Le point de vue du juge d’instruction

Publié le 14/11/2016

Ce sujet est propice à toutes les paranoïas, toutes les craintes. Et pour cause, nous sommes ici pour vous parler d’un secret qui, plus que tout autre, est susceptible d’influer gravement la vie des individus. Le secret de l’instruction, car c’est lui dont il s’agit, est cette aura qui nimbe la phase d’instruction, la rend si fascinante vue de l’extérieur, et si inquiétante vue de l’intérieur.

Car ce secret est double : il englobe deux facettes, un secret interne et un secret externe. Le secret interne est celui qui s’impose aux parties à l’instruction et en particulier à la personne poursuivie. Les personnes frappées par ce secret interne, bien que concernées directement par l’instruction, vont tout ignorer de son déroulé et des investigations qui vont être effectuées dans ce cadre. Le secret externe, c’est à l’inverse le secret qui va couvrir l’instruction pour la protéger des regards tiers. Ce secret implique la non-publicité des mesures d’informations. Les évolutions législatives ont fait que la dimension interne est aujourd’hui résiduelle, pour ne pas dire, inexistante. Cependant, la dimension externe est toujours bien présente, malgré de nombreuses contestations de la part d’une partie de la doctrine et de praticiens du droit, qui lui reproche d’interférer avec les droits de la défense et de l’information.

Actuellement, le secret de l’instruction est régi par l’article 11 du Code de procédure pénale, adopté en 1958. Ici, le caractère secret de l’instruction est très clairement affirmé, dès le premier alinéa du texte. Pourtant, comme nous le verrons, ce secret de l’instruction est lacunaire, car son absolutisme a été contrecarré. Il est devenu perméable, ce qui remet en question son efficience même.

Mais ce secret institutionnel, reconnu, affirmé, classique même, n’est pas le seul secret que recèle la phase d’instruction. Si des secrets connus d’autres matières, comme le secret médical ou le secret défense, peuvent venir entraver le bon déroulé de l’instruction, nous ne nous y arrêterons pas car ils ne se cantonnent pas au simple cadre de l’instruction.

Mais on ne parle là que des secrets théoriques, prévus. Si on se penche du côté de la pratique, on découvre la réalité : il existe un secret moins connu (signe d’efficacité ?) qui est pourtant essentiel à la phase d’instruction. Car si le secret de l’instruction cherche à s’imposer à tous les acteurs de l’information, y compris le juge d’instruction, il ne faudrait pas sous-estimer les pouvoirs de ce dernier. Placé dans les mains du juge d’instruction, le secret se révèle être un outil, une arme lui permettant de s’assurer du bon déroulé de l’instruction qu’il dirige. Le juge d’instruction se retrouve donc ici au cœur d’une autre mécanique du secret : un secret dans l’instruction.

Il est intéressant de mettre en perspective ces deux secrets : l’un connu, présenté comme un principe et pourtant imparfait, car trop limité (I), l’autre, plus informel, plus efficace aussi (II).

I – Un secret de l’instruction imparfait

L’article 11 du Code de procédure pénale est un article un brin trompeur. En effet, être placé si tôt dans le code, être rédigé en des termes si clairs et pratiquement dépourvus de nuances, fait penser que cet article est d’une vigueur d’application importante. Et pourtant, comme il est essentiel de s’arrêter sur l’expression « sauf dans les cas où la loi en dispose autrement » ! Ces termes ne débutent pas l’article pour rien. Car ces cas sont légion, et contribuent à amoindrir l’efficacité d’un principe pourtant présenté comme quasiment absolu.

Ainsi, on peut citer nombre d’exceptions qui viennent tempérer l’incidence du secret de l’instruction. À commencer par celle prévue par l’article 11 du Code de procédure pénale lui-même. L’alinéa 3 de ce texte prévoit en effet que le ministère public peut, de sa propre initiative ou à la demande du magistrat instructeur voire des parties, publier un certains nombres d’éléments appartenant à la procédure, et par conséquent couverts par le secret. Ces éléments devront être « neutres », vides de toute « appréciation sur le bien-fondé des charges retenues contre les personnes mises en cause ». Cette publication a pour but de mettre fin à un trouble à l’ordre public ou d’éviter la naissance d’une rumeur ou sa propagation.

