L’insaisissabilité légale de la résidence principale de l’entrepreneur individuel : la Cour de cassation étend la solution élaborée pour la déclaration d’insaisissabilité
La loi du 6 août 2015 a institué l’insaisissabilité de la résidence principale des entrepreneurs personnes physiques tout en laissant subsister la déclaration d’insaisissabilité pour les autres biens fonciers privés. La jurisprudence avait dû combler les lacunes de la loi vis-à-vis de la déclaration d’insaisissabilité. Elle avait fini par reconnaître l’efficacité d’une telle déclaration dans le cadre d’une procédure collective. La Cour de cassation vient de transposer, à l’insaisissabilité de plein droit de la résidence principale, la solution qu’elle avait consacrée à l’égard de la déclaration d’insaisissabilité.
Cass. com., 13 avr. 2022, no 20-23165
Le contentieux relatif à l’insaisissabilité de la résidence principale ne se tarit pas.
Tout a commencé en 2003, lorsque la loi sur l’initiative économique1 a instauré au profit de tout entrepreneur individuel, personne physique, la possibilité de soustraire sa résidence principale au gage de ses créanciers professionnels en effectuant une déclaration notariée d’insaisissabilité. Quelques années plus tard, la loi de modernisation de l’économie2 a étendu cette mesure aux autres biens fonciers non professionnels.
Malgré tout, l’insaisissabilité s’est retrouvée plusieurs fois sur la sellette. En 2010, pendant les débats qui ont conduit à l’adoption de la loi instituant l’entrepreneur individuel à responsabilité limitée, la déclaration d’insaisissabilité a été sauvée de justesse. En 2015, le projet de loi portant application des mesures relatives à la justice du XXIe siècle avait, entre autres mesures, prévu la suppression de la déclaration d’insaisissabilité pour les biens fonciers autres que la résidence principale.
En tout état de cause, le mécanisme, codifié aux articles L. 526-1 à L. 526-3 du Code de commerce, a survécu. Mieux encore, la loi du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, a rendu la résidence principale des entrepreneurs insaisissable de jure3 pour toutes les dettes professionnelles postérieures à la publication de la loi, sans supprimer la faculté d’effectuer une déclaration d’insaisissabilité couvrant les autres biens fonciers privés. Précisons enfin que la loi du 14 février 20224, qui a consacré l’existence du patrimoine professionnel de l’entrepreneur individuel séparé de son patrimoine domestique, a maintenu l’insaisissabilité…
Toutefois, il est surprenant que depuis 20 ans le législateur ne se soit jamais saisi de la question de l’effet de l’insaisissabilité lorsque l’entrepreneur se retrouve en procédure collective. Même l’ordonnance du 12 mars 2014, réformant le droit des entreprises en difficulté, ne s’en est pas vraiment préoccupé. Elle a seulement ajouté la déclaration d’insaisissabilité dans la liste de l’article L. 632-1 du Code de commerce, qui énonce les actes sujets aux nullités de la période suspecte ; portant ainsi une atteinte à l’efficacité de la déclaration notariée effectuée très tardivement. Or, l’insaisissabilité légale n’est pas couverte par l’article L. 632-1, 12°, qui frappe de nullité la déclaration intervenue depuis la date de cessation des paiements.
En réalité, c’est la jurisprudence qui a patiemment apporté des solutions au cas par cas. Jusqu’à présent, tous les arrêts de la Cour de cassation ont été rendus dans des affaires où les entrepreneurs avaient effectué des déclarations d’insaisissabilité avant d’être frappés par une procédure collective. L’arrêt du 13 avril 2022 est le premier en date qui s’intéresse à l’insaisissabilité automatique de la résidence principale.
En l’espèce, un entrepreneur avait été placé en liquidation judiciaire le 10 août 2016, et le liquidateur a intenté une action en licitation-partage de l’immeuble à usage de résidence principale dont le débiteur était propriétaire en indivision avec son épouse. Comme on pouvait s’y attendre, celui-ci a soulevé l’insaisissabilité de sa résidence principale. En effet, la loi du 6 août 2015 a rendu la résidence des entrepreneurs individuels, en exercice, de plein droit insaisissable par les créanciers dont les droits sont nés à l’occasion de l’activité, à compter de la publication de la loi, soit à partir du 8 août 2015. Les juges du fond ont par conséquent déclaré l’action du liquidateur irrecevable dès lors que certaines créances professionnelles étaient nées postérieurement au 8 août 2015. Ils ont été approuvés par la Cour de cassation.
