Les prémisses de l’abus de dépendance psychologique

(À propos de Cass. 3e civ., 4 mai 2016)
Publié le 19/10/2016

Anticipant sur l’entrée en vigueur de l’ordonnance portant réforme du droit commun des contrats, cette décision offre en avant-première une illustration originale de l’abus de dépendance consacré par le nouvel article 1143 du Code civil. Si la jurisprudence avait déjà auparavant sanctionné, au titre de la violence, l’exploitation abusive d’un état de dépendance économique, elle n’avait jamais étendu celle-ci à cette situation singulière qu’est l’abus de dépendance psychologique. C’est le pas qu’elle franchit ici pour la première fois, et ce, alors même que la situation de dépendance existe non à l’égard du cocontractant mais d’un tiers. C’est dire si l’arrêt, bien qu’inédit, présente une dimension doublement innovante qui invite à s’interroger sur les éléments de ce nouveau cas de violence.

Parmi les principales innovations de l’ordonnance portant réforme du droit commun des contrats1, figure sans nul doute la consécration par le nouvel article 1143 du Code civil, d’un cas supplémentaire de violence : l’abus de dépendance. Si la jurisprudence avait déjà admis en ce sens la sanction de l’exploitation abusive d’une situation de dépendance économique, la nouvelle disposition permet d’aller au-delà et de qualifier de violence, l’abus de dépendance psychologique. Anticipant sur l’entrée en vigueur de l’ordonnance, la Cour de cassation nous en offre en avant-première une illustration dans cet arrêt inédit rendu par sa troisième chambre civile le 4 mai 20162.

En l’espèce, une vente avait été passée par acte notarié, en vertu de laquelle la venderesse, alors qu’elle était sous l’emprise de son concubin et dans un état de faiblesse psychologique, avait cédé la propriété de sa maison d’habitation à un couple d’acquéreurs. Ces derniers, quelques mois à peine après la vente, avaient revendu le bien pour le double du prix. Un an environ après la vente, et deux ans avant d’être placée en curatelle, la venderesse assigne les acquéreurs successifs de la maison en annulation des ventes passées au motif que son consentement a été vicié. Faisant droit à sa demande, la cour d’appel de Rennes prononce dans une décision rendue le 4 décembre 2014, la nullité de la première vente sur le fondement de la violence, ainsi que celle des ventes ultérieures. Puis, réglant les conséquences de ces annulations, elle ordonne le retour au statu quo ante. Non satisfaits de cette décision, les premiers acquéreurs du bien forment un pourvoi en cassation afin de contester la décision ayant prononcé l’annulation du contrat. Les acquéreurs se fondent pour cela sur un moyen unique divisé en quatre branches, dont seules les deux premières retiendront ici notre attention. Ils soutiennent tout d’abord que la cour d’appel, en se fondant sur la situation de faiblesse psychologique de la venderesse due à l’emprise de son concubin, sans constater qu’elle avait contracté dans la crainte d’un mal considérable comme l’exigent les articles 1111 et 1112 du Code civil, a entaché sa décision de défaut de base légale au regard de ces dispositions. Ils font ensuite valoir que le vice doit être nécessairement apprécié lors de la passation de l’acte. Or aucun des éléments de preuve fournis ne permettant d’établir que la violence avait existé à ce moment précis, la cour d’appel en retenant pourtant que le consentement avait été vicié par la violence, aurait à ce titre également privé sa décision de base légale sur le fondement des mêmes dispositions.

La Cour de cassation était donc ici confrontée à la question de savoir si pouvait être caractérisé et prouvé le vice de violence dans une hypothèse singulière : celle dans laquelle le contractant a donné son consentement alors qu’il était dans une situation de dépendance psychologique et ce, à l’égard d’un tiers au contrat.

Rejetant le pourvoi formé par les acquéreurs sur ce point, la haute juridiction maintient la décision de la cour d’appel et reprend les différentes constatations de celle-ci, notamment celles montrant la faiblesse psychologique de la venderesse avant et après la passation de l’acte, l’emprise que son concubin avait sur elle, et enfin le profit substantiel que ce dernier avait retiré de l’opération. Après avoir rappelé qu’il est possible de prendre en compte des éléments d’appréciation postérieurs à la conclusion de l’acte, la Cour de cassation retient que la cour d’appel a pu déduire de ces éléments le vice de violence et dès lors, légalement justifier sa décision.