En outre bien d’autres motifs, prévus par d’autres dispositions légales, justifient des atteintes similaires au secret de l’instruction. Le ministère public peut ainsi, et non exhaustivement, communiquer des éléments d’une procédure d’instruction, pour aider l’administration fiscale1, pour faciliter l’indemnisation de victimes d’accidents2 ou si cela est strictement nécessaire à la manifestation de la vérité dans le cadre d’une autre procédure pénale3.

Cependant, même lorsqu’il n’est pas contré par des exceptions prévues par la loi, le secret de l’instruction n’est pas pour autant tout-puissant et effectif. En effet, il ne va frapper qu’une partie seulement des personnes susceptibles d’entrer en contact avec les éléments de procédures potentiellement couverts par le secret. Ainsi, l’article 11 du Code de procédure pénale, encore lui, explique que le secret touche toute personne qui concourt à la procédure d’enquête et d’instruction. Pour déterminer qui est visé par le secret de l’instruction, il faut donc déterminer qui concoure et qui ne concoure pas à la procédure d’instruction. Concourent à l’instruction les personnes suivantes : les magistrats (tant le juge d’instruction que ceux choisis par lui pour exécuter une commission rogatoire ou encore le juge des libertés et de la détention) à l’exception notable du procureur de la République, dans les hypothèses évoquées plus haut, les enquêteurs de police, les experts, les officiers publics (huissiers4, greffiers5), les interprètes et les traducteurs.

Cependant, force est de constater, à la découverte de cette liste, que les parties en elles-mêmes ne sont pas considérées comme concourant à l’instruction, sans doute en raison d’un rôle plus passif de leur part, dans la constitution du dossier d’instruction. Par ailleurs, il semble cohérent, du point de vue des droits de la défense, qui sont eux aussi à prendre en compte, qu’on n’oblige pas la personne poursuivie à se taire. Car elle doit pouvoir utiliser la divulgation d’éléments de la procédure, si elle estime cela conforme à ses intérêts. Il en va de même pour la partie civile ou les témoins, qui eux aussi n’ont qu’un rôle passif dans la phase d’instruction.

Plus délicate est la place de l’avocat, car lui est tenu, par le pouvoir réglementaire, de respecter le secret de l’instruction « en s’abstenant de communiquer des renseignements extraits du dossier ou de publier des documents, pièces ou lettres intéressant une information en cours »6. Ainsi, même s’il ne concoure pas à l’instruction au sens de l’article 11 du Code de procédure pénale, l’avocat ne peut pas pour autant communiquer, sauf à son client et dans le strict cadre des besoins de sa défense, des renseignements sur une procédure pénale7.

On pourrait encore, pour parachever de se convaincre des lacunes du secret de l’instruction, citer la multiplicité des sanctions attachées à sa violation8 et, paradoxalement, la quasi absence d’influence de cette violation sur le sort de la procédure (la nullité n’étant encourue que sous de très strictes conditions9). On pourrait encore évoquer la temporalité finalement très réduite de ce secret, ne valant que durant la seule phase d’instruction préparatoire.

En bref, vous l’aurez compris, contesté, lacunaire, imparfait, le secret de l’instruction n’a pas une existence aisée. D’aucuns réclament sa disparition, au nom d’un prétendu « droit à l’information »10, d’autres son renforcement, pour préserver à tout prix la présomption d’innocence, d’autres encore une application plus stricte des textes existants11. Quoi qu’il en soit, il est évident que le secret de l’instruction n’est pas une satisfaction totale.

Cependant, il ne faudrait pas tirer de ce constat la conclusion que le secret est absent ou mal défendu durant la phase d’instruction. Ce serait nier un peu trop vite le rôle du juge d’instruction et les moyens qu’il a pour garantir ce que le secret de l’instruction est initialement censé pouvoir assurer : le bon déroulé de l’information judiciaire.

