Devoir de vigilance et actions contentieuses : la question de la compétence (enfin) résolue !
La question du tribunal compétent pour connaître des actions contentieuses relatives au devoir de vigilance est enfin résolue. Après plusieurs décisions contradictoires, la haute juridiction a enfin eu l’occasion de se prononcer sur ce sujet. L’action du législateur a, toutefois, rendu cette intervention précaire. Il subsiste que ce débat sur la compétence a permis d’esquisser les premiers éléments de définition du devoir de vigilance.
Cass. com., 15 déc. 2021, nos 21-11882 et 21-11957
L. n° 2021-1729, 15 déc. 2021, pour la confiance dans l’institution judiciaire, NOR : JUSX2107763L : JO, 23 déc. 2021
1. Entré en vigueur en 2017, le devoir de vigilance français mérite de nombreuses clarifications. Cinq ans après la promulgation de la loi, les incertitudes qui pèsent sur les entreprises restent importantes, particulièrement sur le volet contentieux du devoir de vigilance.
2. À ce jour, aucun tribunal n’a eu l’occasion de se prononcer sur la qualité d’un plan de vigilance. Qu’il s’agisse des actions préventives visant à enjoindre une société de produire un plan de vigilance conforme aux exigences de la loi (C. com., art. L. 225-102-4, II) ou des actions en indemnisation à la suite de la réalisation d’un dommage que le devoir de vigilance d’une société aurait dû permettre d’éviter (C. com., art. L. 225-102-5), il n’est pas encore possible de dresser un « standard » de la vigilance attendue.
3. Concernant les actions préventives, les raisons de ce retard se trouvent, notamment, dans un long débat sur la question du tribunal compétent, entre le tribunal judiciaire et le tribunal de commerce, pour connaître de ces actions.
4. L’arrêt étudié, rendu le 15 décembre 2021 par la chambre commerciale de la Cour de cassation, souhaite y mettre un terme dans une affaire qui concerne la société TotalEnergies1.
5. En l’espèce, plusieurs associations françaises et ougandaises ont assigné, en référé, TotalEnergies en juin 2019 devant le tribunal judiciaire de Nanterre sur le fondement de l’article L. 225-102-4, II, du Code du commerce. Il est reproché à la major pétrolière sa gestion de deux importants projets en Ouganda (un projet relatif à l’exploitation d’un gisement pétrolier dans le parc national de Murchison Falls et un projet relatif à la construction d’un oléoduc).
6. Selon les associations, ces projets impliquent des actes d’expropriation de populations locales et des risques importants pour la biodiversité alors que le plan de vigilance 2018 de TotalEnergies ne comprend aucune identification de ces risques ni mesure spécifique concernant ses activités en Ouganda.
7. En janvier 2020, le tribunal judiciaire de Nanterre a fait droit à l’exception de procédure soulevée par TotalEnergies et s’est déclaré incompétent au profit du tribunal de commerce de Nanterre2 sur le fondement de l’article L. 721-3, 2°, du Code de commerce qui prévoit la compétence des tribunaux de commerce pour toutes les contestations relatives aux sociétés commerciales3.
8. La cour d’appel de Versailles, saisie par les associations, confirme en décembre 2020 l’analyse du président du tribunal judiciaire de Nanterre et considère que la mise en place du plan de vigilance permet de rattacher l’action contentieuse à l’article L. 721-3, 2°, du Code de commerce. Pour la cour d’appel, « est caractérisée, l’existence d’un lien direct entre le plan de vigilance, son établissement et sa mise en œuvre, et la gestion de la société commerciale dans son fonctionnement, critère nécessaire et suffisant pour que la compétence du juge consulaire puisse être retenue »4.
9. Ainsi, initialement, c’est le plan de vigilance en tant qu’acte de gestion d’une société commerciale, qui justifie la compétence des juges consulaires. Le raisonnement nous semble tout à fait cohérent. Que pourrait être la mise en place d’un plan de vigilance dans une société commerciale si ce n’est un acte de gestion de ladite société ?
