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Cession de titres sociaux : pas d’annulation pour erreur sur la qualité substantielle des titres lorsque la cession a permis de régulariser une situation qui aurait pu empêcher la réalisation de l’objet social

Publié le 18/02/2021

La chambre commerciale de la Cour de cassation casse l’arrêt d’une cour d’appel qui avait annulé la cession des titres d’une société d’expertise comptable sur la base d’une erreur sur les qualités substantielles de ces titres au motif que les irrégularités affectant la détention du capital et la direction assurée par une personne extérieure à la profession empêchaient la réalisation de son objet social par la société : la haute juridiction reproche à la cour d’appel de ne pas avoir vérifié si la cession n’avait pas régularisé la situation au point d’écarter tout risque de radiation de la société du tableau de l’ordre et en conséquence tout empêchement de réalisation de cet objet.

Cass. com., 30 sept. 2020, no 18-18239

Cession de titres sociaux : pas d’annulation pour erreur sur la qualité substantielle des titres lorsque la cession a permis de régulariser une situation qui aurait pu empêcher la réalisation de l’objet social
Olivier Le Moal / AdobeStock

En l’absence de texte spécial, la question se pose de déterminer comment appliquer le droit commun des contrats à la cession de parts sociales ou d’actions d’une société. En particulier, il n’est pas rare qu’un cessionnaire sollicite l’annulation de son engagement en prétendant son consentement vicié par l’erreur ou le dol. Tribunaux et cours sont régulièrement appelés à se prononcer sur cette rencontre entre le droit des contrats et celui des sociétés, ce qui a déjà donné lieu à plusieurs études1. L’arrêt rapporté par l’originalité de ses faits contribuera néanmoins à cette réflexion tendant à rechercher dans le droit commun des contrats les moyens d’annuler l’engagement du cessionnaire déçu.

Il faut, pour le comprendre, apporter quelques précisions quant à l’exercice de la profession d’expertise-comptable dans le cadre d’une société. Si, à ce titre, les experts comptables peuvent exercer leur activité dans le cadre d’une société dotée de la personne morale et inscrite au tableau de l’ordre, l’article 7 de l’ordonnance n° 45-2138 du 19 septembre 1945, qui régit l’exercice de la profession, impose le respect de certaines conditions : cette société ne peut conférer la qualité de commerçant à ses associés ; les deux tiers des droits de vote doivent être détenus par des experts-comptables et le représentant légal du groupement doit avoir cette qualité2. À défaut, le conseil de l’ordre enjoint à la société de se mettre en conformité avec les dispositions imposées, dans un délai maximum de deux ans. En l’absence de régularisation constatée par le conseil à l’issue d’une procédure contradictoire, la société est radiée du tableau de l’ordre3. Pour une meilleure compréhension de l’affaire, on notera que les faits qui en sont à l’origine sont antérieurs à l’ordonnance n° 2014-443 du 30 avril 2014, laquelle a supprimé l’obligation faite aux experts-comptables de détenir la majorité du capital de la société.

C’est en se référant à ce texte que la cour d’appel de Paris4 avait prononcé l’annulation de la cession d’actions constituant la totalité du capital d’une société d’expertise comptable à une autre exerçant la même activité. La société dont les titres avaient été cédés était, dans les faits5, dirigée, au moment de la conclusion du contrat, par une personne qui n’avait pas la qualité d’expert-comptable et détenait la majorité du capital, ce qui constituait autant d’infractions aux règles imposées par l’article 7 de l’ordonnance n° 45-2138 du 19 septembre 1945, dans sa rédaction antérieure à l’ordonnance du 30 avril 2014.

Pour la cour d’appel, ces irrégularités empêchaient la société « cédée » d’exercer son activité d’expertise comptable. Il en résultait une erreur qui, portant sur les qualités substantielles des titres, avait été déterminante du consentement de l’acquéreur : la cour d’appel avait prononcé en conséquence l’annulation de la cession sur le fondement de l’article 1110 du Code civil dans sa rédaction antérieure à l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016. Saisie d’un pourvoi, la chambre commerciale de la Cour de cassation a censuré cette analyse en reprochant aux juges du fond de ne pas avoir recherché si la société dont les titres avaient été cédés, n’avaient pas toujours exercé son activité sans être inquiétée avant la cession et si cette dernière n’avait pas eu pour effet de régulariser sa situation. Autrement dit, la demande d’annulation pour erreur devait être rejetée puisque l’irrégularité dénoncée n’avait pas empêché la société cédée de poursuivre la réalisation de son objet, la cession ayant écarté tout risque de radiation du tableau de l’ordre.

