La pratique amateur menace-t-elle le principe de la présomption de salariat des artistes du spectacle ?

Publié le 23/05/2016

Si l’artiste amateur et l’artiste professionnel partagent une même passion, chacun évolue dans un cadre juridique distinct. Le projet de loi relatif à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine a en partie pour objet de clarifier la frontière entre les pratiques qui relèvent ou non du droit du travail. Au-delà, il est prévu de valoriser les pratiques amateurs tout en s’attachant à ne pas fragiliser l’emploi des artistes professionnels. Mais la mission est complexe car cela suppose de confronter la pratique amateur au principe de la présomption de salariat des artistes du spectacle.

La situation de l’artiste du spectacle cristallise de nombreux paradoxes. Alors que l’artiste incarne un idéal de liberté, il revendique une certaine sécurité lorsqu’il cherche à vivre de son art. Ce besoin accru de protection a justifié d’étendre à son profit le champ du droit du travail. La présomption de salariat instaurée en faveur des artistes du spectacle en 1969 représente à cet égard une avancée majeure1. Dans le même temps, la pratique amateur qui concerne près de 10 millions de personnes joue un rôle important pour l’épanouissement des individus et la diversité culturelle. Elle est aussi une composante de la liberté d’expression. C’est pourquoi, il est essentiel que le législateur reconnaisse une place à l’artiste amateur au côté de l’artiste professionnel. Seulement, l’équilibre est subtil. En 2008, un avant-projet de loi2 avait déjà pour objet de préciser le cadre juridique applicable aux artistes amateurs qui participent à des représentations du spectacle vivant. Mais très contesté, le projet est abandonné.

La question se pose à nouveau avec le projet de loi relatif à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine3. Celui-ci comporte plusieurs volets. Concernant l’artiste du spectacle, il intéresse à la fois le volet social et intellectuel de son régime juridique. Le texte a globalement pour objet de réguler les relations entre l’ensemble des acteurs de la filière culturelle, notamment entre les artistes amateurs et professionnels. C’est l’objet d’un article 11A4. Si la reconnaissance des pratiques amateurs est essentielle, son cadre juridique doit être strictement délimité (I). Or, en généralisant le recours aux artistes amateurs, le projet de réforme présente le risque de menacer le principe de la présomption de salariat (II).

I – La reconnaissance des pratiques amateurs dans le respect de la présomption de salariat

L’article 11A relatif aux pratiques amateurs figure dans le chapitre III : « Promouvoir la diversité culturelle et élargir l’accès à l’offre culturelle ». Dans un paragraphe I et II, le texte semble parvenir à établir une cohabitation harmonieuse entre l’artiste amateur et l’artiste professionnel présumé salarié. Il prévoit tout d’abord une définition de l’artiste amateur (A) puis les conditions de recours à cette catégorie d’artiste dans un cadre non lucratif (B).

A – Définition de l’artiste amateur

Le paragraphe I définit l’artiste amateur dans le domaine de la création artistique comme : « Toute personne qui pratique seule ou en groupe une activité artistique à titre non professionnel et qui n’en tire aucune rémunération ». Le critère de la rémunération permet de distinguer l’artiste amateur et l’artiste professionnel présumé salarié. Autrement dit, l’artiste amateur est un artiste bénévole. Pour la première fois, il est prévu d’inscrire dans la loi une définition de l’artiste amateur.

Les pratiques amateurs relèvent actuellement d’un décret du 19 décembre 19535 et d’une circulaire du 23 mars 20016 qui ne sont pas appliqués. De la même manière, le décret de 1953 définit le groupement amateur comme « tout groupement qui organise et produit en public des manifestations dramatiques, dramatico-lyriques, vocales, chorégraphiques, de pantomimes, de marionnettes, de variétés, etc., ou bien y participe et dont les membres ne reçoivent, de ce fait, aucune rémunération, mais tirent leurs moyens habituels d’existence de salaires ou de revenus étrangers aux diverses activités artistiques des professions du spectacle ». Le texte définit a contrario l’artiste professionnel comme celui qui tire « ses moyens habituels d’existence de salaires ou de revenus issus des activités artistiques des professions du spectacle »7.

Le texte dispose également que « l’artiste amateur peut obtenir le remboursement des frais occasionnés par son activité sur présentation de justificatifs ». Il apparaît utile de le préciser face à la vigueur de la présomption de salariat telle qu’elle résulte de l’article L. 7121-4 du Code du travail et donc du risque de requalification en salariat qui pèse sur les organisateurs de spectacles.

