L’intelligence artificielle au service du droit : la justice prédictive, la justice du futur ?
La justice prédictive consiste à prédire par une machine, suivant un algorithme, les chances de succès d’une procédure contentieuse. Cette intrusion de l’intelligence artificielle au service du droit pourrait participer dans les cinq prochaines années à « sauver la justice ! ». Entre espérance et défiance du juriste, ce dernier doit impérativement investir le champ de la justice prédictive au risque de se réveiller dans une réalité qui l’aura dépassé voire absorbé.
1. À en croire le rapport de la mission d’information sur le redressement de la justice, présenté au Sénat le 4 avril dernier, la justice prédictive pourrait participer dans les cinq prochaines années1 à « sauver la justice ! »2. L’actualité semble annoncer que la justice prédictive sera la justice de demain. Depuis l’adoption de la loi Pour une République numérique3 consacrant l’ouverture des données publiques ou le fameux open data4, les prédictions sur la justice du futur se multiplient. À en croire la presse généraliste, l’avènement du « juge-robot »5 serait proche6. Les juristes demeurent plus modérés, tout en s’accordant sur le bouleversement engendré par l’entrée en scène spectaculaire de l’intelligence artificielle dans le domaine du droit. Entre réalité et fiction, espérance et méfiance, l’intelligence artificielle se met au service du droit à travers la justice prédictive.
2. L’intelligence artificielle7 est probablement aussi complexe à définir que le droit8. La genèse de l’idée d’intelligence artificielle est ancienne. Son origine contemporaine est communément attribuée à Alan Turing et au test décrit dans son article fondateur Computing machinery and intelligence9. Le test de Turing consiste à confronter un interrogateur (humain) à un humain et à une machine. Les échanges se font par le biais de terminaux garantissant l’anonymat, soit des « conditions qui empêchent l’interrogateur de voir ou de toucher les autres participants ou d’entendre leur voix »10. L’objectif pour l’interrogateur est d’identifier avec certitude son interlocuteur artificiel. À défaut, le test est passé avec succès par la machine qui est alors considérée comme intelligente.
Il résulte du test de Turing que l’intelligence artificielle renvoie à la création par l’homme d’un processus d’imitation ou de remplacement de l’humain. L’usage des algorithmes et celui de l’informatique sont au cœur de ce processus ; le terme « artificiel » étant employé par opposition au processus de développement biologique. La notion d’« intelligence » – au cœur de toutes les difficultés – oppose deux types d’intelligence artificielle : l’intelligence artificielle faible et l’intelligence artificielle forte. La première est une simulation de l’intelligence, engendrant un simple mimétisme programmé du comportement humain. La seconde est une production de l’intelligence, engendrant une capacité à développer un raisonnement – voire une conscience et des sentiments – humain.
3. L’intelligence artificielle n’est plus une pure fiction. Et désormais, elle s’immisce dans le domaine juridique. Les legaltech11 exploitent depuis plusieurs années la technologie pour la mettre au service du droit. Dans un premier temps, les services de partage d’information ou les services documentaires se sont développés. Ces legaltech, dont fait partie entre autres doctrine.fr, sont aujourd’hui sur un « marché mature »12. Ensuite, les legaltech relatives à l’« aide à la production »13 ont émergé. Par exemple, Captain contrat propose sur son site internet de créer « vos documents juridiques en quelques clics »14. Des contrats personnalisés sont délivrés à partir d’un traitement automatisé. Enfin, actuellement, les legaltech « d’aide à la décision »15 émergent. L’intelligence artificielle permet le traitement d’une affaire afin d’établir une stratégie juridique, à l’instar de Ross conçu à partir de « l’ordinateur cognitif Watson »16 d’IBM. Aussi, des legaltech, comme la start-up Predictice, sont les représentantes de la justice prédictive consistant à prédire par une machine les chances de succès d’une procédure contentieuse. La justice prédictive repose, d’un côté, sur un regroupement de données. Il en résulte que l’ouverture de l’open data17 va favoriser l’émergence et la fiabilité de ces nouveaux services. D’un autre côté, la justice prédictive repose sur un traitement des dites données. Il apparaît ainsi que l’intelligence artificielle – faible semble-t-il pour l’heure – se met au service du droit.
