La proportionnalité de la sanction en droit des entreprises en difficulté

Publié le 22/11/2018

Depuis plusieurs années, un courant jurisprudentiel et législatif tend à rendre la sanction plus juste et plus encadrée. Il paraît en effet logique de moduler cette sanction à l’aune de la gravité des fautes commises dans le cadre d’une action en comblement de l’insuffisance d’actif.

Il est apparu utile ici de faire la synthèse de ces récentes évolutions. Si les juges consulaires, qui connaissent bien le monde de l’économie, disposent d’un large pouvoir d’appréciation, il paraît légitime de convaincre les dirigeants qu’il existe bien des règles permettant d’encadrer les sanctions qui pourraient leur être infligées. Pour autant, la question d’un tri plus rapide reste posée afin de faciliter le rebond des entrepreneurs qui restent méritants, bien que malchanceux.

Les sanctions pécuniaires sont prévues, comme chacun sait, par l’article L. 651-2 du Code de commerce.

Dans ce cas, lorsqu’une liquidation judiciaire fait apparaître une insuffisance d’actif, le tribunal peut, en cas de faute de gestion ayant contribué à cette insuffisance d’actif, décider que le montant correspondant sera supporté en tout ou en partie par tous les dirigeants de droit ou de fait ou par certains d’entre eux, ayant contribué à la faute de gestion.

Cette action se prescrit par 3 ans et les sommes obtenues sont réparties au marc-le-franc entre tous les créanciers.

Ce texte a été soumis à la censure du Conseil constitutionnel. À cette occasion, cet article a été validé, dès lors que les droits des victimes ne subissent pas d’atteintes disproportionnées, que l’effectivité d’un recours juridictionnel est garantie et que le principe du contradictoire est respecté1.

La difficulté provient du fait que cet article prévoit qu’une simple contribution à la faute de gestion suffit pour permettre de faire supporter toute l’insuffisance d’actif, ce qui écarte en principe la proportionnalité. C’est la théorie de l’équivalence des conditions qui nous semble critiquable, dès lors que le droit commun devrait être appliqué.

En effet, le traditionnel lien de causalité entre la faute et le préjudice suppose l’appréciation d’une proportionnalité et d’une possibilité de moduler la réparation en fonction d’une juste appréciation du lien de causalité.

Cette théorie a cependant la vie dure et c’est dans la possibilité laissée au juge de moduler la sanction que réside, en réalité, la proportionnalité nécessaire, mais il n’y est pas obligé, ce qui est une source de disparités et d’insécurité.

La Cour de cassation a introduit le principe de proportionnalité par trois arrêts2.

Si un seul des griefs n’est pas démontré, la sanction n’est donc plus justifiée et les juges du fond ont donc été ainsi censurés. Cependant, si toutes les fautes sont établies, le juge garde un pouvoir souverain sur le montant de la condamnation et ce pouvoir souverain a été réaffirmé par la Cour de cassation. À cet égard, la Cour de cassation a précisé récemment que l’appréciation du caractère proportionné de la sanction des fautes de gestion reste du domaine des juges du fond3.

Doit-on en déduire que la Cour de cassation a abandonné la théorie de l’équivalence des conditions ? Malheureusement non, dès lors qu’il suffit que les fautes invoquées soient toutes justifiées pour qu’elles permettent la condamnation à supporter l’ensemble de l’insuffisance d’actif, même si elles n’ont fait que contribuer à la création du préjudice.

La solution actuelle ne paraît donc pas pleinement satisfaisante car l’adoption du principe de proportionnalité ne semble pas suffisante pour renoncer au principe de l’équivalence des conditions qui ne nous semble pas équitable.

Depuis décembre 2009, nous savons que la Cour de cassation, en visant le principe de proportionnalité, exige que lorsque plusieurs fautes de gestion sont retenues, chacune doit être légalement prouvée4.

La Cour considère que chaque faute invoquée qui contribue à la détermination de la sanction doit être justifiée et il faut donc établir un lien de causalité entre chaque faute de gestion caractérisée et l’insuffisance d’actif constatée.

