée par l’article L. 526-6 du Code de commerce.
Notes de bas de pages
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1.
Tout entrepreneur individuel peut affecter à son activité professionnelle un patrimoine séparé de son patrimoine personnel, sans création d’une personne morale.
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2.
Ce patrimoine est composé de l’ensemble des biens, droits, obligations ou sûretés dont l’entrepreneur individuel est titulaire, nécessaires à l’exercice de son activité professionnelle. Il peut comprendre également les biens, droits, obligations ou sûretés dont l’entrepreneur individuel est titulaire, utilisés pour l’exercice de son activité professionnelle et qu’il décide d’y affecter. Un même bien, droit, obligation ou sûreté ne peut entrer dans la composition que d’un seul patrimoine affecté.
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3.
Par dérogation à l’alinéa précédent, l’entrepreneur individuel exerçant une activité agricole au sens de C. rur., art. L. 311-1, peut ne pas affecter les terres utilisées pour l’exercice de son exploitation à son activité professionnelle. Cette faculté s’applique à la totalité des terres dont l’exploitant est propriétaire.
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4.
Pour l’exercice de l’activité professionnelle à laquelle le patrimoine est affecté, l’entrepreneur individuel utilise une dénomination incorporant son nom, précédé ou suivi immédiatement des mots : « Entrepreneur individuel à responsabilité limitée » ou des initiales : « EIRL ».
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5.
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6.
Voir Cornu G., Vocabulaire juridique, 11e éd., 2016, PUF, quadrige, p.747.
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7.
La théorie classique d’Aubry C. et Rau C. est celle de l’unité et de l’indivisibilité du patrimoine lié à la personne. Pour plus d’informations, voir Aubry C. et Rau C., Cours de droit civil français, d’après l’ouvrage allemand de Zachariae C.-S., t. V, 3e éd., 1857, Cosse.
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8.
Denizot A., « L’étonnant destin de la théorie du patrimoine », RTD civ 2014, p.547 ; pour cet auteur, la fiducie et l’EIRL ont été présentés comme les plus beaux coups portés à la théorie du patrimoine d’Aubry C. et Rau C.
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9.
L’EIRL est consacrée par la L. n° 2010-658, 15 juin 2010.
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10.
Buffelan-Lanore Y. et Larribau-Terneyre V., Droit civil : introduction, biens, personnes, famille, 20e éd, 2018, Sirey, n° 247, la loi prévoit depuis le 1er janvier 2013 pour une même personne physique la possibilité de créer plusieurs entreprises à responsabilité limitée, donc plusieurs patrimoines d’affectation.
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11.
Article L. 621-2, alinéa 3.