4. La justice prédictive est une manifestation de l’immixtion de l’intelligence artificielle dans le droit18. D’un point de vue juridique, le phénomène est doublement innovant. D’une part, la technologie de la justice prédictive n’est pas au service d’un formalisme procédural simplifié à l’instar du RPVA ou de la signature électronique. La justice prédictive engendre une modification de la justice. La justice prédictive pronostique la solution pour une affaire donnée. Elle sous-tend donc une modification de la pratique et surtout du raisonnement juridique. Par répercussion, l’approche du procès et, potentiellement, la manière de rendre le droit s’en trouvent altérées. D’autre part, l’émergence de l’intelligence artificielle dans le droit à travers la justice prédictive ne résulte pas des acteurs classiques du droit (législateur, juriste, etc.). La genèse de la justice prédictive est de l’initiative de « jeunes businessmen, frais émoulus d’écoles de commerce, des mathématiciens »19. Les legaltech de la justice prédictive s’inscrivent donc primitivement dans une logique économique et se développent suivant une logique scientifique algorithmique. Conséquemment, le juriste doit impérativement investir le champ de la justice prédictive, à défaut, l’intrusion de cette technologie dans le droit se réalisera sans tenir compte du cadre juridique préexistant et sans en percevoir les bouleversements engendrés.
5. Les manifestations de la métamorphose de la justice par la justice prédictive sont diverses. Les avantages prônés par la justice prédictive sont nombreux : la promotion des modes alternatifs de règlement des conflits, le désengorgement des tribunaux, la prévisibilité juridique, l’accroissement de la qualité de la justice ou encore sa célérité. À ces avantages répondent aussi des inconvénients voire des risques : la réticence d’agir en justice posant la question de l’entrave à l’accès aux tribunaux, la paralysie de l’évolution jurisprudentielle ou entre autres « l’effet de prophétie autoréalisatrice »20. Tant en raison de ses bénéfices que de ses dangers, le juriste doit se saisir de la justice prédictive, car la justice prédictive est une réalité qui, avec l’ouverture de l’open data et les avancées constantes de l’intelligence artificielle, devrait prendre de plus en plus d’ampleur et engendrer de grands bouleversements dans le monde du droit.
6. La justice prédictive oscille entre science-fiction et science réalité. La réalité renvoie à l’existence d’une justice prédictive quantitative qu’il convient de maîtriser (I). La fiction laisse entrevoir la possible réalisation d’une justice prédictive cognitive qu’il convient d’appréhender (II).
I – La justice prédictive quantitative, une réalité à maîtriser
7. Case Law Analytics, Supra Legem, Predictice ou encore Try Legal, les services de la justice prédictive se multiplient. Ces services relèvent de la justice prédictive quantitative car ils consistent en l’exploitation de données afin de délivrer une réponse juridique mais dépourvue d’une capacité de raisonnement humain autonome. La justice prédictive se présente, actuellement, sous une double réalité à maîtriser car, outre de confronter le juriste à un nouveau phénomène (A), la justice prédictive impacte sur la justice (B).
A – Le juriste confronté à la justice prédictive
8. La justice prédictive repose sur une analyse de données préexistante. À cet égard, un dualisme imprègne la justice prédictive21. D’une part, la justice prédictive délivre une solution juridique suivant une analyse statistique. Dans ce cas, la probabilité de la réussite de l’action ou de son échec est délivrée. Ce visage de la justice prédictive est actuellement prédominant et d’ores et déjà mis en application. D’autre part, la justice prédictive donne une solution juridique en se fondant sur une analyse sémantique. Une recherche anglo-américaine22 illustre ce type de justice prédictive. Une base de données de 584 décisions23 de la CEDH relatives à l’interdiction de la torture, le droit à un procès équitable et le droit au respect de la vie privée a été analysée suivant un algorithme par un logiciel – que nous qualifierons – d’intelligence artificielle. En se fondant sur les termes employés dans lesdites décisions, les chercheurs avancent que leur « models can reliably predict ECtHR decisions with high accuracy, i.e., 79 % on average »24.