II – Un secret dans l’instruction informel

L’idée selon laquelle Balzac exagérait quand il disait du juge d’instruction qu’il était l’homme le plus puissant de France12 n’est peut-être pas si vraie que cela. Du moins, il semble qu’il faille la relativiser. Certes, le juge d’instruction n’est pas omnipotent, certes, on peut faire un recours de ses décisions devant la chambre de l’instruction, certes, le secret de l’instruction interne n’est plus de mise. Et pourtant, pourtant, le juge reste le seul maître de son instruction. Il en contrôle le temps et l’espace. Et via ce contrôle, il va pouvoir faire régner un secret qui va lui assurer une certaine efficacité toute pratique.

Tout l’intérêt pour le juge, et ce qui va motiver ses choix et l’usage qu’il va faire du secret, est de permettre à l’instruction de se dérouler correctement, aux actes qu’il prendra de pouvoir bien s’exécuter et aux investigations qu’il mènera d’être fructueuses. Et il est parfois, souvent même nécessaire, pour l’accomplissement de tels objectifs, que le secret soit de mise. Ne serait-ce que pour éviter la concertation entre l’auteur d’une infraction et ses complices ou la destruction de preuves, la modification de scène de crimes. Il est aisé de comprendre pourquoi une grande discrétion est utile à la procédure d’instruction : cette discrétion, ce secret est nécessaire, en ce qu’il permet d’appréhender une vision des faits qui soit la plus proche possible de la vérité.

C’est pourquoi le juge d’instruction est maître du calendrier de l’instruction. Il va pouvoir « jouer » avec les délais qu’il est tenu de respecter. Ainsi, dans le cadre d’une garde à vue, pratiquée au cours de l’instruction – ce qui est une forme très concrète de « mise au secret » – le juge d’instruction va pouvoir décider du moment de la garde à vue (quand la mesure va entrer en action), sa prolongation, mais aussi du report de l’information des proches du gardé à vue13. Il peut ainsi décider de retarder le moment où le fait que la personne est gardée à vue sera rendu « public ». Sans être une dénégation des droits de la défense, cette pratique poursuit les objectifs vus plus haut, à savoir garantir une plus grande efficacité des actes d’enquêtes.

De la même façon, le juge va pouvoir décider du moment de la mise en examen, période où la personne concernée a plus de droits, dont celui d’un accès au dossier. Si la loi prévoit que le juge doit mettre en examen toute personne contre laquelle il existe des « indices graves et concordants » qu’elle ait commis les faits reprochés14, c’est, dans la pratique, lui qui décide, à partir du moment où ces conditions sont réunies, quand il va convoquer la personne pour la mettre en examen. Et cela, encore une fois, peut s’inscrire dans une stratégie d’investigations : la personne ayant très concrètement moins de droits quand elle n’est pas mise en examen, il peut s’avérer avantageux pour le juge d’instruction de retarder autant que faire se peut cette mise en examen, en maintenant ainsi la personne la tête sous le secret.

Et si le juge d’instruction crée un état de secret en manipulant le temps de l’instruction, le secret est également présent dans l’espace de l’instruction. La notion d’instruction préparatoire n’est pas choisie au hasard. La cible du secret, c’est l’information. Mettre quelqu’un au secret, c’est le priver d’accès à tout ou partie d’informations. Et dans le cadre de l’instruction, l’information se fait via une interface essentielle : le dossier d’instruction. Le dossier, c’est la fenêtre qui perce le voile du secret et permet de voir ce qu’il cherche à cacher. Et ne nous leurrons pas, ici encore, c’est le juge qui a le contrôle du dossier. C’est lui qui va décider de ce qui va y figurer. Certes, procès-verbal est dressé de tous les actes que le juge prend. Mais tant que ces actes ne sont pas achevés, tant que la commission rogatoire n’a pas encore atteint son terme, croyez-vous que le juge ne soit pas mis au courant des avancées de l’enquête ? C’est là le contenu de la chemise « actes en cours ». Une zone grise, entre deux eaux, à laquelle seul le juge a accès, et qui pourtant peut déjà receler, avant toute publicité, même sous le secret le plus total, des éléments essentiels. Toute cette documentation occulte, qui n’est pas encore accessible par le mis en examen ou la partie civile, est une forme de pur secret au sein de l’instruction. Une rémanence d’un modèle inquisitoire qu’on aurait pu penser disparu.