À vrai dire, cette issue était parfaitement prévisible. La Cour de cassation n’a fait que réitérer la solution qu’elle a consacrée à propos de l’opposabilité de la déclaration d’insaisissabilité aux organes de procédure collective (I). Voilà qui devrait rassurer tous les entrepreneurs, qu’ils s’agissent de ceux qui se sont immatriculés après la loi du 6 août 2015 et pour lesquels la protection opère dès l’immatriculation ou de ceux qui étaient déjà en exercice et qui sont protégés depuis le 8 août 2015. Néanmoins, cela ne veut pas dire que les créanciers auxquels l’insaisissabilité n’est pas opposable sont démunis (II).
I – L’opposabilité de l’insaisissabilité de la résidence principale au liquidateur
Dans l’affaire sous commentaire, le liquidateur invoquait l’article 206, IV, de la loi du 6 août 2015, lequel ne fait produire un effet à l’insaisissabilité de plein droit de la résidence principale qu’à l’égard des créanciers dont les droits naissent à l’occasion de l’activité professionnelle du débiteur après la publication de cette loi. Il s’appuyait sur le fait que l’essentiel du passif professionnel du débiteur était né antérieurement à la publication de la loi pour arguer que l’on ne pouvait opposer l’insaisissabilité de la résidence principale qu’aux créances postérieures au 8 août 2015.
Un tel argumentaire peut surprendre quand on sait que, dès le 28 juin 20115, la Cour de cassation a consacré le principe, jamais démenti depuis, de l’efficacité de la déclaration d’insaisissabilité à la procédure collective du débiteur.
En réalité, le liquidateur suggérait sans doute un retour à la position adoptée par certaines juridictions du fond qui admettaient, avant 2011, la possibilité pour le liquidateur de vendre l’immeuble insaisissable et de répartir le prix de vente entre les seuls créanciers auxquels la déclaration d’insaisissabilité était inopposable.
Cette tentative a au moins le mérite de fixer les choses. Ce n’est pas parce que l’insaisissabilité de la résidence principale résulte de la loi et non plus d’une déclaration notariée que la solution doit changer.
Or la solution consacrée par la Cour de cassation fait écho à un arrêt du 30 juin 20156, dans une espèce où un immeuble indivis entre les époux avait fait l’objet d’une déclaration d’insaisissabilité, la Cour de cassation avait dénié au liquidateur le pouvoir d’agir en licitation-partage contre l’époux coïndivisaire, car la déclaration d’insaisissabilité était inopposable à deux créanciers.
L’arrêt présente également un autre intérêt en ce qu’il fait référence au gage commun des créanciers. Pour la Cour de cassation, en effet, le liquidateur ne peut agir en licitation-partage de l’immeuble indivis insaisissable « que si tous les créanciers de la procédure ont des créances nées avant la publication de la loi, les droits du débiteur sur l’immeuble étant alors appréhendés par le gage commun ». Il aurait sans doute été plus juste de faire référence aux seuls créanciers professionnels, car, les autres créanciers, domestiques, ne sont jamais concernés par l’insaisissabilité, quelle que soit la date de naissance de leurs créances.
Quoi qu’il en soit, il est clair que si toutes les créances professionnelles étaient nées avant la publication de la loi, l’immeuble aurait toujours fait partie du gage commun, et le liquidateur, dont la mission en tant que défenseur de l’intérêt collectif des créanciers est de préserver, mettre en œuvre ou reconstituer le gage commun des créanciers, pourrait agir. En revanche, il ne peut pas engager une action qui porte sur un élément non compris dans le gage commun. Il suffit donc qu’il y ait un seul créancier dont les droits sont nés à l’occasion de l’activité postérieurement à la publication de la loi du 6 août 2015 pour que le liquidateur se trouve dans l’impossibilité d’agir en licitation.
S’agissant des entrepreneurs immatriculés après la loi, on devrait tenir le même raisonnement en se basant sur la date de l’immatriculation de l’intéressé.
Néanmoins, on se souvient que la Cour de cassation a fait évoluer le fondement d’irrecevabilité de l’action du liquidateur en licitation de l’immeuble déclaré insaisissable.
En 2011, la Cour de cassation avait visé l’article L. 641-9 du Code de commerce et jugé que le débiteur placé en liquidation judiciaire pouvait opposer au liquidateur la déclaration d’insaisissabilité effectuée auparavant, en dépit de la règle du dessaisissement ; interdisant ainsi au liquidateur de procéder à la vente aux enchères de l’immeuble du débiteur, sous peine de commettre un excès de pouvoir. Cette jurisprudence fut ensuite complétée notamment par un arrêt du 18 juin 20137 dans lequel elle avait précisé que « le liquidateur ne peut légalement agir que dans l’intérêt de tous les créanciers et non l’intérêt personnel d’un créancier ou d’un groupe de créanciers ».