9. Que la justice prédictive se fonde sur une analyse statistique ou sémantique, actuellement, l’intelligence artificielle utilisée est faible. Elle permet uniquement de quantifier les chances de réussite ou d’anticiper les risques d’une action. La justice prédictive est dès lors qualifiée de quantitative, car aucun raisonnement autonome n’est délivré par la machine. Il n’y a donc pas de substitution à l’être humain. Pour autant, selon une étude réalisée auprès du marché américain par le groupe Altman Weil, 47 % des avocats interrogés estiment possible, dans les 10 à 15 prochaines années, de remplacer les paralegal par des outils d’intelligence artificielle, suivant cette même donnée temporelle, les postes de juristes junior ou first year associates pourraient être remplacés pour 35 % des avocats, et seulement 20,3 % des avocats considèrent que les « computers will never replace human practitioners », toujours d’ici 10 à 15 ans25. À terme, le remplacement de certains professionnels du droit paraît inéluctable, car la machine permet de réaliser une collecte de données plus importante et un traitement des dites données en un temps infime par rapport à l’homme. Ainsi, « les secteurs les plus facilement industrialisables (…) risquent d’être les premiers impactés » par la justice prédictive, « ce que la machine fera mieux que l’homme, à terme, la machine le fera »26.
10. Actuellement, l’intelligence artificielle n’est, semble-t-il, pas capable de délivrer un raisonnement juridique humain. L’avènement du « juge-robot » est loin. En même temps, la justice prédictive est une réalité dans laquelle le juriste doit impérativement prendre une place de premier ordre. Primitivement, le juriste doit jouer un rôle central dans la programmation des logiciels de justice prédictive. Les algorithmes doivent logiquement être développés par des ingénieurs mais en collaboration avec des juristes. Ainsi, si la justice prédictive entraînera la disparition de certaines professions du droit, elle ouvre aussi l’horizon à d’autres professions juridiques27. Ce rôle premier en amène un autre. Le juriste doit nécessairement savoir interpréter les solutions de la justice prédictive, la justice prédictive devant demeurer un outil au service du droit et non de la justice. La proposition 48 de la mission d’information sur le redressement de la justice va dans ce sens puisqu’elle vise à « mettre les outils de la “justice prédictive” au service du bon fonctionnement de la justice et de la qualité des décisions de justice et prévenir leurs dérives possibles »28. Notamment à cette fin, la « création d’une direction des systèmes d’information de plein exercice au sein du ministère » est préconisée et jugée « essentielle »29.
11. Il est certain que l’actuelle justice prédictive n’est pas en passe de remplacer le juriste. Toutefois, par sa capacité d’analyse, la justice prédictive s’imposera inévitablement sur la scène juridique emportant la mutation de certaines professions du droit. Le juriste et le législateur doivent prendre part à ce mouvement et maîtriser ce phénomène car la justice prédictive impacte également la justice.
B – La justice impactée par la justice prédictive
12. « Si l’on ne trouve pas de solution amiable, il faut bien se résoudre à saisir les tribunaux pour qu’ils disent le droit »30. Désormais, il conviendrait de rajouter que, préalablement, la justice prédictive devrait être interrogée. En effet, en proposant de « favoriser et encadrer le développement des outils de “justice prédictive” pour prévenir le contentieux en matière civile »31, la mission d’information sur le redressement de la justice engendre une modification dans l’appréhension des démarches extra-judiciaires et judiciaires. Le postulat initial est simple. Plus les chances de réussite données par la justice prédictive sont élevées pour le demandeur, plus ce dernier est dans une position de force pour négocier. Et si ces négociations n’aboutissent pas, le demandeur « n’hésitera pas à lancer la procédure »32. A contrario, plus les risques d’échec sont accrus, moins le demandeur sera tenté d’agir et plus une issue amiable sera considérée.
