Revirement : le « droit de jouissance spéciale » peut à nouveau être perpétuel !

Publié le 22/08/2018

Est perpétuel un droit réel attaché à un lot de copropriété conférant le bénéfice d’une jouissance spéciale d’un autre lot.

Les droits, consistant à autoriser l’accès gratuit d’une piscine et à en assumer les frais de fonctionnement, qui avaient été établis en faveur des autres lots d’une copropriété et constituaient une charge imposée à certains lots, pour l’usage et l’utilité des autres lots appartenant à d’autres propriétaires, sont des droits réels sui generis trouvant leur source dans le règlement de copropriété ; les parties ayant ainsi exprimé leur volonté de créer des droits et obligations attachés aux lots des copropriétaires, ces droits sont perpétuels.

Cass. 3e civ., 7 juin 2018, no 17-17240, FS-PBRI, L’Aigle blanc c/ syndicat copropriété Grand Roc

1. Portant les marques de la diffusion maximale que la troisième chambre civile entend donner à sa décision1, l’arrêt rapporté est un véritable retour au passé au regard d’un précédent de la même chambre, pourtant ancien d’à peine 3 ans et tout aussi largement diffusé2.

À notre sens, il n’y a pas lieu de regretter que soit à nouveau consacrée une solution pluriséculaire – antérieure au XIXe siècle, elle avait été reprise et maintenue depuis lors en jurisprudence – qu’une doctrine obstinée défend en dépit de la position ambiguë de l’association Henri Capitant ; de plus, l’abandon de cette solution, le 28 janvier 2015, avait contraint la troisième chambre à quelques contorsions de langage dans la fameuse affaire Fondation Maison de la Poésie afin de ne pas se déjuger entre son premier arrêt, de censure en 20123 et son second arrêt qui a rejeté, le 8 septembre 2016, le pourvoi formé contre une décision de la cour de Paris qu’elle semblait avoir entre-temps condamnée4.

2. Le présent litige est né de l’interprétation d’un avenant au règlement de copropriété d’un ensemble immobilier – avenant annexé au règlement et publié au registre foncier – par lequel le propriétaire de lots à usage de piscine et de local technique était convenu avec les autres copropriétaires d’en laisser l’accès gratuit, à eux et à leurs proches, pendant au moins la durée des vacances scolaires, et d’en assumer les frais de fonctionnement, sans limite définie dans le temps. Le dernier acquéreur de ces lots, une SCI, soutenait que les engagements ainsi contractés, à les supposer valables au regard de la prohibition des engagements perpétuels – prohibition désormais proclamée à l’article 1210 du Code civil5 – ne sauraient excéder 30 ans au regard des articles 619 et 625 du même Code ; la validité de la convention ayant été reconnue par un arrêt devenu définitif, la SCI entendait faire constater l’expiration de ses effets au terme des trente ans écoulés.

Les premiers juges avaient analysé la volonté des parties comme celle de créer des droits réels attachés aux différents lots, trouvant leur source dans le règlement de copropriété et avaient estimé en conséquence que le droit de jouissance spéciale d’accès à la piscine était régi par les articles 617 et 619 du Code civil, tout en refusant l’extinction trentenaire de ce droit. Ce dernier point était confirmé en appel mais la cour de Chambéry, optant pour la qualification de « droits réels suis generis », écartait l’application – maladroite il est vrai – des articles 617 et 619 ; elle retenait que les parties avaient entendu « créer des droits et obligations attachés aux lots des copropriétaires, lesquels sans être perpétuels, pourront s’exercer aussi longtemps que les copropriétaires n’auront pas modifié le règlement, et aussi longtemps que l’immeuble demeurera soumis au statut de la copropriété ».

3. À l’évidence, pour échapper au grief de perpétuité, les magistrats chambériens avaient volontairement essayé de cantonner dans le temps le droit réel litigieux d’accès à la piscine, en visant ses limites manifestes qui tiennent au statut de copropriété (ce droit serait sous condition du maintien en l’état du règlement, et de la pérennité du statut de l’immeuble) ; ils tentaient ainsi d’éviter la censure, au regard de l’arrêt précité du 28 janvier 2015 par lequel la troisième chambre avait nié toute liberté de créer de nouveaux droits réels perpétuels et au regard du second arrêt Fondation Maison de la Poésie qui, le 8 septembre 2016, paraissait restreindre la faculté de création de nouveaux droits réels à celle de droits de « jouissance spéciale » consentis ad tempus.

L’arrêt commenté ne nous en apparaît que plus important, à plusieurs titres :

  • il rejette le pourvoi, mais en substituant un motif de pur droit à ceux que le pourvoi critiquait, spécialement sur le caractère matériellement perpétuel des droits et obligations pour le propriétaire des lots qui en étaient grevés, en raison de la durée indéterminée des obligations qui en résultaient pour ce propriétaire ;

  • il proclame, ce qui n’était nullement nécessaire en l’espèce, que les droits réels suis generis créés par les parties à la convention disputée « sont perpétuels », sans casser pour autant la décision de la cour d’appel, à l’inverse du précédent arrêt qui, le 28 janvier 2015, avait censuré sèchement sur la perpétuité du droit consenti ;

  • il pose pour règle apparemment nouvelle « qu’est perpétuel un droit réel attaché à un lot de copropriété conférant le bénéfice d’une jouissance spéciale d’un autre lot ».