Si plusieurs fautes de gestion sont retenues et que certaines d’entre elles ne sont pas démontrées en définitive, la Cour de cassation doit être en mesure de s’assurer de la proportionnalité de la sanction.

Ainsi et en pratique, cela conduit le liquidateur à invoquer une ou deux fautes de gestion en étant certain qu’elles seront retenues, plutôt que d’en invoquer une multiplicité qui, inévitablement, créeront une difficulté au moment de l’appréciation du préjudice, si une ou certaines d’entre elles sont rejetées.

Citons pour exemple une affaire où un dirigeant avait été condamné en comblement de passif pour plusieurs fautes dont l’absence de régularisation de capitaux propres (qui incombe en réalité aux associés et non aux dirigeants). La cassation encourue du chef d’une seule faute retenue pour condamner le dirigeant entraîne, en raison du principe de proportionnalité, cassation de l’entière décision5.

En outre, et en ce qui concerne l’absence de dépôt de la déclaration de cessation des paiements dans les 45 jours qui n’est sanctionnée que par une interdiction de gérer et pas par une faillite personnelle, la juridiction ne peut prononcer la faillite personnelle en considération de plusieurs fautes, certaines effectivement sanctionnées par la faillite personnelle et également en considération du défaut de dépôt de la déclaration de cessation des paiements dans les 45 jours : dans cette hypothèse, le principe de la proportionnalité de la sanction n’est pas respecté et la décision a été censurée6.

Chaque faute doit donc être ciblée en fonction de sa sanction.

Pour autant, poursuivant l’application de grands principes du droit et son œuvre correctrice, la Cour de cassation exerce ce contrôle dans d’autres domaines, s’agissant d’un principe général. En droit pénal, un arrêt est venu récemment réaffirmer la validité de ce principe de proportionnalité.

En l’espèce, il s’agissait d’une décision qui avait prononcé une interdiction d’exercer et une interdiction de gérer. Il a été récemment jugé7 que le juge qui prononce une interdiction d’exercer et une interdiction de gérer doit s’assurer qu’elles sont proportionnées et ne font pas échec au droit d’obtenir un emploi prévu par l’article 5 du préambule de la constitution de 1946.

Cette question a été déclarée recevable mais son renvoi devant le Conseil constitutionnel a été refusé, dès lors qu’elle n’a pas été jugée sérieuse.

La Cour de cassation semble en effet considérer que le juge qui prononce des sanctions doit s’assurer qu’elles sont proportionnées et ne sont pas de nature à faire échec au droit d’obtenir un emploi.

Le juge est tenu de motiver le prononcé de sa peine mais il doit donc aussi apprécier son caractère proportionné, de sorte que le contrôle sur le prononcé des peines sera nécessairement plus approfondi.

Il semble cependant qu’il existe une difficulté, dès lors que le droit d’obtenir un emploi n’est pas consacré par la Convention européenne des droits de l’Homme ou par ses protocoles additionnels.

De surcroît, l’impossibilité d’exercer et une interdiction de gérer interdisent-elles pour autant tout emploi salarié ? La réponse à cette question n’est pas absolument évidente.

Il n’empêche que la chambre criminelle de la Cour de cassation a validé l’existence de ce principe et son application dans le cadre du principe de la proportionnalité qui est ainsi à nouveau consacré.

Rappelons aussi que le principe de l’interdiction de la double peine pour des mêmes faits fait obstacle à la prise en compte de ces faits d’une manière cumulative par une décision pénale et une décision civile.

C’est dans ces conditions qu’a été déclaré inconstitutionnel l’article L. 654-6 du Code de commerce. Cet article prévoyait que la juridiction répressive qui reconnaît une personne coupable de banqueroute peut en outre prononcer soit la faillite personnelle, soit l’interdiction de gérer à moins qu’une juridiction civile ou commerciale ait déjà prononcé une telle mesure par une décision définitive.

