Relations commerciales établies – menace de rupture suivie d’une rupture brutale – évaluation du préjudice
T. com. Paris, 16 nov. 2016, no 2015035158
La société EMS qui commercialise et pose des portes et fenêtres sous l’enseigne Tryba et la société ANR, spécialiste dans la pose des huisseries, ont conclu le 2 août 2008 un contrat de collaboration pour réaliser en sous-traitance des travaux de pose de fenêtres et portes commercialisées par EMS. Les relations entre les parties se dégradent à partir de juillet 2014 sur des questions de modification de facturation à la demande de EMS. À compter du mois de novembre ANR ne recevra plus de commande.
Estimant avoir été victime d’une menace de rupture des relations commerciales pour obtenir des conditions tarifaires plus favorables, puis d’une rupture brutale desdites relations, AMR sollicite le paiement de 54 000 € de dommages-intérêts.
Le tribunal fait partiellement droit à sa demande aux motifs suivants :
« Attendu que la facture d’octobre 2014 n’a été que partiellement payée ;
Attendu qu’EMS prétend, sans en rapporter la preuve, que la retenue serait une juste application du contrat qui permet de retenir un paiement au cas où la pose n’aurait pas été réalisée dans les règles de l’art ;
Le tribunal condamnera EMS à payer à ANR la somme de 951,66 € avec intérêts au taux légal à compter de 18 juin 2015, date de l’assignation ».
Sur la menace de rupture de relations commerciales établies :
Sur les dispositions de l’article L. 442-6, I, 4° du Code de commerce :
Attendu que, selon les dispositions de l’article L. 442-6, I, 4° du Code de commerce, « engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant ou industriel d’obtenir ou de tenter d’obtenir, sous la menace d’une rupture brutale totale ou partielle des relations commerciales, des conditions manifestement abusives concernant les prix, les délais de paiement, les modalités de vente ou les services ne relevant pas des obligations d’achat et de vente » ;
Attendu qu’ANR reproche à EMS d’avoir cherché à obtenir des avantages financiers manifestement excessifs ;
Attendu qu’il est constant que les parties étaient convenues de fixer forfaitairement à 9 500 € HT le montant de la rémunération mensuelle comme le démontrent les factures produites de septembre 2012 à mai 2014 ;
Attendu que, nonobstant cet accord, EMS a suspendu ses paiements à ANR aux demandes suivantes :
-
le 17 juillet 2014, la réfaction d’une somme égale à 500 €, contrevaleur de la journée de solidarité mise à la charge des salariés titulaires d’un contrat de travail, ainsi qu’une somme qu’un des gérants d’ANR devait personnellement à EMS ;
-
le 9 août 2014, la réfaction d’une somme égale à 1 420 € HT au titre de diverses remises commerciales opérées à l’insu du sous-traitant, dont EMS entend imputer la charge à ANR ;
Attendu que par mail du 9 septembre 2014, EMS remettait en cause unilatéralement les conditions d’intervention de son sous-traitant à effet rétroactif au 1er septembre 2014, cette situation se traduisant par une réduction de plus de 20 % des recettes pour services rendus par ANR ;
Attendu que si il est fondé pour un commerçant de vouloir obtenir des conditions financières toujours plus favorables, engage sa responsabilité celui qui modifie unilatéralement les conditions financières sans accord de son cocontractant, en abusant de sa position de donneur d’ordre ;
Attendu qu’EMS qui ne conteste pas avoir voulu renégocier les tarifs d’ANR soutient que le tarif demandé était justifié par les réalités de marché ;
Attendu qu’EMS n’a pas fait précéder ce changement tarifaire d’un préavis de nature à permettre à son cocontractant de rechercher des marchés à un tarif conforme à ses vœux.
Le tribunal dira qu’EMS a profité de sa position pour obtenir un avantage tarifaire extrêmement important, manifestement abusif au sens de l’article L. 442-6 I 4° ; que sa responsabilité est engagée à ce titre.
Sur la rupture brutale de relations commerciales établies :
Attendu que l’article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce dispose qu’« engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, (…) de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels.
Attendu que le respect combiné de la liberté contractuelle et des prescriptions de l’article L. 442-6-I, 5° du Code de commerce impose d’en limiter le domaine d’application aux cas où la relation commerciale revêt, avant la rupture, un caractère suivi, stable et habituel et où la partie qui s’en estime victime pouvait légitimement croire à la pérennité de la relation en anticipant raisonnablement pour l’avenir une certaine continuité de flux d’affaires avec son partenaire commercial, justifiant que l’intention de rompre soit précédée d’un délai de prévenance lui permettant d’organiser la recherche d’autres partenaires afin de maintenir l’activité de l’entreprise.
Il convient donc de rechercher, en premier lieu, si des relations commerciales établies existaient bien entre ANR et EMS avant qu’elles ne cessent (I) puis, le cas échéant, d’examiner les circonstances dans lesquelles celles-ci auraient été rompues (II).
I – Sur les relations commerciales établies :
Attendu qu’il n’est pas contesté que les parties se trouvaient en relations d’affaires suivies entre le 2 août 2008, date de la conclusion du contrat de collaboration et le mois de novembre 2014, date à laquelle ANR constatera ne plus recevoir de commande ;
Le tribunal dira que la relation d’affaires entre ANR et EMS était établie au sens des dispositions de l’article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce.