4. Les hauts magistrats n’ont manifestement pas été effrayés par le fait que leur reconnaissance de la perpétuité d’un droit réel attaché à un lot de copropriété – ce qui n’était pas vraiment une nouveauté au regard de leur jurisprudence antérieure à 2015 – avait pour complément implicite, en l’espèce, l’égale reconnaissance de la perpétuité d’une obligation positive propter rem, celle pesant sur le propriétaire des lots « piscine » et « local technique » d’en assumer les frais d’entretien conformément à la convention annexée au règlement de copropriété ; sur ce point, la troisième chambre, focalisée sur la perpétuité du droit de jouissance, ne répond pas à l’argumentation qu’avançait celui des copropriétaires dont l’auteur avait consenti ce droit de jouissance aux autres (quid de la portée du nouvel article 1210 du Code civil ?).

La troisième chambre paraît donc revenir à des solutions qu’elle avait peu auparavant retenues, en particulier, comme en l’espèce, dans le domaine des relations entre copropriétaires, ou mises à la charge de copropriétaires, que ce soit pour reconnaître un droit de jouissance privatif sur les parties communes d’un immeuble en copropriété, analysé en un droit réel et perpétuel qui peut être acquis par prescription6, ou pour consacrer la validité du droit de jouissance exclusif perpétuel d’un tiers sur des emplacements de stationnement dans une copropriété7 ; mais la Cour de cassation n’hésitait pas aussi, antérieurement, à aller au-delà de ce domaine en admettant de façon générale, et même au-delà du monde rural où certains croyaient pouvoir cantonner sa jurisprudence, la faculté de créer de nouveaux droits réels, temporaires ou perpétuels8, ce qui explique sans doute la liberté qu’avait prise et retenue la cour de Paris, le 18 septembre 2014, dans l’affaire Fondation Maison de la Poésie9.

5. Cependant, au regard de cette liberté de créer de nouveaux droits réels, éventuellement non limités dans le temps, que la haute juridiction reconnaissait précédemment volontiers, nous ne pouvons manquer de relever ici que, par la formulation de son attendu principal, la troisième chambre civile semble vouloir singulièrement en restreindre le champ à l’aménagement conventionnel des relations entre propriétaires de lots de copropriété. Si cette restriction devait être confirmée dans l’avenir prétorien, nous le regretterions d’autant plus qu’elle briderait la créativité juridique sans apporter une amélioration significative de la sécurité.

Nous noterons enfin qu’en cherchant à échapper à la censure, les magistrats chambériens énonçaient seulement une vérité concrète : la perpétuité du droit réel de jouissance, qui est affirmée avec force dans le présent arrêt, est toute relative puisqu’elle est étroitement dépendante de l’avenir de la copropriété qui en est le siège. Il pourrait en aller différemment en d’autres hypothèses dont certaines ont été citées plus haut – où l’activité de l’homme est plus proche de la nature, mais nul ne maîtrise le temps…