La solution ainsi dégagée invite à certaines remarques. On pourrait, au préalable, s’interroger sur la possibilité d’invoquer une erreur qui porte non pas directement sur la qualité des titres, comme par exemple leur aptitude à conférer le contrôle de la société, mais sur la situation de cette dernière.

Il faut toutefois rappeler que la haute juridiction admet l’existence d’une erreur sur la qualité substantielle des titres, lorsque la société dont ils constituent le capital n’était plus, au moment de l’échange des consentements, en mesure de poursuivre la réalisation de son objet social. Cela peut être le cas en raison de l’indisponibilité du matériel nécessaire à son activité6, de la cession antérieurement à la vente des titres7, du fonds de commerce qu’elle exploitait, d’un arrêté de fermeture administrative dont l’existence était légitimement ignorée des acquéreurs8. Cela peut être également le cas lorsque la situation économique et financière de la société rendait toute poursuite d’activité impossible9. Il serait d’ailleurs vain de chercher à écarter tout vice du consentement au prétexte que l’achat des titres à un euro symbolique intégrait cet aléa si l’on prend en considération que l’acquéreur n’a accepté qu’un risque potentiel et ne se serait pas engagé s’il avait connu cette irrémédiable impossibilité d’exploitation10.

Il importe évidemment de préciser que cette impossibilité doit s’apprécier au moment de la cession et ne peut être confondue avec l’existence de difficultés quand bien même la société aurait été en cessation de paiement lors de la conclusion du contrat11 : dans cette situation, en l’absence de dol, l’acquéreur ne saurait être admis à prétendre que son consentement a été vicié12. Il importe, dans ces conditions, avant de prononcer la nullité d’une cession de titres sur le fondement de l’erreur, de distinguer selon que le risque de disparition était simplement potentiel ou déjà certain à ce moment. Cette distinction ne se limite pas à une appréciation économique et financière de la situation de la société : elle concerne également l’hypothèse où le risque de disparition est lié à des considérations purement juridiques, ce qui, comme nous l’avons vu, peut tenir à une fermeture administrative en raison d’une irrégularité dans le fonctionnement de la société. Dans l’affaire jugée, les irrégularités invoquées auraient pu, avant la cession, conduire à la mise en œuvre d’une procédure tendant à la radiation de la société du tableau de l’ordre des experts-comptables. Pour autant, ce risque ne s’était pas concrétisé, la société n’ayant pas été « inquiétée » antérieurement à la vente de ses titres. Au contraire, fallait-il s’interroger sur les effets de la cession puisqu’en l’espèce, le transfert de la totalité des titres à une autre société d’expertise comptable avait permis d’écarter ce risque de disparition en permettant à la société cédée de remplir la condition relative à la détention de la majorité du capital et des deux tiers des droits de vote par des experts-comptables. La cession avait sans doute aussi permis de régulariser la situation de la direction de la société par la nomination d’un expert-comptable assumant pleinement ses fonctions.

On rappellera, pour compléter ces propos, que l’erreur ne peut justifier l’annulation d’un contrat qu’à la condition de revêtir un caractère excusable, ce qui conduit à tenir compte, dans la pratique, de la personnalité et des compétences de l’errans qui s’en prévaut13. En l’espèce, le cessionnaire avait la qualité d’expert-comptable : ayant acquis la totalité des actions de la société, on imagine mal comment il aurait pu légitimement ignorer les irrégularités dont il s’est plaint par la suite ! C’est d’ailleurs la prise en compte de cette qualité professionnelle qui avait conduit, en première instance, le tribunal de commerce de Paris à rejeter sa demande d’annulation du contrat14. Pour les premiers juges, l’acquéreur, expert-comptable, avait notamment eu « toute latitude pour vérifier la qualité du dirigeant » qu’aucun document, émanant du cédant, ne présentait comme expert-comptable.

Sans doute, la cession comportait-elle en préambule l’affirmation des cédants que la société exerçait régulièrement l’activité d’expertise comptable, ce qui ne correspondait pas à la réalité. Cette déclaration pouvait poser la question d’une annulation sur la base du dol qui rend l’erreur excusable. Il aurait alors fallu s’interroger sur le caractère intentionnel du dol en l’absence de manœuvres tendant à dissimuler les irrégularités à l’origine du litige. Par ailleurs, que l’action soit fondée sur le dol ou l’erreur, le vice doit être déterminant du consentement, ce qui dans un cas comme dans l’autre est exclu lorsque celui qui l’invoque disposait des compétences lui permettant de se rendre compte de la situation ayant par la suite motivé son action. On ajoutera ici que la régularisation de la situation de la société cédée par la cession semblait rendre bien hasardeuse la démonstration de ces éléments du dol.