13. Envisagée comme une prévention du contentieux en matière civile, la justice prédictive influe sur le choix des modes de résolution des conflits et, incidemment, participe à deux objectifs actuels : promouvoir les modes alternatifs de règlement des conflits et désengorger les tribunaux en évitant les procès33. Par conséquent, le fameux délai raisonnable devrait en bénéficier et la sécurité juridique gagner en effectivité. Ainsi, de prime abord, les avantages de la justice prédictive sont séduisants. La mission d’information sur le redressement de la justice les résume, « outre l’apport des outils de “justice prédictive” pour l’harmonisation des jurisprudences ou l’évaluation des magistrats, (ou encore la promotion des modes alternatifs) des outils technologiques d’aide à la décision et à la rédaction des jugements méritent aussi d’être développés au bénéfice du travail juridictionnel »34.
14. Les bénéfices prônés par la justice prédictive ne doivent pas, pour autant, occulter les risques qu’ils recèlent. Concernant les modes alternatifs de règlement des conflits, la justice prédictive introduit un rapport de force qui biaise les négociations. Dès lors, si la justice prédictive est envisagée « pour favoriser des accords sans saisir les juridictions »35, le caractère consensuel sous-jacent aux modes alternatifs y perd en effectivité. Concernant la voie judiciaire, outre les dangers liés à un recours à la justice dicté par des taux de réussite, un risque de paralysie du droit pourrait découler de la justice prédictive. L’analyse est, pour l’heure, purement théorique. Mais, si les justiciables agissent uniquement en raison de leurs chances de réussite pronostiquées par la justice prédictive, par répercussion, le taux de réussite pour une action donnée augmente. Il doit être concédé que la prévisibilité et la sécurité juridique gagneraient en efficacité. Néanmoins, la justice prédictive étant actuellement fondée sur des données jurisprudentielles, progressivement, la règle du précédent émergerait dans les systèmes romano-germaniques, qui s’orienteraient vers un système de common law et à terme ferait naître une règle du précèdent algorithmique.
15. Une lecture tant bénéfique que pessimiste, voire alarmiste, peut être faite de la justice prédictive. Ces visions, bien que poussées à leurs extrêmes et schématisées, sont réalistes. Mais les conséquences avérées de la justice prédictive dépendront, à terme, de son utilisation par le juriste et de sa réception par les magistrats. Il s’agit d’une donnée fondamentale. Actuellement, les cabinets d’avocat se dotent de la technologie de la justice prédictive. Celle-ci sera nécessairement et légitimement exploitée en faveur de leurs clients. L’accueil par le juge demeure, toutefois, incertain. Tout d’abord, la question de l’accessibilité à la justice prédictive par le juge se pose. Le rapport de la mission d’information sur le redressement de la justice propose de « mettre les outils de la “justice prédictive” au service du bon fonctionnement de la justice »36. À cette fin l’intervention du ministère de la Justice apparaît impérieuse. Aussi, l’« effet de prophétie autoréalisatrice »37, à de multiples reprises évoqué ou dénoncé, interroge sur l’office du juge, car l’utilisation de la justice prédictive par le juge peut être laissée à son appréciation souveraine ou être encadrée. Sur ce point, la mission d’information sur le redressement de la justice semble émettre une alerte sur la nécessité de « prévenir (les) dérives possibles » et suggère de confier le « pilotage » de ces évolutions technologiques à la Cour de cassation38.
16. De manière inexorable, la justice prédictive s’impose dans le monde du droit. Les avantages promus apparaissent tellement attractifs que la justice prédictive participerait même à « sauver la justice ! ». Pour autant, la précaution est de rigueur en raison de l’impact de la justice prédictive sur la justice. La justice traditionnelle ne doit pas perdre son « monopole »39. Une « complémentarité »40 doit être assurée entre la justice traditionnelle et la justice prédictive. L’homme doit y prendre une place centrale afin d’appréhender cette métamorphose de la justice, d’autant plus qu’à la justice prédictive quantitative pourrait succéder la justice prédictive cognitive.
