Violences économiques dans le couple : comment y mettre fin ?

Publié le 16/04/2021
Icône d'homme sur une grande pile de pièces et à côté icône de femme sur une petite pile de pièce avec une bulle rouge contenant un point d'interrogation
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Pénaliser les violences économiques, privilégier le versement des salaires et du produit de cession d’une vente immobilière sur un compte personnel, permettre aux juges aux affaires familiales de prononcer des mesures de protection financière, sensibiliser les banquiers et notaires, miser sur l’éducation financière des femmes : autant de recommandations formulées par l’Assemblée nationale pour lutter contre l’emprise économique d’un conjoint sur l’autre.

Banquiers, notaires, chefs d’entreprise, députés, membres de think tank et de fondations ainsi que d’autres observateurs de premier rang se sont réunis le 25 novembre dernier, à l’occasion de la journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, dans le cadre d’un colloque sur les violences économiques au sein du couple. L’événement avait pour objectif d’identifier les violences économiques qui peuvent se produire dans le cadre conjugal, le plus souvent au détriment des femmes, et d’émettre des recommandations susceptibles de protéger leurs droits économiques et, partant, leurs intérêts patrimoniaux.

La délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes de l’Assemblée nationale a publié un rapport d’information tiré de ce colloque et rédigé par Marie-Pierre Rixain, députée de l’Essonne et présidente de la délégation.

L’emprise économique et ses manifestations

Manifestations quotidiennes plus ou moins visibles, les violences économiques en tant que formes particulières de violences conjugales sont des phénomènes encore peu étudiés. Elles révèlent pourtant un état d’emprise économique d’un conjoint sur son ou sa partenaire, ayant pour but d’en réduire l’autonomie financière. De la simple remarque sur la nature ou le montant des dépenses effectuées, au refus total d’accès à des moyens de paiement, elles peuvent aller jusqu’à l’interdiction faite par un conjoint de laisser son ou sa partenaire travailler.

« Ces violences résultent de plusieurs siècles d’infériorisation de la femme dans le domaine économique, celle-ci demeurant bien souvent cantonnée au foyer et à l’éducation des enfants (…), un héritage qui a toujours des résonances dans les comportements quotidiens », analyse Marie‑Pierre Rixain qui rappelle que ce n’est que depuis la loi n° 65-570 du 13 juillet 1965 portant réforme des régimes matrimoniaux que la femme peut ouvrir un compte bancaire ou signer un chèque sans l’autorisation de son mari, et donc disposer librement de son argent.

Aujourd’hui, plus de 20 % des femmes appelant le 39 19 font état de formes de violences économiques dans leur couple. En effet, si les moyens numériques actuels de gestion des comptes bancaires permettent l’autonomisation des individus, ils favorisent également le contrôle par un conjoint malveillant.

Une notion à définir

Pour mettre au point une politique de lutte, une définition s’impose. Selon Hélène Furnon-Petrescu, cheffe du service des droits des femmes et de l’égalité entre les femmes et les hommes de la Direction générale de la cohésion sociale, les violences économiques relèvent du phénomène d’emprise. Comme les violences psychologiques, elles consistent à réduire, isoler, susciter la honte, le secret ou la peur. Elles sont destructrices, en ce qu’elles aboutissent à un contrôle financier qui peut aller jusqu’à déposséder la femme de tous ses moyens d’autonomie. Souvent, elles se poursuivent après la séparation, avec le non-versement des pensions alimentaires et les discussions sur leur montant. Enfin, elles peuvent donner lieu à du harcèlement administratif et judiciaire : en témoigne le taux de 30 % de pensions alimentaires impayées, pensions qui représentent 18 % des revenus des familles. Au final, ces violences conduisent les femmes à une situation de plus ou moins grande précarité. Les victimes disposent de moins de ressources que leurs auteurs, et sont exposées à une plus grande fragilité face à l’emploi.

Selon Chrysoula Zacharopoulo, députée européenne et présidente du groupe de travail sur les violences économiques lors du Grenelle sur les violences conjugales qui s’est tenu en novembre 2019, « Les femmes se retrouvent in fine avec des moyens financiers insuffisants, surtout lorsque le couple a des enfants, quitter la situation d’emprise supposant l’indépendance économique (79 % des femmes appelant le 39 19 ont au moins un enfant, NDLR) ».

L’introduire dans le droit interne

Le droit interne ignore la notion de violence économique. La seule norme en la matière est la convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique du 11 mai 2011, dite convention d’Istanbul, ratifiée par la France en 2014.

La convention intègre la violence économique dans la définition des violences envers les femmes : elle est une des manifestations de la violence sexiste (article 3a) et une forme de violence conjugale (article 3b). Son article 18 invite les parties à prendre des mesures qui « visent l’autonomisation et l’indépendance économique de femmes victimes de violence ».