Cette décision tranche ainsi la double question de la définition de la violence et de son moment d’appréciation. Sur le second point, l’arrêt est relativement classique et rappelle que si le vice du consentement doit exister lors de la conclusion du contrat, il est possible pour l’établir de « se fonder sur des éléments postérieurs ». Formulée initialement à propos de l’erreur dans la célèbre affaire Poussin3, la règle est logique. Peu importe que les éléments de preuve ne soient pas concomitants à l’expression du consentement des parties dès lors qu’ils ont pour objet de rapporter la preuve que le vice existait lors de la passation de l’acte. Il faut en cela bien distinguer la date de l’élément de preuve fourni – qui peut être postérieur à l’acte –, de celle de l’événement que l’élément de preuve vise à établir – qui doit être concomitant à l’acte. Mais si la Cour de cassation rappelle ce principe classique, elle s’en écarte quelque peu en pratique. En la circonstance, les éléments de preuve relevés visent en effet à montrer que la venderesse était dans un état de faiblesse et que son concubin exerçait une emprise sur elle, avant et après le moment de la conclusion du contrat. Ce faisant, la Cour de cassation ne fait qu’appliquer la technique du faisceau d’indices dont elle use en matière d’insanité d’esprit4. Elle admet ainsi que lorsque le disposant était en état de démence avant et après la disposition à titre gratuit, à une époque proche de la date de confection, l’insanité d’esprit doit être présumée avoir existé au moment même de cette confection. Dès lors, sans le formuler expressément, les juges transposent ici cette technique probatoire à la violence et en particulier à l’abus de dépendance psychologique.

Sur le premier point, la décision est beaucoup plus originale. Si la jurisprudence n’avait pas craint jusqu’à présent d’étendre le vice de violence au-delà des bornes traditionnellement assignées par les rédacteurs du Code civil, elle ne l’avait jamais appliqué à cette situation singulière qu’est l’abus de dépendance psychologique. C’est ce pas qu’elle franchit pour la première fois dans cette décision, et ce, alors même que la situation de dépendance existe non à l’égard du cocontractant mais d’un tiers. C’est dire si la décision présente une dimension doublement innovante. Toutefois, la Cour de cassation se contente dans cette décision de valider la qualification de violence à partir d’un ensemble de faits constatés par la cour d’appel, et ce, sans caractériser les différents éléments constitutifs du vice. La violence suppose en effet par essence la réunion de deux éléments : d’un côté une contrainte illégitime – l’élément délictuel –, de l’autre une altération de la liberté du consentement – l’élément psychologique. Or précisément, on peine à déduire chacun de ces éléments des faits constatés, de sorte que l’application que la Cour de cassation fait de la violence à la situation considérée rend incertaine la définition du vice du consentement aussi bien dans sa composante psychologique que délictuelle.

Plus précisément, alors que l’application de la violence à un abus de dépendance morale rend incertain l’élément psychologique de la violence (I), le fait que l’état de dépendance soit ici caractérisé à l’égard d’un tiers au contrat, rend insaisissable son élément délictuel (II).

I – L’abus de dépendance morale ou l’incertitude de l’élément psychologique de la violence

Les requérants faisaient valoir dans leur pourvoi qu’il y a violence, selon les articles 1111 et 1112 du Code civil, lorsqu’une personne contracte sous la menace d’un mal qui fait naître chez elle un sentiment de crainte. Or tel n’était pas le cas en l’espèce. La jurisprudence admet certes aujourd’hui que le vice puisse être compris de manière plus extensive dans le cas où la violence résulte d’un abus de dépendance économique. C’est ainsi que dans deux célèbres arrêts rendus en 2000 et 2002, la Cour de cassation a posé les fondements de ce que l’on appelle parfois, la violence économique5. Elle a ainsi admis que le fait qu’une partie soit dans une situation de dépendance économique à l’égard de son cocontractant puisse caractériser la violence, dès lors que la partie en position de force, abusant de cette situation et l’exploitant pour en tirer profit, fait pression sur l’autre partie pour l’amener à contracter. Mais, en l’occurrence il n’était pas question d’abus de dépendance économique mais plutôt d’un abus de dépendance psychologique. La venderesse avait conclu l’acte alors qu’elle était dans un état de fragilité mentale et sous l’emprise de son concubin. On retrouve en effet dans les éléments repris par la Cour de cassation, ces deux aspects. D’une part, la venderesse était dans un état de faiblesse mentale ce qu’attestent aussi bien les certificats médicaux établissant qu’elle avait présenté des épisodes de troubles mentaux, que l’allocation handicapé qui lui avait été attribuée l’année suivante. Et le fait que la venderesse ait été mise deux ans après sous curatelle ne faisait que confirmer cet état de fragilité psychologique. D’autre part, la Cour de cassation relève que la venderesse était sous l’emprise de son concubin. Là encore, plusieurs éléments tendaient à le montrer : la plainte pour abus de confiance émise contre lui, l’audition par les services de police à raison des menaces qu’il avait proférées, l’état d’isolement dans lequel se trouvait la venderesse à l’égard de sa famille, le fait qu’il était présent lors de la passation de l’acte et qu’il avait tiré profit du prix de vente. De sorte que la venderesse semblait avoir conclu l’acte dans un état de fragilité mentale doublé de la dépendance morale qu’elle entretenait à l’égard de son concubin. Enfin des éléments pouvaient laisser penser que cet état avait été exploité de manière illégitime pour la pousser à contracter, dès lors que la venderesse avait vendu son bien pour la moitié du prix, dont le tiers avait été versé au concubin. Autant d’éléments permettant de déduire, selon la Cour de cassation, l’existence d’un vice de violence.