Notes de bas de pages

  • 1.
    V. égal. : D. 2018, p. 1258 ; JCP G 2018, 732, rapp. Jariel L. et note Périnet-Marquet H., à paraître.
  • 2.
    Cass. 3e civ., 28 janv. 2015, n° 14-10013, FS-PBRI : LPA 3 mars 2015, p. 11, note critique Barbièri J.-F. ; LPA 1er juill. 2015, p. 7, note Eeckhoudt M. ; D. 2015, p. 263 ; D. 2015, p. 599, note Mallet-Bricout B. ; D. 2015, p. 995, obs. Méano A.-L. ; D. 2015, p. 1873, obs. Reboul-Maupin N. ; RTD civ. 2015, p. 413, obs. Dross W. ; JCP E 2015, act. 117 ; JCP G 2015, act. 148, p. 244, obs. Milleville S., et JCP G 2015, doctr. 250, p. 413, rapp. Feydeau M.-T. ; JCP G 2015, 251, avis Sturlèse B. ; JCP G 2015, 252, note Revet T. ; JCP N 2015, 1083, obs. Dubarry J. et Julienne M. ; Defrénois 30 avr. 2015, n° 119n6, p. 419, note Andreu L. et Thomassin N. ; BRDA 2015/3, p. 11, n° 7 ; RDI 2015/4, p. 175, obs. Bergel J.-L. ; JCP G 2015, chron. 546, p. 904, n° 7, obs. Périnet-Marquet H. ; JCP E 2015, 1390, note Le Normand-Caillère S. ; AJDI 2015, p. 304, obs. Le Rudulier N.
  • 3.
    Cass. 3e civ., 31 oct. 2012, n° 11-16304, FS-PBR : LPA 12 juin 2013, p. 11, note Barbièri J.-F. ; LPA 29 oct. 2013, p. 10, note Thomassin N. ; JCP G 2012, doctr. 1400, p. 2352, note Testu F.-X. ; JCP G 2013, chron. 124, n° 2, obs. Mekki M. ; D. 2012, p. 2596, obs. Tadros A. ; RDI 2013, p. 80, note Bergel J.-L. ; Defrénois 15 janv. 2013, n° 111g2, p. 12, note Tranchant L. ; RLDC 2013/2, n° 101, p. 7, note Dubarrry J. et Julienne M. ; LPA 16 janv. 2013, p. 11, note Agostini F.-X. ; RTD civ. 2013, p. 141, obs. Dross W. ; RDC 2013, p. 584, obs. Libchaber R., et RDC 2013, p. 627, obs. Seube J.-B. ; JCP G 2013, chron. 429, n° 12, obs. Périnet-Marquet H. ; D. 2013, Jur., p. 53, note D’Avout L. et Mallet-Bricout B. ; D. 2013, Pan., p. 2134, obs. Reboul-Maupin N. ; AJDI 2013, p. 540, obs. Cohet-Cordey F. ; RTDI 2014/1, p. 11, note Painchaux M.
  • 4.
    CA Paris, 18 sept. 2014, n° 12/21592 : D. 2014, p. 1874, obs. Andreu L. ; RTD civ. 2014, p. 920, obs. Dross W. ; RDI 2014, p. 634, obs. Bergel J.-L. ; Defrénois 15 janv. 2015, n° 118k7, p. 10, obs. Tranchant L. ; RTDI 2015/1, p. 50, obs. Pezzella V. ; RDC 2015, p. 2, obs. Tadros A. ; D. 2015, Pan., p. 1873, obs. Reboul-Maupin N. Sur pourvoi, rejet : Cass. 3e civ., 8 sept. 2016, n° 14-26953, FS-PB : LPA 4 nov. 2016, p. 11, note Barbièri J. -F. ; D. 2016, p. 1817 ; JCP G 2016, Act. 978, p. 1692, obs. Milleville S. ; JCP G 2016, 1172, p. 2021, note Laurent J. ; JCP G 2016, 1191, p. 2056, n° 5, obs. Périnet-Marquet H. ; Lexbase hebdo 2016, n° 670, chron. Beaussonie G. ; JCP N 2016, p. 27, note Dubarry J. et Streiff V. ; RDI 2016, p. 598, obs. Bergel J.-L. ; Defrénois 15 nov. 2016, n° 124v4, p. 1119, note Périnet-Marquet H. ; RTD civ. 2016, p. 894, obs. Dross W. ; D. 2017, p. 134, note D’Avout L. et Mallet-Bricout B. ; D. 2017, Pan., p. 1798, obs. Reboul-Maupin N.
  • 5.
    Qui, après avoir affirmé l’interdiction des engagements perpétuels (C. civ., art. 1210, al. 1), en consacre cependant ensuite la validité comme des engagements à durée indéterminée (al. 2) !
  • 6.
    Cass. 3e civ., 24 oct. 2007, n° 06-19260 : Bull. civ. III, n° 183.
  • 7.
    Cass. 3e civ., 2 déc. 2009, n° 08-20310, FS-PB : Bull. civ. III, n° 266 ; D. 2010, AJ, p. 17, obs. critiques Forest G. ; D. 2011, p. 205, obs. Atias C. ; AJDI 2010, p. 644, obs. Tomasin D. ; RDI 2010, p. 315, obs. Bergel J.-L. La troisième chambre avait pris, en 2015, l’exact contre-pied de cette décision qui consacrait le droit réel d’un tiers (Cass. 3e civ., 28 janv. 2015, n° 14-10013, FS-PBRI, préc. supra, note 2).
  • 8.
    V. not. nos obs. sous Cass. 3e civ., 31 oct. 2012, n° 11-16304, FS-PBR, LPA 12 juin 2013, p. 11, spéc. n° 4, et les arrêts cités notes 6, 7 et 8. Adde, pour un droit conventionnel au prélèvement « de bois, crû et à croître à perpétuité, morts et vivants » : Cass. 3e civ., 23 mai 2012, n° 11-13202, FS-PB : LPA 14 août 2012, p. 17, note approbative Agostini F.-X., et LPA 24 oct. 2012, p. 12, note approbative Barbièri J.-F. ; D. 2012, p. 1934, note D’Avout L., et D. 2012, p. 2138, obs. Mallet-Bricout B. ; JCP G 2012, doctr. 930, p. 1557, note critique Dross W., et JCP G 2012, chron. 1186, p. 2007, n° 2, obs. Périnet-Marquet H. ; RTD civ. 2012, p. 553, obs. Revet T. ; Defrénois 15 nov. 2012, n° 40637, p. 1057, obs. Danos F. 3 ans plus tôt, sur l’imprescriptibilité du « droit au bois bourgeois » qui ne saurait se perdre par un non-usage plus que trentenaire : Cass. 3e civ., 13 mai 2009, n° 08-16525, F-PB : Bull. civ. III, n° 111 ; JCP G 2009, n° 25, p. 28.
  • 9.
    CA Paris, 18 sept. 2014, n° 12/21592, préc. supra, note 4.
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