Cet article visé par la décision n° 2016-573 QPC du 29 septembre 2016 prévoit que la juridiction répressive qui reconnaît l’une des personnes mentionnées à l’article L. 654-1 du Code de commerce coupable de banqueroute, peut en outre prononcer soit la faillite personnelle, soit l’interdiction de gérer à moins qu’une juridiction civile ou commerciale ait déjà prononcé une telle mesure par une décision définitive.

L’article L. 654-6 du Code de commerce qui a été abrogé par la décision du Conseil constitutionnel du 29 septembre 2016 a méconnu le principe d’égalité devant la loi, il n’a en effet pas été admis qu’une même personne fasse l’objet tantôt deux fois d’une mesure de faillite personnelle ou d’une mesure d’interdiction, tantôt une seule fois selon que le juge pénal d’une part, civil ou commercial de l’autre, statue définitivement en premier. Cette abrogation a été prise en compte par un arrêt récent8.

Citons aussi une ancienne décision9 en ce qui concerne le fait que les juges ne sont pas tenus de se prononcer sur la part de responsabilité incombant à chacun des coauteurs du dommage dans leurs rapports réciproques, dès lors qu’ils ne sont saisis d’aucune demande en ce sens.

En outre, la décision n’ayant pas réparti la contribution à la réparation entre les codébiteurs solidaires, il s’ensuit que les rapports entre ces codébiteurs sont régis par le droit commun de la solidarité contenu dans les articles 1213 et 1214 du Code civil10 .

Cependant, nous savons que les juges doivent tenir compte de la gravité des fautes de gestion commises par le dirigeant et de la proportion dans laquelle ces fautes ont contribué à l’insuffisance d’actif11.

Le principe de l’équivalence des conditions a cependant été conforté à maintes reprises et même si la faute de gestion n’est que l’une des causes de l’insuffisance d’actif, le dirigeant peut être condamné à supporter en totalité les dettes sociales, ce qui ne semble pas juste ni équitable12.

Les récents développements législatifs qui atténuent la responsabilité du dirigeant visent à mieux adapter la sanction à la gravité de la faute de gestion commise. L’article 239 de la loi n° 2015-990 du 6 août 2015 a exigé que l’omission de déclarer un état de cessation des paiements ait été faite « sciemment » par le dirigeant, ce qui nécessite un contrôle peu évident, notamment en regard des informations dont il disposait à l’époque et de sa capacité à appréhender de la situation de l’entreprise.

Cette loi plus douce a pu s’appliquer aux procédures en cours13, ce qui pose la question de la porosité entre la loi pénale et les dispositions du Code de commerce, s’agissant des mêmes faits.

La loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 (article 146) a refusé la possibilité d’introduire une demande de sanction pécuniaire contre l’ancien dirigeant en cas de « simple négligence dans la gestion ». Ces avancées à petits pas devraient être concrétisées par une réforme plus claire et plus ambitieuse.

La faute de gestion devrait être enfin définie, car la reconnaissance encore limitée d’un principe de proportionnalité ne peut palier l’insécurité juridique créée par cette absence de définition.

Faut-il une faute grave, volontaire, et le lien de causalité doit-il être clairement déterminé en relation avec le montant infligé ?

L’exigence d’une motivation revient-elle à introduire une véritable proportionnalité ? En l’état, elle dépend d’une stratégie judiciaire et c’est dommage. Ainsi, une faute qui n’a fait que contribuer, pour une partie, à la création d’un passif pourrait suffire, si elle est seule invoquée et si elle est démontrée. La justice ne s’y retrouve pas. Le rempart est celui de la sagacité de juges expérimentés. Est-ce bien suffisant dans tous les cas ? Les avis peuvent diverger.

Il paraît donc nécessaire pour triompher de la peur d’un dirigeant qui doit être incité, sans crainte, à demander en temps utile une mesure de prévention, de prévoir les principes clairs permettant de prononcer une sanction équitable, c’est-à-dire lisible, proportionnée, juste. Orientons-nous vers le droit commun qui donne la réponse.

La théorie de la causalité adéquate, fille de l’article 1382 du Code civil14 pourrait servir de guide : le dommage lié à la faute par une causalité adéquate concerne une faute déterminée. Cette faute est le facteur qui joue un rôle véritablement perturbateur ne laissant aux autres, même lorsqu’ils ont faiblement concouru au dommage, qu’un caractère secondaire15 . La relation de cause à effet doit être claire et comprise.