Or, certains auteurs avaient noté que la référence à l’intérêt collectif et au gage commun des créanciers n’était pas pertinente8. En effet, la solution retenue à propos de la déclaration d’insaisissabilité contredit totalement la jurisprudence en matière de communauté conjugale. De fait, les créanciers antérieurs au mariage de leur débiteur ne peuvent pas saisir les biens de la communauté9, et pourtant nul ne conteste que les biens communs soient attraits dans la procédure collective du débiteur10. À suivre le raisonnement que la Cour de cassation applique aux immeubles objets d’une déclaration notariée d’insaisissabilité, il suffirait qu’il existe un créancier antérieur au mariage pour que les biens communs ne puissent plus être appréhendés par la procédure collective, ce qui n’est pas le cas !
Il est dommage qu’ici la Cour se soit une fois de plus orientée vers ce fondement alors qu’il serait bien plus adéquat de faire référence à l’effet réel de la procédure collective et de considérer que l’immeuble insaisissable est hors procédure collective.
Ce qui permet d’ailleurs d’expliquer les droits des créanciers auxquels l’insaisissabilité est inopposable.
II – Les droits des créanciers auxquels l’insaisissabilité est inopposable
Certes, l’entrepreneur individuel peut se réjouir, son logement a échappé à la saisie collective, mais il n’y a aucune raison pour que la position de la Cour de cassation à l’égard des droits des créanciers auxquels la déclaration d’insaisissabilité est inopposable ne soit pas la même à l’égard des créanciers auxquels l’insaisissabilité légale n’opère pas.
De fait, l’édification de la jurisprudence s’est faite en deux temps sur cette question.
Dans un premier temps, un arrêt du 5 avril 201611, confirmé quelques mois plus tard12, a reconnu le droit d’obtenir la vente forcée d’un immeuble déclaré insaisissable dans les conditions du droit commun par le créancier, auquel l’insaisissabilité est inopposable dans des espèces où ce dernier était titulaire d’un droit réel, car il était « inscrit » sur l’immeuble. Dans un second temps, un arrêt du 13 septembre 201713 a consacré au profit de tout créancier, auquel l’insaisissabilité de l’immeuble est inopposable, un droit de poursuite sur cet immeuble, indépendamment de ses droits dans la procédure collective, ce qui impliquait pour ce créancier de pouvoir obtenir un titre exécutoire par une action contre le débiteur tendant à voir constater l’existence, le montant et l’exigibilité de sa créance dans les conditions du droit commun.
Rapportée à l’insaisissabilité légale, dans les circonstances de l’espèce, cette solution induit la possibilité pour tous les créanciers professionnels dont la créance est née avant la publication de la loi, ainsi que les créanciers professionnels auxquels le débiteur aurait consenti une renonciation à l’insaisissabilité14, et tous les créanciers domestiques, de poursuivre leur débiteur pour voir constater l’exigibilité de leur créance et poursuivre l’immeuble.
Certes, on pourrait objecter que ces créanciers s’affranchissent de la discipline collective, mais celle-ci ne se conçoit qu’à l’égard du gage commun des créanciers, or dès lors qu’un immeuble est insaisissable par certains créanciers, il sort du gage commun, et ainsi, les poursuites qui pourraient être exercées sur ce bien ne nuisent pas à la collectivité des créanciers15. La Cour de cassation a néanmoins précisé dans un arrêt ultérieur, en 202016, que le créancier restait soumis à l’interdiction de recevoir le paiement des créances dont la naissance est antérieure au jugement d’ouverture, de sorte que s’il doit être en mesure d’exercer le droit qu’il détient sur l’immeuble en obtenant un titre exécutoire par une action contre le débiteur tendant à voir constater l’existence, le montant et l’exigibilité de sa créance, cette action ne peut tendre au paiement de celle-ci.
Voilà la situation aujourd’hui, mais demain celle-ci pourrait être encore plus complexe.
On sait en effet que la loi du 14 février 202217 a instauré, à compter du 15 mai 2022, un statut unique d’entrepreneur individuel dont le patrimoine est de plein droit scindé en un patrimoine professionnel et un patrimoine personnel. Deux catégories de créanciers seront donc également distinguées. De fait, le gage commun des créanciers dont les droits sont nés à l’occasion de l’activité professionnelle de l’entrepreneur individuel se limitera au seul patrimoine professionnel. À l’inverse, le gage des créanciers dont les droits ne sont pas nés à l’occasion de l’activité professionnelle de l’entrepreneur sera limité au seul patrimoine personnel. Cette loi n’a pas de portée rétroactive. Cela signifie que seules les créances nées après le 15 mai 2022 seront concernées.