10. L’objectif du devoir de vigilance est de fixer des bornes, des limites à l’activité sociale en rendant obligatoires des mesures de prévention de certains risques graves (atteintes aux droits humains, à la santé et à la sécurité des personnes et à l’environnement)5. En ce sens, des mécanismes particulièrement importants doivent être développés au sein de la société : cartographie des risques, évaluation régulière des filiales, fournisseurs et sous-traitants, mise en place d’un mécanisme d’alerte et de recueil des signalements, etc., de telle sorte que la mise en place d’un plan de vigilance influe, et c’est bien son objectif, sur l’orientation de la société.
11. Parallèlement, le 28 janvier 2020, une deuxième affaire a été introduite par cinq associations et 14 collectivités contre TotalEnergies devant le tribunal judiciaire de Nanterre. Cette dernière s’inscrit dans une utilisation du devoir de vigilance pour une action « climatique » et vise à ce que Total intègre à son plan de vigilance des mesures en matière d’atténuation du risque climatique afin d’aligner sa trajectoire d’émissions de gaz à effet de serre avec les objectifs internationaux reconnus par l’accord de Paris, en 2015.
12. Le tribunal judiciaire de Nanterre, saisi sans surprise d’une nouvelle exception d’incompétence soulevée par la défenderesse au profit du tribunal de commerce, a rendu le 11 février 2021 une ordonnance inattendue en décidant que « la plénitude de juridiction du tribunal judiciaire combinée à l’absence de prévision d’une compétence exclusive du tribunal de commerce ainsi que l’engagement direct de la responsabilité sociale de la SE Total très au-delà du lien effectivement direct avec sa gestion prise en lien avec la qualité de non-commerçant des demanderesses fondent à leur bénéfice un droit d’option, qu’elles exercent à leur convenance, entre le tribunal judiciaire, qu’elles ont valablement saisi, et le tribunal de commerce »6.
13. L’exception d’incompétence est donc rejetée, non pas en ce que le tribunal de commerce ne serait pas compétent, le juge reconnaît que « l’élaboration et la mise en œuvre du plan de vigilance sont en lien direct avec la gestion de la société SE Total, critère qui fonde la compétence du tribunal de commerce », mais en raison d’un droit d’option dont bénéficierait le demandeur non commerçant et qui lui ouvrirait le choix de la juridiction pour traiter le litige : le tribunal de commerce ou le tribunal judiciaire.
14. La décision de la Cour de cassation du 15 décembre 2021, rendue dans la première affaire (concernant le tribunal compétent pour connaître de la qualité du plan de vigilance de TotalEnergies sur ses activités en Ouganda) était donc particulièrement attendue pour mettre un terme à des décisions contradictoires.
15. La haute juridiction commence par reprendre la solution développée par les juges du fond sur le fondement de l’article L. 721-3, 2°, du Code de commerce. La compétence des juridictions consulaires n’est donc nullement écartée dans la mesure où la Cour de cassation confirme la nature d’acte de gestion que revêt l’établissement du plan de vigilance. Toutefois, faisant écho à l’arrêt Uberpop rendu plus d’un an auparavant7, elle réaffirme le droit d’option au profit du demandeur non commerçant de saisir le tribunal de commerce ou le tribunal judiciaire.
16. Si cette solution aurait pu entraîner un éclatement du contentieux (nous reprenons la formule d’Arnaud Lecourt) entre deux juridictions différentes et une cacophonie inopportune, elle n’aura toutefois pas tenu plus d’une semaine. Le 22 décembre 2021, la loi pour la confiance dans l’institution judiciaire (n° 2021-1729) prévoyait à son article 56 la création d’un nouvel article L. 211-21 au sein du Code de l’organisation judiciaire. Il dispose que « le tribunal judiciaire de Paris connaît des actions relatives au devoir de vigilance fondées sur les articles L. 225-102-4 et L. 225-102-5 du Code de commerce » et met un terme définitif au débat de la compétence.
17. Quelles conclusions tirer de cette attribution de compétence au profit du tribunal judiciaire de Paris ? Le dénouement est bienvenu en ce qu’il apporte enfin de la clarté. Toutefois, relevons que les tribunaux de commerce sont composés de juges non professionnels qui sont élus sur la base de leur connaissance technique, de leur expérience et de leur connaissance du fonctionnement d’une société commerciale.