II – La justice prédictive cognitive, une fiction à appréhender
17. La justice prédictive cognitive renvoie à la délivrance d’une solution juridique par une machine mais suivant un raisonnement humain développé par l’intelligence artificielle. Dans ce cas, la justice prédictive se substitue à l’homme, engendrant la naissance d’un « juge-robot ». Aussi futuriste, voire chimérique, soit-il, l’avènement d’une justice prédictive cognitive répondrait à la réalisation d’un mythe ancien (A), qui doit d’ores et déjà éveiller l’imaginaire du juriste (B).
A – Un mythe réalisé par la justice prédictive
18. La justice prédictive cognitive renvoie à l’intelligence artificielle forte. L’utilisation du terme robot-juge ou juge-robot est ainsi un raccourci de langage, car l’intelligence artificielle n’est pas nécessairement « incarnée »41. Mais, outre d’être une image simplificatrice du langage, le terme juge-robot sert à faire un pendant moderne au célèbre juge automate de Cesare Beccaria. Car à travers la justice prédictive cognitive, la conception du juge « bouche de la loi » et la figure du juge automate ressurgissent. La première expression de Montesquieu est tirée de L’Esprit des lois. Elle fait référence au procès anglais. Mais, cette première expression ne doit pas être confondue avec la seconde, car « le juge anglais étant la bouche de la loi, c’est-à-dire (selon la formule de Blackstone) l’oracle du droit, c’est-à-dire à peu près le contraire d’un automate répétant mécaniquement les mots du législateur »42.
19. À l’heure actuelle, il est difficile de conceptualiser l’idée d’une justice prédictive cognitive. De prime abord, une telle idée emporte celle de perfection – toute relative – du droit. La justice prédictive cognitive délivrerait « un droit tellement positif qu’il se confond avec la machine et avec la technique, un droit qui s’applique tout seul et n’a besoin d’aucune administration, ni d’aucun tiers de justice »43. Ainsi, si une telle justice devait se réaliser, elle emporterait la « fin de l’aléa judiciaire »44, mais aussi la disparition des praticiens et en premier lieu des avocats. Aussi, la procédure s’en trouverait affectée avec, notamment, une inévitable disparition des voies de recours (sauf à ce qu’une justice à visage humain réapparaisse en appel). Une certaine justice divine dépourvue de toute humanisme prendrait les traits de la justice prédictive cognitive. Cette vision est futuriste, mais elle ramène à une donnée qui devrait être affirmée de manière fondamentale ; la justice prédictive se doit de demeurer un complément à la justice traditionnelle au risque pour cette dernière d’être absorbée par la première.
20. La réalisation d’une justice prédictive cognitive serait la reconnaissance d’une intelligence artificielle non plus au service du droit mais chargée de l’application du droit. Une telle vision semble dénier l’aspect social de la justice et la faculté des juges à juger, sauf à ce que l’intelligence artificielle soit dotée de capacités à développer un raisonnement, une conscience et des sentiments humains ! Dans tous les cas, à l’instar de la justice prédictive quantitative, mais de manière d’autant plus impérative, un encadrement s’avère nécessaire. En raison de la désincarnation du juge, la justice prédictive cognitive se rapprocherait de la robotique. Or, l’ensemble des auteurs plaidant pour un droit de la robotique s’accorde pour conclure à la nécessité d’édicter un cadre juridique de la robotique. L’Union européenne45 en a pris conscience et s’y est attelée. Concernant la justice prédictive cognitive, un cadre juridique spécifique – en sus d’un droit commun de la robotique, si celle-ci est utilisée par la justice prédictive – devrait nécessairement être édicté, voire assigné au robot-juge. Si la justice prédictive cognitive devait se concrétiser, ces lois de la robotique judiciaire imposeraient la plus grande réflexion. Isaac Asimov l’a démontré dans son cycle des Robots, les lois de la robotique ont des implications majeures et induisent des contradictions parfois fatales si l’intelligence artificielle forte devait se concrétiser.