On imagine déjà le casse-tête auquel les juges seront soumis lorsqu’un entrepreneur individuel sera frappé par une procédure de liquidation judiciaire dans quelques mois. Dans la seule catégorie des créanciers professionnels, parmi ceux dont les droits sont nés avant la publication de loi du 6 août 2015 ou avant l’immatriculation et auxquels l’insaisissabilité de la résidence principale est inopposable, il y aura ceux auxquels le patrimoine professionnel est inopposable. Pour ces derniers, la situation ne devrait pas changer.
En revanche, ceux dont les droits sont nés après le 15 mai 2022 verront leur gage limité au patrimoine professionnel, et on peut s’interroger dans ce cas sur l’efficacité d’une éventuelle renonciation à l’insaisissabilité de la résidence principale antérieure. En effet, normalement, à suivre la jurisprudence de 2017, un créancier auquel l’insaisissabilité n’est pas opposable conserve un droit de poursuite sur l’immeuble. Toutefois, demain, cet immeuble sera compris dans le patrimoine domestique, et en application de l’article L. 526-22 du Code de commerce, les créanciers professionnels n’ont aucun droit sur les biens du patrimoine domestique. Il serait donc prudent que les créanciers professionnels titulaires d’une renonciation à l’insaisissabilité anticipent et sollicitent de leur débiteur une renonciation à la scission de ses patrimoines conformément à l’article L. 527-25. Mais cette démarche pourrait rester vaine dans la mesure où le débiteur peut refuser.
Une insécurité juridique de plus…
Notes de bas de pages
-
1.
L. n° 2003-721, 1er août 2003, pour l’initiative économique : JO, 5 août 2003.
-
2.
L. n° 2008-776, 4 août 2008, de modernisation de l’économie : JO, 5 août 2008.
-
3.
C. com., art. L. 526-1, al. 1 ; L. n° 2015-990, 6 août 2015.
-
4.
L. n° 2022-172, 14 févr. 2022, en faveur de l’activité professionnelle indépendante : JO, 15 févr. 2022.
-
5.
Cass. com., 28 juin 2011, n° 10-15482 : Bull. civ. IV, n° 109 ; BJE sept. 2011, n° 125, p. 242, note L. Camensuli-Feillard ; Defrénois 15 sept. 2011, n° 40083, p. 1292, note F. Vauvillé ; LPA 28 sept. 2011, p. 11, note G. Teboul.
-
6.
Cass. com., 30 juin 2015, n° 14-14757, inédit.
-
7.
Cass. com., 18 juin 2013, n° 11-23716 : JCP E 2013, 1452, obs C. Lebel ; RD bancaire et fin. 2013, comm. 159, note S. Piedelièvre.
-
8.
M. Sénéchal, « L’effet réel de la procédure collective », BJE mars 2014, n° BJE110y0.
-
9.
C. civ., art. 1411.
-
10.
Sur ce point : P. Roussel Galle, « Les biens communs et les biens légués aspirés par la procédure collective », Rev. proc. coll. 2011, dossier 8.
-
11.
Cass. com., 5 avr. 2016, n° 12-24640 : BJE juill. 2016, n° BJE113p8, note V. Legrand V. ; D. 2016, p. 1296, note N. Borga ; Act. proc. coll. 2016, n° 9, alerte 120, note J. Leprovaux ; RJ com. 2016, p. 268, note P. Roussel Galle.
-
12.
Cass. com., 12 juill. 2016, n° 15-17321 : LPA 10 août 2016, n° LPA119w2, note V. Legrand.
-
13.
Cass. com., 13 sept. 2017, n° 16-10206, FS-PBI : LPA 2 janv. 2018, n° LPA130m0, note V. Legrand.
-
14.
C. com., art. L.526-3, al. 2.
-
15.
En ce sens : P-M. Le Corre, « Déclaration notariée d’insaisissabilité et liquidation judiciaire : questions-réponses », GPL 4 mai 2013, n° GPL129j0.
-
16.
Cass. com., 7 oct. 2020, n° 19-13560, F-PB.
-
17.
L. n° 2022-172, 14 févr. 2022, en faveur de l’activité professionnelle indépendante : JO, 15 févr. 2022.
Référence : AJU004t9