18. En ce sens, l’article L. 211-21 du Code de l’organisation judiciaire prive les juges consulaires de la possibilité d’apporter une vision pragmatique et réaliste du plan de vigilance. Il aurait, effectivement, pu être utile de pondérer le caractère vague et imprécis de la loi par la vision pratique d’un juge capable d’appréhender les difficultés que rencontrent les entreprises dans la compréhension et la gestion des obligations de vigilance.
19. Toutefois, tant du côté de la gravité des enjeux que du côté de la complexité du contentieux lié au devoir de vigilance, la solution nous semble devoir être approuvée. Le rapport fait au nom de la commission des lois par les sénateurs Agnès Canayer et Philippe Bonnecarrère expliquait en ce sens que « cette matière spécifique doit toutefois être traitée par une juridiction dotée des compétences requises en matière économique. La commission a donc renforcé la logique de spécialisation en attribuant ce contentieux à un seul tribunal judiciaire, qui sera probablement celui de Paris, et non plusieurs »8.
20. Par la clôture du débat sur la compétence, celui relatif au fond du litige devrait enfin pouvoir s’ouvrir. Les attentes sont importantes à la fois du côté des sociétés assujetties, à la recherche d’une sécurité juridique que la loi n’apporte pas, que du côté des demanderesses (le plus souvent des associations) qui militent pour une meilleure prise en compte par les sociétés de leur devoir de vigilance.
Notes de bas de pages
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1.
Cass. com., 15 déc. 2021, nos 21-11882 et 21-11957 : B. Dondero, « Compétence à outrance du tribunal judiciaire ? », JCP E 2022, p. 1067 ; A. Casado, « De la juridiction compétente en matière d’actions corrélatives au devoir de vigilance », BJT janv. 2022, n° BJT200x8 ; X. Delpech, « Devoir de vigilance des sociétés commerciales : action des associations », Juris ass. 2022, n° 652, p. 10 ; Q. Chatelier, « Le devoir de vigilance dans la main du tribunal judiciaire (de Paris) », Dalloz actualité, 17 janv. 2022.
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2.
TJ Nanterre, ord., 30 janv. 2020, n° 19/02833 : N. Cuzacq, « Premier contentieux relatif à la loi vigilance du 27 mars 2017, une illustration de l’importance du droit judiciaire privé », D. 2020, p. 970.
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3.
Plus largement sur le fait qu’une contestation relative à une société commerciale est celle qui a trait directement à la gestion de la société, v. Cass. com., 27 oct. 2009, n° 08-20384 : X. Delpech, « Compétence commerciale : faute de gestion d’une société commerciale », D. 2009, p. 2679 ; B. Dondero, « Compétence du tribunal de commerce pour les fautes se rattachant par un lien direct à la gestion d’une société commerciale », D. 2010, p. 296 ; B. Saintourens, « La compétence des tribunaux de commerce pour juger d’une faute de gestion », RDS 2010, p. 30.
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4.
CA Versailles, 10 déc. 2020, n° 20/01692 : P. Métais et E. Valette, « Devoir de vigilance : quel tribunal compétent ? », Dalloz actualité, 11 janv. 2021.
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5.
V. A. Lecourt, « Première questions autour de la compétence juridictionnelle en matière de respect du devoir de vigilance des sociétés mères : primauté a priori au tribunal de commerce », RTD com. 2021, p. 135.
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6.
TJ Nanterre, ord., 11 févr. 2021, n° 20/00915 : P. Abadie, « Les enseignements de la procédure sur la nature de devoir de vigilance : entre contestation relative aux sociétés commerciales et contestation relative à la responsabilité sociale », D. 2021, p. 614 ; S. Schiller, J.-M. Leprêtre et P. Bignebat, « Revirement de position sur la compétence juridictionnelle pour l’application de la loi sur le devoir de vigilance », JCP E 2021, p. 1323.
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7.
Cass. com., 18 nov. 2020, n° 19-19463 : D. 2020, p. 2342 ; A. Reygrobellet, « L’option de compétence du demandeur non-commerçant », Rev. sociétés 2021, p. 165.
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8.
Sénat, rapp. n° 834, 15 sept. 2021, sur le projet de loi pour la confiance dans l’institution judiciaire, de Mme Canayer et M. Bonnecarrère.
Référence : AJU004h9