B – L’imaginaire du juriste éveillé par la justice prédictive
21. Les critiques portées aux « représentations allégoriques » et les avertissements lancés à « éviter l’écueil du fantasme » sont entendus46. Mais, l’objet de cette chronique n’est pas de proposer un cadre juridique du robot-juge, ce qui serait au demeurant présomptueux et probablement prématuré, mais de mettre en exergue les bouleversements engendrés par la justice prédictive. C’est pourquoi, qu’il nous soit permis de conclure par un exercice de style – consistant en l’application des trois lois de la robotique d’Isaac Asimov à la justice prédictive cognitive – afin de démontrer l’impérieuse nécessité – et donc l’inévitable recours préalable à l’homme – de l’édiction de lois pour la justice prédictive.
22. Les trois lois de la robotique d’Isaac Asimov sont connues :
« 1. Un robot ne peut porter atteinte à un être humain, ni, en restant passif, permettre qu’un être humain soit exposé au danger ;
2. Un robot doit obéir aux ordres qui lui sont donnés par un être humain, sauf si de tels ordres entrent en conflit avec la première loi ;
3. Un robot doit protéger son existence tant que cette protection n’entre pas en conflit avec la première ou la deuxième loi ».
Conformément à la première loi d’Asimov, « un robot ne peut porter atteinte à un être humain ». Une conclusion logique, voire simpliste, s’impose. Un robot-juge ne pourrait prononcer des peines afflictives qui, dès lors, tomberaient en désuétude. Et même si ces peines étaient rentrées en tant qu’algorithme, elles ne pourraient pas être appliquées en vertu de la deuxième loi. Car si un robot doit obéir aux ordres qui lui sont donnés par un être humain, soit l’algorithme, de tels ordres ne peuvent entrer en conflit avec la première loi, soit porter atteinte à un être humain. Ce simple exemple atteste que l’édiction des lois de la robotique judiciaire impose la plus grande vigilance car, incidemment, la justice prédictive cognitive pourrait amener à une réorganisation des sanctions judiciaires, ainsi qu’à un possible bouleversement de la hiérarchie des normes.
Dès lors, le pendant de la justice prédictive cognitive devrait être la délimitation et l’encadrement des pouvoirs du robot-juge. À cette fin, la troisième loi d’Asimov pourrait être utilement exploitée. Suivant cette loi, un robot doit protéger son existence tant que cette protection n’entre pas en conflit avec la première ou la deuxième loi. Un algorithme imposant au juge-robot le respect de son office et de lois déontologiques (à déterminer), sous peine d’être réinitialisé, pourrait être imaginé. Il en résulterait que le juge-robot se doit d’être impartial, objectif et compétent afin de protéger son existence. Cette loi devrait être précisée dans les rapports entre les « robots ». En effet, la justice prédictive cognitive pourrait statuer sur une affaire impliquant une autre intelligence artificielle. Or, il est différent pour un « robot » – à l’instar d’un être humain – de protéger sa propre existence que de protéger l’existence des « robots »47.
23. Cet encadrement de l’office du robot-juge est d’autant plus impérieux, que si le raisonnement est poussé à l’extrême, les robots-juges en tant qu’intelligence artificielle pourraient développer leurs propres lois. La justice ne serait plus seulement rendue par une intelligence artificielle. Il s’agirait d’une justice de l’intelligence artificielle ou des robots. Ces derniers seraient alors pourvus d’une autonomie totale. Les auteurs de science-fiction se sont emparés de cette problématique avec les finalités que chacun connaît…
24. « Le droit est la plus puissante des écoles de l’imagination »48. L’imagination du juriste est désormais confrontée et concurrencée par l’imaginaire porté par l’intelligence artificielle. La science-fiction est en passe de devenir de la science réalité. Le juriste doit d’ores et déjà appréhender cette métamorphose annoncée et amorcée de la justice. L’imagination du juriste doit plus que jamais s’éveiller afin qu’il ne se réveille pas dans une réalité qui l’aura dépassé voire absorbé.