Nous revenons ainsi par ce biais à un principe de proportionnalité élargi qui distingue l’accessoire de l’essentiel. Mais il faudrait écarter la négligence punie par l’article 1241 du Code civil et déjà exclue par le droit positif de la sanction des dirigeants ?

Notes de bas de pages

  • 1.
    Cass. com., 27 juin 2014, n° 13-27317 : Act. proc. coll. 2014, nos 249 et 263 ; obs. Saintourens B. ; Dr. soc. 2014, comm. 17, Legros – Cons. const., 26 sept. 2014, n° 2014-415 QPC : Act. proc. coll. 2014, nos 292 et 311 ; obs. Saintourens B. ; Rev. Sociétés, 2014, p. 753 ; obs. Roussel Galle P. ; LEDEN oct. 2014, n° 152, p. 1 ; obs. Lucas F.-X.
  • 2.
    Cass. com., 1er déc. 2009, n° 08-17187 ; Cass. com., 15 oct. 2009, n° 08-21906 ; Cass. com., 26 janv. 2010, n° 08-14088 : LPA 30 oct. 2017, n° 130j9, p. 6, v. Teboul G. et Doucède J.-F. sur les sanctions.
  • 3.
    Cass. com., 9 mai 2018, n° 16-26684, F-PB.
  • 4.
    Bull. civ. IV, n° 166 ; D 2010, AJ p. 10, obs. Lienhard A. ; Rev. sociétés 2010, p. 256, note Morelli N. ; JCP E 2010, 1164, note Delmotte P. et Roussel Galle P.; Act. proc. coll. 2010, n° 31, obs. Vallansan J. ; Gaz. Pal. 17 avr. 2010, n° I1264, p. 46, obs. Montéran T. ; Rev. proc. coll. 2010, n° 115, obs. Martin-Serf A. ; Gaz. Pal. 3 juill. 2010, n° I2248, p. 41, obs. Montéran T. ; RJDA 2010/211, Gibirila D.
  • 5.
    Cass. com., 24 janv. 2018, n° 16-23649 ; Cass. com., 11 avr. 2018, n° 16-21886.
  • 6.
    Cass. com., 28 févr. 2018, n° 16-27591.
  • 7.
    Cass. crim., 4 avr. 2018, n° 17-85027 : Gaz. Pal. 24 juill. 2018, n° 329m1, p. 39, note Dreyer E.
  • 8.
    Cass. com., 24 mai 2018, n° 17-18918 ; v. aussi Cass. crim., 22 nov. 2017, n° 16-83549, PB.
  • 9.
    Cass. com., 3 janv. 1995, n° 91-18660.
  • 10.
    À présent C. civ., art. 1317 : Dr. sociétés 1992, n° 79, obs. Chaput Y.
  • 11.
    CA Versailles, 3 mai 1990, note Daigre J.-J.
  • 12.
    Cass. com., 17 févr. 1988 : Bull. civ. IV, n° 78 ; D. 1998, IR, p. 82 ; p. 644, note Daigre J.-J. – Cass. com., 21 juin 2005 : Bull. civ. IV, n° 134 ; D. 2005, AJ, p. 1850, obs. Lienhard A. ; Gaz. Pal. 5 nov. 2005, n° F7196, p. 59, obs. Montéran T. ; Rev. proc. coll. 2005, p. 385, obs. Martin-Serf A. et pour le représentant d’une personne morale – Cass. com., 3 janv. 1995, p. 266, note Couret A.
  • 13.
    Cass. com., 24 mai 2018, n° 17-18918 : Gaz. Pal. 26 juin 2018, n° 318m6, p. 39.
  • 14.
    À présent C. civ., art. 1240.
  • 15.
    CA Versailles, 30 mars 1989 : JCP G 1990, II 21505, note Dorsner-Dolivet A. ; RTD civ. 1992, p. 117, obs. Jourdain P.
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