Et que dire de toute la partie « off » de la profession, tous ces moments de relâche, qui sont pourtant propices à certaines confidences ? Tous ces entretiens qui ne font pas l’objet d’un procès-verbal ? Le juge d’instruction, tout impressionnant soit-il, n’en est pas moins humain. Il est, je l’espère, poli, sympathique dans la mesure du possible. Il est aisé de penser qu’un juge d’instruction peut, dans un moment d’attente ou de temps mort, papoter avec les enquêteurs, et pourquoi pas à l’occasion d’une discussion aussi détendue qu’informelle, aborder le sujet d’une stratégie d’enquête sur un dossier en commun, voire partager ses impressions sur ce dossier. Le tout, bien loin des oreilles et des doigts indiscrets du greffier.

Que dire encore de ces pauses cigarettes durant les interrogatoires, durant lesquelles on peut imaginer un juge d’instruction, partageant une clope avec l’avocat du mis en examen, et abordant avec lui une possible correctionnalisation ?

Pures hypothèses, certes, mais tout ceci est envisageable. Et même si ces discussions, ces échanges, secrets parmi les secrets, n’auraient aucune valeur, puisque non rentrés dans le dossier, ils n’existeraient pas moins, et leur influence sur la procédure, sur les choix du juge, comme ceux des parties ne serait pas moins réelle.

Le juge d’instruction est donc le récipiendaire d’une autre forme de secret, un secret plus instinctif, plus pratique, sans doute plus efficace que le traditionnel secret de l’instruction, au moins en ce qui concerne l’objectif de protection du bon déroulé de la phase d’instruction et des actes pris en son sein.

Sans doute ce secret dans l’instruction, de par sa confidentialité, son manque d’encadrement, et sa variété dépendante du mode de fonctionnement de chaque juge d’instruction gagnerait-il à être plus connu et mieux discipliné, mais il reste une alternative quasi-incontournable, pratique, pour assurer une fonction que le traditionnel secret de l’instruction ne parvient plus à remplir.

Notes de bas de pages

  • 1.
    LPF, art. L. 83 ; LPF, art. L. 101.
  • 2.
    CPP, art. 11-1.
  • 3.
    Cass. crim., 11 mars 1964 : Bull. crim., n° 86 ; D. 1964 ; Gaz. Pal. Rec. 1964, 2, p. 57.
  • 4.
    Cass. crim., 9 juill. 1886 : Bull. crim., n° 249.
  • 5.
    Cass. crim., 12 avr. 1951 : D. 1951, p. 363, chron. Hugueney L. ; RSC 1951, p. 487.
  • 6.
    D. n° 72-468, 9 juin 1972, art. 89 ; D. n° 91-1197, 27 nov. 1991, art. 160.
  • 7.
    Cass. crim., 18 déc. 2001, n° 01-84170 : Bull. crim., n° 273 ; JCP 2002.
  • 8.
    Près d’une quinzaine d’infractions réparties entre le Code pénal, le Code de procédure pénale, et la loi du 29 juillet 1881.
  • 9.
    Cass. crim., 19 juin 1995, n° 94-85915 : Dr. pén. 1995, comm. 239, obs. Maron A. – Cass. crim., 25 janv. 1996, n° 95-58560 : Bull. crim., n° 51.
  • 10.
    Saint-Pierre F., Guide de la défense pénale, 8e éd., 2014, Dalloz, nos 327 et s.
  • 11.
    Pradel J., Procédure pénale, 18e éd., 2015, Cujas, nos 536 et s.
  • 12.
    de Balzac H., Splendeurs et misères des courtisanes, 1847.
  • 13.
    CPP, art. 154, renvoyant aux articles suivants : CPP, art. 61-1 ; CPP, art. 61-2 ; CPP, art. 62-2 et s.
  • 14.
    CPP, art. 105.
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