Notes de bas de pages
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1.
Fricero N., « Les chiffres-clés pour sauver la justice : 5 ans, 4 objectifs, 127 propositions ! À propos du rapport de la mission d’information sur le redressement de la Justice », JCP G 2017, 519, spéc. nos 19-20.
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2.
Rapport d’information fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale par la mission d’information sur le redressement de la justice, « Cinq ans pour sauver la justice ! », Sénat, rapport d’information n° 495 (2016-2017), 4 avr. 2017 (ci-après : rapport d’information, mission d’information sur le redressement de la justice) ; disponible sur www.senat.fr.
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3.
L. n° 2016-1321, 7 oct. 2016, pour une République numérique : JO, 8 oct. 2016.
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4.
Sur l’open data, v. not. le colloque organisé par la Cour de cassation « La jurisprudence dans le mouvement de l’open data », 14 oct. 2016, interventions disponibles sur le site internet de la Cour de cassation.
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5.
Sur l’utilisation de ce terme, v. infra n° 18.
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6.
Diverses visions de l’avenir ont émergé suite aux propos alarmistes de Stephen Hawking qui, en estimant que « le développement d’une intelligence artificielle complète pourrait mettre fin à la race humaine », laisse supposer l’existence ou la consécration proche d’une intelligence artificielle forte, v. « Pourquoi Stephen Hawking et Bill Gates ont peur de l’intelligence artificielle », France culture, 8 juill. 2015, www.franceculture.fr/sciences/.
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7.
V. not. Heudin J.-C., « Intelligence artificielle et robots : entre utopie et dystopie », in Les robots, objets scientifiques, objets de droits, 2016, Mare & Martin, Presses universitaires de Sceaux, p. 45.
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8.
V. not., « Définir le droit », Droits n° 10, 1989 et n° 11, 1990.
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9.
Turing A. M., « Computing machinery and intelligence », Oxford University Press, vol. 59, n° 236, oct. 1950. Pour une traduction de l’article en français, v. Turing A. M., « Les ordinateurs et l’intelligence », in Ross Anderson A. (dir.), Pensée et machine, 1983, Champ Vallon, p. 39.
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10.
Turing A. M., « Les ordinateurs et l’intelligence », préc., p. 40.
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11.
Le terme legaltech désigne les entreprises proposant des services juridiques fondés sur l’utilisation de la technologie.
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12.
Chaduteau O., interview par Garnerie L., « Délivrer un résultat en un temps moindre, c’est aussi cela la valeur ajoutée ! », Gaz. Pal. 24 janv. 2017, n° 285a8, p. 9.
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13.
Ibid.
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14.
https://www.captaincontrat.com/documents.
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15.
Iweins D., « La justice prédictive, nouvel allié des professionnels du droit ? », Gaz. Pal. 3 janv. 2017, n° 282v9, p. 5.
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16.
Iweins D., « Les robots sont-ils nos ennemis ? », Gaz. Pal. 28 juin 2016, n° 269v7, p. 9.
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17.
V. not. Epineuse H., « Jurisprudence ouverte et justice prédictive », colloque Cour de cassation, « La jurisprudence dans le mouvement de l’open data », préc.
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18.
Le rapport de la mission d’information sur le redressement de la justice le reconnaît en donnant une définition de « la notion de “justice prédictive”, reposant sur l’exploitation massive et très élaborée des données judiciaires, autrement appelée big data, grâce aux algorithmes et à l’intelligence artificielle » (rapport d’information, préc., p. 136).
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19.
Garapon A., « Les enjeux de la justice prédictive », RPPI oct. 2016, étude 4, spéc. n° 1 et JCP G 2017, 31, spéc. n° 47.
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20.
« La justice prédictive, mélange de droit et d’intelligence artificielle », Le Parisien, 1er févr. 2017.
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21.
Dans ce sens, v. not. Dondero B., « Justice prédictive : la fin de l’aléa judiciaire », D. 2017, p. 532.