B – Le recours à l’artiste amateur dans un cadre non lucratif

Le paragraphe II précise les conditions de recours à l’artiste dans un cadre non lucratif : « La représentation en public d’une œuvre de l’esprit effectuée par un artiste amateur ou par un groupement d’artistes amateurs et organisée dans un cadre non lucratif ne relève pas des articles L. 7121-3 et L. 7121-4 du Code du travail ». Cette hypothèse constitue en effet une exception à la présomption de salariat selon laquelle « Tout contrat par lequel une personne s’assure, moyennant rémunération, le concours d’un artiste du spectacle en vue de sa production, est présumé être un contrat de travail dès lors que cet artiste n’exerce pas l’activité qui fait l’objet de ce contrat dans des conditions impliquant son inscription au registre du commerce ». Il est prévu d’insérer expressément cette exception au sein d’un nouvel article L. 7121-4-1 du Code du travail.

Dans le même sens, il est prévu d’aménager les règles relatives à la présomption de lucrativité qui figurent à l’article L. 8221-4 du Code du travail : « la représentation en public d’une œuvre de l’esprit par un artiste amateur ou par un groupement d’artistes amateurs relève d’un cadre non lucratif, y compris lorsque sa réalisation a lieu avec recours à la publicité et à l’utilisation de matériel professionnel ». Le cadre non lucratif n’exclut pas les activités qui génèrent des recettes. C’est pourquoi, il est prévu que l’artiste amateur qui exerce d’ailleurs souvent sous la forme associative puisse mettre en place une billetterie payante. La finalité des recettes est alors précisée. Elles devront servir à financer les activités des artistes amateurs et, le cas échéant les frais engagés pour les représentations concernées8.

Prise comme une exception au principe de la présomption de salariat, la reconnaissance des pratiques amateurs permet de créer un cadre sécurisé pour l’ensemble des acteurs culturels. Seulement, la frontière entre le principe et l’exception tend à se brouiller lorsque l’on étend l’espace accordé aux artistes amateurs au détriment des droits des artistes professionnels.

II – La généralisation des pratiques amateurs au mépris de la présomption de salariat

Les conditions de recours à l’artiste amateur prévues dans le projet de loi sont relativement larges puisque le cadre s’étend aux activités lucratives (A). Seulement, l’objectif louable de promouvoir les pratiques amateurs ne saurait avoir pour effet de fragiliser les artistes professionnels (B).

A – Le recours à l’artiste amateur dans un cadre lucratif

Le paragraphe III dispose que « Sans préjudice de la présomption de salariat prévue aux articles L. 7121-3 et L. 7121-4 du Code du travail, les structures de création, de production, de diffusion, d’exploitation de lieux de spectacles mentionnées aux articles L. 7122-1 et L. 7122-2 du même code dont les missions prévoient l’accompagnement de la pratique amateur et la valorisation des groupements d’artistes amateurs peuvent faire participer des artistes amateurs et des groupements d’artistes amateurs à des représentations en public d’une œuvre de l’esprit sans être tenues de les rémunérer, dans la limite d’un nombre annuel de représentations défini par voie réglementaire, et dans le cadre d’un accompagnement de la pratique amateur ou d’actions pédagogiques et culturelles ». Certes, le texte commence par rappeler le principe de la présomption de salariat. Seulement, dans le même temps, il autorise le recours aux artistes amateurs dans un cadre lucratif. Certains entrepreneurs de spectacle vivants définis à l’article L. 7122-2 du Code du travail comme « toute personne qui exerce une activité d’exploitation de lieux de spectacles, de production ou de diffusion de spectacles, seul ou dans le cadre de contrats conclus avec d’autres entrepreneurs de spectacles vivants, quel que soit le mode de gestion, public ou privé, à but lucratif ou non, de ces activités » pourront faire appel à des artistes amateurs sans les rémunérer. Le texte envisage même l’hypothèse d’un spectacle où se produisent à la fois des artistes amateurs et professionnels. Si tant est que l’on admette cette possibilité en faveur des entrepreneurs professionnels, encore faut-il limiter le recours aux artistes amateurs à un nombre raisonnable de représentations annuelles. Il appartiendra à un décret de fixer le nombre maximal de représentations. Au cours des débats une limite de trente représentations a été envisagée ; ce qui nous semble excessif et de nature à porter atteinte aux artistes professionnels.

Enfin, puisque l’artiste amateur ne perçoit pas un salaire, il est prévu que les recettes qui lui sont attribuées servent à financer les frais liés aux activités pédagogiques et culturelles et, le cas échéant, les frais engagés pour les représentations concernées.

B – Le risque d’une concurrence déloyale entre les artistes amateurs et professionnels

En permettant assez largement aux entrepreneurs du spectacle de faire appel aux artistes amateurs, le projet de loi suscite quelques réserves. Il ne s’agit pas d’opposer artistes amateurs et artistes professionnels. En permettant d’enrichir l’offre culturelle, les artistes amateurs représentent un maillon important dans la chaîne artistique. L’amateur est un artiste au même titre que le professionnel. Il est d’autant essentiel de réaffirmer cette idée, qu’au cours des débats certains proposaient le retrait du terme d’« artiste » pour qualifier l’amateur. Or l’état d’artiste ne saurait être réduit à un métier. Ce serait par ailleurs confondre le champ du droit du travail et du droit de la propriété intellectuelle. En effet, en sa qualité d’interprète l’artiste bénéficie d’une protection par les droits voisins du droit d’auteur et ce, quel que soit son statut social9. Néanmoins, les pratiques amateurs doivent s’articuler avec la présomption de salariat qui constitue le fondement du statut de l’artiste du spectacle. Or, sauf à le vider de sa substance, ce principe devrait conduire à limiter le recours à des artistes amateurs aux seuls spectacles organisés dans un cadre exclusif de toute activité commerciale.