II – Sur les circonstances de la rupture :
Attendu qu’ANR se plaint d’avoir subi unilatéralement une modification des conditions de rémunération de ses prestations sous menace d’une rupture de la relation commerciale, puis n’avoir plus reçu de nouvelles commandes à compter du mois de novembre 2014 ; qu’il convient d’analyser les circonstances de cette rupture.
Attendu en premier lieu qu’EMS invoque le comportement fautif d’ANR ; que cependant, EMS est défaillante à produire le moindre document de nature à étayer les fautes invoquées ;
Le tribunal dit qu’EMS ne rapporte pas la preuve qui lui incombe d’une faute grave d’ANR ayant pu justifier l’arrêt immédiat de la relation commerciale ;
Attendu qu’EMS soutient ne pas avoir rompu les relations commerciales et avoir voulu poursuivre la relation d’affaires avec ANR ;
Attendu cependant que la relation d’affaires entre EMS et ANR a définitivement cessé, aucune commande n’étant plus passée à compter du 7 novembre 2014 ; qu’EMS qui prétend n’avoir jamais voulu mettre un terme définitif à sa relation commerciale ne justifie pas avoir confié des missions qu’ANR aurait refusé d’exécuter ».
Le tribunal dit qu’EMS ne rapporte pas la preuve que la rupture de la relation commerciale avec serait le fait de cette dernière.
Sur le préjudice :
« Au titre des infractions tirées de l’article L. 442-6, I, 4° du Code de commerce :
Attendu qu’EMS s’est rendue coupable d’infractions aux dispositions de l’article L. 442-6, I, 4° du Code de commerce et dispositions de l’article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce ;
Attendu que la menace de rupture brutale de relations commerciales établies sera suivie, dans un délai très bref, d’une rupture brutale de relations commerciales établies ;
Le tribunal dit que le préjudice d’ANR au titre des infractions aux dispositions de l’article L. 442-6, I, 4° du Code de commerce ne se distingue pas de celui résultant des infractions aux dispositions de l’article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce.
Au titre des infractions tirées de l’article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce :
Attendu que la facture d’octobre 2014 n’a été que partiellement payée ;
Attendu qu’EMS prétend, sans en rapporter la preuve, que la retenue serait une juste application du contrat qui permet de retenir un paiement au cas où la pose n’aurait pas été réalisée dans les règles de l’art ;
Le tribunal condamnera EMS à payer à ANR la somme de 951,66 € avec intérêts au taux légal à compter du 18 juin 2015, date de l’assignation.
Attendu que les parties ne font état d’aucun usage spécifique au secteur de la menuiserie ;
Attendu que le tribunal qu’ANR soutient qu’elle se trouvait dans une situation de dépendance économique ;
Attendu qu’EMS demandait à ANR de se présenter auprès de ses clients comme son représentant ; que cette obligation prenait notamment la forme de la présence obligatoire du logo Tryba sur le véhicule professionnel pris en crédit-bail par ANR ; que ces exigences dans l’exécution du contrat entrainaient une exclusivité de facto de nature à contrarier toute possibilité de diversification de la clientèle d’ANR pendant la durée de la relation commerciale ;
Le tribunal dit qu’ANR aurait dû bénéficier d’un préavis d’une durée de 6 mois, afin de tenir compte d’une relation commerciale qui a duré 6 ans d’une part et des conditions particulières d’exécution du contrat d’autre part qui plaçaient ANR dans une situation de dépendance économique ;
Attendu qu’ANR a été totalement privée par EMS de chiffre d’affaires pendant la durée du préavis ; qu’il convient lui attribuer l’indemnité que le législateur a prévu ;
Attendu qu’il résulte des documents fournis par ANR qu’EMS lui assurait un flux d’affaires constant mensuel de 9 500 € HT au cours des 24 mois qui ont précédé la rupture ; qu’en conséquence, qu’ANR était en droit d’espérer un CAHT de 54 000 € pendant la durée du préavis ;
Attendu que les conditions de la sous-traitance fournie par ANR, en l’absence d’éléments comptables précis sur les charges variables supportées par ANR au titre de son exploitation, le tribunal dit qu’il convient d’indemniser ANR sur la base d’un taux de marge sur coûts variables estimé de 80 %, l’activité de pose de menuiseries extérieures et d’huisseries incorporant essentiellement des charges composés de coûts fixes et des salaires dont ANR n’avait pas le moyen de réduire sur une période de préavis limitée à six mois ;
Attendu que le préavis ainsi déterminé couvrira l’ensemble du préjudice provenant tant des infractions aux dispositions de l’article L. 42-6, I, 4° du Code de commerce que des infractions aux dispositions de l’article L. 42-6, I, 5° du Code de commerce ».
Le tribunal condamnera EMS à verser à ANR, à titre de dommages-intérêts tous préjudices confondus, la somme de 43 200 € (soit 54 000 € x 80 %) correspondant à 6 mois de préavis, déboutant pour le surplus.