La première recommandation de la délégation consiste donc à intégrer la notion de violences économiques dans le droit français pour aboutir à leur pénalisation, sur le modèle du harcèlement moral (défini et sanctionné par les articles 222-33-2 à 222-33-2-2 du Code pénal). Ensuite, il est recommandé que soit achevée au plus vite la mise en place de la réforme du service de versement des pensions alimentaires (ARIPA) permettant de recouvrir les prestations non payées et que les banques et les notaires en soient informés pour faire baisser le taux de non-recouvrement.

Le rôle des acteurs de la gestion patrimoniale

Certaines dispositions des régimes matrimoniaux sont susceptibles d’être vectrices de violences économiques, explique Estelle Amram, vice-présidente de la Chambre des notaires de Paris et notaire à Neuilly-sur-Marne. Ainsi, du régime matrimonial légal : en cas de vente du bien immobilier acheté en commun, le produit de cette vente se retrouve obligatoirement sur un compte joint, ce qui multiplie les possibilités de pression ; le seul moyen de verser cette somme sur deux comptes séparés est de recevoir l’accord des deux époux. En régime de séparation des biens, il arrive trop souvent que l’époux effectue les dépenses de valorisation immobilière, la femme se chargeant des dépenses courantes. En cas de dissolution d’un mariage, les sommes investies par chaque époux pour l’entretien du patrimoine sont prises en compte et le mari aura tendance à recevoir un montant plus important de la répartition des dépenses du ménage.

Les successions n’échappent pas au risque de violences économiques : les biens immobiliers sont souvent attribués aux fils considérés comme plus à même d’assumer les frais relatifs aux biens, alors que les filles reçoivent une somme d’argent. Quant à la renonciation à l’action en réduction, elle peut avoir un effet pernicieux dans des familles favorisant culturellement les garçons.

Pour éviter ce risque, le rapport propose de développer et systématiser la diffusion des outils de communication des banques et des notaires, notamment au moment de l’ouverture d’un compte joint ou de l’acquisition d’un bien. Il invite à consacrer le rôle des notaires et de leurs équipes comme personnes-ressources pour toute information (recommandation n° 3) et à mieux former tous les acteurs de la gestion patrimoniale aux violences économiques pour être au plus proche du terrain (recommandation n° 7).

Privilégier les comptes séparés

Compte tenu des intérêts financiers en jeu, l’acquisition et la cession immobilière sont un terrain de violences économiques. Selon la notaire, « Si l’acquisition est réalisée par un couple non‑marié, pacsé ou marié sous le régime de séparation de biens, les notaires précisent dans l’acte authentique les proportions d’acquisition de chaque conjoint (…) et, le cas échéant, la proportion que chacun entend rembourser d’un éventuel prêt. En fixant précisément l’investissement de chacun, cela permet de parer à toutes contestations sur la répartition de la propriété dans le couple et à d’éventuelles pressions. Cependant, dans nombre de situations, une décision judiciaire peut être nécessaire pour tout ce qui a trait à des mouvements de fonds. Ces situations sont souvent complexes à traiter et les contraintes liées à confidentialité des données pèsent naturellement sur les délais de traitement des dossiers ».

Ainsi, il est recommandé, en cas de vente d’un bien immobilier, de rendre possible le versement à égalité du produit sur des comptes séparés, quel que soit le statut marital du couple (recommandation n° 6). De la même façon, il est proposé de systématiser l’attribution de moyens de paiement nominatifs à toutes les personnes titulaires d’un compte joint (recommandation n° 5)

Enfin, il pourrait être procédé à la modification de l’article 515-11 du Code civil pour y prévoir la possibilité pour le juge aux affaires familiales de prononcer des mesures de protection financière (en plus de celles relatives au logement), dans le cadre d’une ordonnance de protection (recommandation n° 8).

Du côté de l’employeur

Par ailleurs, plusieurs recommandations misent sur la prévention des violences économiques du côté de l’employeur. Il s’agit de :

– Reconnaître au niveau législatif ou conventionnel le rôle des employeurs concernant la prévention, l’accompagnement et les aménagements spécifiques (mobilité, congés, etc.) à destination des salariés victimes de violences conjugales (recommandation n° 9) ;

– Proscrire le versement des salaires ou des prestations sociales individuelles sur un compte non personnel (recommandation n° 4) ;

– Systématiser la formation des collaborateurs aux dispositifs de sensibilisation et de détection des violences conjugales pour favoriser la création d’un environnement de travail inclusif, propice à la libération de la parole des victimes. Partager les bonnes pratiques avec les plus petites structures, privées ou publiques (recommandation n° 11) ;

– Proposer la ratification par la France de la Convention n° 190 de l’Organisation internationale du travail sur la violence et le harcèlement (recommandation n° 10).

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