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22.
Aletras et al. (2016), Predicting judicial decisions of the European Court of Human Rights: a Natural Language Processing perspective. PeerJ Comput. Sci. 2:e93 ; DOI 10.7717/peerj-cs.93.
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23.
« 250, 80 and 254 cases for Articles 3, 6 and 8, respectively », Aletras etal (2016), PeerJ Comput. Sci., DOI 10.7717/peerj-cs.93, préc. p. 8.
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24.
Aletras et al. (2016), PeerJ Comput. Sci., DOI 10.7717/peerj-cs.93, préc. p. 2.
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25.
2015, Law Firms in Transition An Altman Weil Flash Survey, Contributing Authors Thomas S. Clay et Eric A. Seeger, http://www.altmanweil.com/dir_docs/resource/, p. 82.
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26.
Iweins D., « Les robots sont-ils nos ennemis ? », préc.
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27.
Les facultés de droit devraient saisir ce mouvement en délivrant une formation juridique prenant en considération les nouvelles technologies et la programmation informatique. Un double cursus – juridique/informatique – s’avèrera, probablement, un atout pour l’insertion professionnelle des futurs diplômés en droit.
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28.
Rapport d’information, mission d’information sur le redressement de la justice, préc., p. 139.
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29.
Dossier presse, mission d’information sur le redressement de la justice, préc., p. 21.
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30.
Strickler Y., « Procédure civile », 6e éd., 2015, Paradigme, p. 13, n° 2.
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31.
Proposition n° 47, rapport d’information, mission d’information sur le redressement de la justice, préc., p. 138.
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32.
Dondero B., « Justice prédictive : la fin de l’aléa judiciaire ? », préc., n° 15.
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33.
Rapport d’information, mission d’information sur le redressement de la justice, préc., p. 138.
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34.
Dossier de presse, mission d’information sur le redressement de la justice, préc., p. 20.
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35.
Rapport d’information, mission d’information sur le redressement de la justice, préc., p. 138.
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36.
Proposition n° 48, rapport d’information, mission d’information sur le redressement de la justice, préc., p. 139.
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37.
« La justice prédictive, mélange de droit et d’intelligence artificielle », Le Parisien, préc.
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38.
Rapport d’information, mission d’information sur le redressement de la justice, préc., p. 139. Seules des lignes sont données : « garantir l’égalité de traitement des justiciables, assurer la sécurité de la dématérialisation et des techniques de transfert, d’hébergement et de traitement des données juridiques ou encore fixer un cadre juridique plus précis pour les plates-formes de prestations juridiques et de services d’aide à la saisine de la justice, dans le nouveau marché du droit numérisé » (Dossier de presse, mission d’information sur le redressement de la justice, préc., p. 21).
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39.
Dossier de presse, mission d’information sur le redressement de la justice, préc., p. 20.
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40.
Rapport d’information, mission d’information sur le redressement de la justice, préc., p. 131.
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41.
Bensamoun A. et Loiseau G., « L’intelligence artificielle : faut-il légiférer ? », D. 2017, p. 581.
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42.
Canivet G., La création du droit par le juge, archives de philosophie du droit, t. 50, 2007, Dalloz.
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43.
Garapon A., « Les enjeux de la justice prédictive », préc, n° 38.
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44.
Dondero B., « Justice prédictive : la fin de l’aléa judiciaire », préc.
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45.
Résolution du Parlement européen du 16 février 2017 contenant des recommandations à la commission concernant des règles de droit civil sur la robotique (2015/2103(INL)). En février 2017, en France, un plan de stratégie national en intelligence artificielle a été engagé.
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46.
Bensamoun A. et Loiseau G., « L’intelligence artificielle : faut-il légiférer ? », préc., n° 1.
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47.
Mais, dans ce sens, la justice prédictive pourrait être utilement exploitée dans les contentieux de masse que la robotique va probablement créer.
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48.
Giraudoux J., La Guerre de Troie n’aura pas lieu, 1935, II, 5, Hector.