On ajoutera, en conclusion, que les règles à l’origine du litige ne sont pas propres aux sociétés d’expertise comptable mais concernent, avec quelques variantes, celles qui permettent l’exercice des professions libérales relevant du champ d’application de la loi n° 90-1258 du 31 décembre 199015. La solution dégagée par l’arrêt rapporté est donc susceptible de leur être appliquée.

Notes de bas de pages

  • 1.
    M. Jeantin, « Droit des obligations et droit des sociétés », in Mélanges dédiés à Louis Boyer, 1996, Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole, p. 317 et s. ; M. Caffin-Moi, Cession de droits sociaux et droit des contrats, thèse, D. Bureau (dir.), 2002, Paris 2 Panthéon-Assas, spéc. nos 33 et s., p. 34 et s.
  • 2.
    À noter que l’ordonnance n° 2014-443 du 30 avril 2014 a supprimé l’obligation faite aux experts-comptables de détenir la majorité de la société par des experts-comptables.
  • 3.
    Ord. n° 45-2138, 19 sept. 1945, art. 7, III.
  • 4.
    CA Paris, 5-9, 22 févr. 2018, n° 16/02635.
  • 5.
    En l’occurrence, le cessionnaire, directeur administratif et financier de la société, avait outrepassé ses fonctions pour se comporter en véritable dirigeant de la société en signant les lettres de mission, ce que seul un expert-comptable ou un détenteur de la signature sociale peut faire dès lors qu’un tel acte formalise les relations contractuelles avec la clientèle ; le directeur administratif et financier avait plus globalement géré les relations avec les clients et signé les lettres notifiant les augmentations de salaires.
  • 6.
    Cass. com., 17 oct. 1995, n° 93-20523 : Bull. civ. IV, n° 244 ; BJS janv. 1996, n° 6, p. 35, note M. Jeantin ; Dr. sociétés 1996, comm. °2, obs. T. Bonneau ; RTD civ. 1996, p. 148, obs. J. Mestre ; D. 1996, Jur., p. 167, note J. Paillusseau ; RTD com. 1996, p. 286, obs. C. Champaud et D. Danet.
  • 7.
    Cass. com., 1er oct. 1991, n° 89-13967 : Bull. civ. IV, n° 277 ; JCP E 1992, 227, note A. Viandier et J.-J. Caussin ; Rev. sociétés 1992, p. 497, note P. Didier ; D. 1992, p. 190, note G. Virassamy ; RTD civ. 1992, p. 80, obs. J. Mestre.
  • 8.
    CA Paris, 25e ch. B, 12 oct. 2001, n° 99/15744 et Cass. com., 4 déc. 2001, n° 00-10926 : BJS janv. 2002, n° 19, p. 95, note A. Couret.
  • 9.
    Cass. com., 2 mai 2007, n° 05-21295 : Dr. sociétés 2007, comm. 148, obs. H. Lecuyer.
  • 10.
    Cass. com., 7 févr. 1995, n° 93-14257 : BJS mai 1995 n° 138, p. 407. V. égal. Cass. com., 28 févr. 2006, n° 01-14951 (le prix avait été fixé en considération des difficultés de la société).
  • 11.
    Cass. com., 2 mai 2007, n° 05-21295 : Dr. sociétés 2007, comm. 148, obs. H. Lecuyer.
  • 12.
    CA Paris, 3e ch., 19 mars 1999, n° 1998-06461 : RJDA 6/99, n° 679 : dans cette affaire, la cour d’appel de Paris a refusé d’admettre l’erreur invoquée par l’acquéreur des titres d’une SNC mise en liquidation judiciaire un an après la cession au simple motif que la société était déjà en cessation de paiement huit mois avant la cession, dès lors qu’à la date de la cession, elle n’était pas dans une situation irrémédiablement compromise.
  • 13.
    Cass. com., 13 mars 2019, n° 17-19501 : AJ contrat 2019, p. 298, obs. A. El Mejri ; RTD com. 2019, p. 403, obs. A. Lecourt ; D. 2020, p. 118, obs. E. Lamazerolles et A. Rabreau,
  • 14.
    T. com. Paris, 16e ch., 11 déc. 2015, n° 201419863.
  • 15.
    L. n° 90-1258, 31 déc. 1990, art. 5, 2° et 31-6 ; ce second article imposant que la totalité du capital et des droits de vote des sociétés relevant du titre IV bis (art. 31-3 de la loi) soit détenu par des membres de la profession.
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