De nombreux artistes professionnels et certaines organisations syndicales s’opposent fermement au paragraphe III de l’article 11A10. De ce point de vue, le texte favorise le travail dissimulé et créé une concurrence déloyale entre les artistes. Cela rejoint les polémiques qui existent dans le secteur de la musique lyrique où la pratique des chœurs amateurs est très développée11.

En conclusion, l’objectif affiché du projet de loi tend à concilier deux préoccupations. Il s’agit, d’une part, de consacrer une place à l’artiste amateur. En définissant l’artiste amateur et en clarifiant les conditions dans lesquelles ce dernier peut exercer son art, le texte encourage ce type d’initiative sans crainte d’une requalification. Il s’agit, d’autre part, de préserver les droits sociaux des artistes professionnels et par là, la présomption de salariat. A priori, en encadrant le recours à l’artiste amateur, le texte en pose les limites. Néanmoins, en retenant une conception extensive des pratiques amateurs, il n’est pas certain que le texte poursuive toujours l’objectif légitime de les sécuriser. Le champ d’application du principe de la présomption de salariat a déjà été limité en 2008 sous l’influence du droit de l’UE12. Il ne disparaît pas mais il est à nouveau menacé de surcroît dans un contexte global assez défavorable pour l’ensemble des salariés.

Notes de bas de pages

  • 1.
    L. n° 69-1186, 26 déc. 1969, relative à la situation juridique des artistes du spectacle et des mannequins : JO 30 déc. 1969, p. 12732 ; D. 1970, p. 22.
  • 2.
    Avant-projet de loi relatif à la participation d’amateurs à des représentations du spectacle vivant (2007-2008).
  • 3.
    Projet de loi n° 2954, 8 juill. 2015, relatif à la liberté de création, à l’architecture et au patrimoine, adopté en première lecture par l’Assemblée nationale le 6 octobre 2015 (doc. AN, texte adopté n° 591). Transmis au Sénat le 9 octobre 2015 (doc. S, n° 15). Examiné par le Sénat du 9 au 16 février 2016 (vote le 1er mars 2016).
  • 4.
    Le texte a été introduit en commission et adopté par l’Assemblée nationale le 29 septembre 2015.
  • 5.
    D. n° 53-1253, 19 déc. 1953, relatif à l’organisation de spectacles amateurs et leurs rapports avec les entreprises de spectacles professionnelles : JO 20 déc. 1953, p. 11359.
  • 6.
    Circ. min. de la Culture et de la Communication, 23 mars 2001, Les spectacles en amateur : la réglementation juridique et fiscale.
  • 7.
    D. n° 53-1253, 19 déc. 1953, art. 1er, relatif à l’organisation de spectacles amateurs et leurs rapports avec les entreprises de spectacles professionnelles : JO 20 déc. 1953, p. 11359.
  • 8.
    Le texte initial prévoyait que les recettes servent « exclusivement » à financer les activités de l’amateur et le coût du spectacle. Le terme « exclusivement » a été supprimé afin de permettre, par exemple, le financement d’actions humanitaires (amendement n° 167).
  • 9.
    Ce principe issu du droit d’auteur (CPI, art. L. 111-1, al. 2) est transposé aux artistes-interprètes par le projet de loi création (CPI, projet d’article L. 212-10).
  • 10.
    C’est le cas du Syndicat français des artistes (SFA) et du SNAM-CGT (Union nationale des syndicats d’artistes musiciens) qui ont lancé une pétition.
  • 11.
    C’est le cas du chœur de l’orchestre de Paris dont les 220 artistes sont bénévoles. Un groupe d’artistes « Collectif Colère lyrique » a lancé une pétition contre « l’emploi abusif de chœurs amateurs au sein de structures professionnelles subventionnées ».
  • 12.
    La présomption de salariat est jugée contraire à la liberté de prestation de services. La France est condamnée (CJCE, 15 juin 2006, n° C-255/04, Commission c/ République française : JCP S n° 30, 25 juill. 2006, p. 1611, J. Cavallini ; RDC 2006, p. 1273, J.-S Bergé). En conséquence, les dispositions présumant l’existence d’un contrat de travail ont été modifiées. L’article 7 de la loi n° 2008-89 du 30 janvier 2008 a modifié l’ancien article L. 762-1 (aujourd’hui art. L. 7121-3) du Code du travail.
LPA 23 Mai. 2016, n° 114m5, p.6

Référence : LPA 23 Mai. 2016, n° 114m5, p.6

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