C’est dire que la Cour de cassation fait ici une application particulièrement audacieuse de la violence à un nouveau cas de dépendance. En effet, si l’hypothèse de la violence économique avait été admise, la Cour de cassation n’était jamais allée jusqu’à transposer le raisonnement de l’abus de dépendance à la violence morale. Le droit commun demeurait donc silencieux sur ce point, seul le droit spécial ayant introduit des textes traitant de situations proches. Ainsi notamment des articles L. 121-8 à L. 121-10 du Code de la consommation sanctionnant l’abus de faiblesse6. Encore que l’hypothèse soit sensiblement différente ici, puisque la faiblesse de la venderesse consistait non pas seulement dans un état de vulnérabilité mais plus exactement dans un état de dépendance morale ce qui suppose outre la vulnérabilité psychologique, la perte d’autonomie à l’égard d’une autre personne.

Cette soudaine audace n’en demeure pas moins relative dans la mesure où elle ne fait que devancer l’application des dispositions de l’ordonnance de réforme qui consacre aux côtés du texte relatif à la violence traditionnelle, une disposition dédiée à l’abus de dépendance. Aux termes du nouvel article 1143 du Code civil, « il y a également violence lorsqu’une partie, abusant de l’état de dépendance dans lequel se trouve son cocontractant, obtient de lui un engagement qu’il n’aurait pas souscrit en l’absence d’une telle contrainte et en tire un avantage manifestement excessif »7. Trois séries de conditions découlent de ce texte. D’une part, la partie victime de la violence doit être dans un état de dépendance, c’est-à-dire avoir perdu son autonomie par rapport à une autre personne. D’autre part, le cocontractant doit avoir abusé de cette situation de dépendance pour contraindre la partie à conclure le contrat. Enfin, il doit avoir retiré du contrat un « avantage manifestement excessif » ce qui peut être perçu soit comme un critère d’appréciation objective de l’abus, soit comme une condition supplémentaire8. Le texte dans sa nouvelle rédaction ne visant pas spécifiquement la situation de dépendance économique, peut sans doute être également appliqué à la situation de dépendance psychologique ou affective dans laquelle se situe la partie qui s’oblige, ce que semble indiquer le rapport publié avec l’ordonnance9. De la sorte, la disposition donnerait une assise textuelle à la décision. On peut même se demander si celle-ci n’a pas été rendue avec l’arrière-pensée d’anticiper l’entrée en vigueur du nouveau texte et d’offrir ainsi une première illustration de la violence comprise comme l’abus de dépendance psychologique.

Reste que l’application de la violence à cette situation ne va pas sans rendre incertain l’élément psychologique qui la constitue. À cet égard, la violence, à la différence de l’erreur et du dol, est un vice qui a pour objet d’altérer non la lucidité mais la liberté du consentement lequel se trouve entaché dans sa dimension volitive. Le vice suppose ainsi que la contrainte illégitime – l’élément délictuel sur lequel nous reviendrons plus loin – ait provoqué une crainte poussant la partie à contracter. Celle-ci, tout en se faisant une représentation exacte des termes du contrat qu’elle savait ne pas lui être profitables, a tout de même consenti pour éviter d’encourir un autre mal ou une autre perte plus importante. Or, précisément cet élément psychologique ne s’impose pas de manière évidente en cas d’abus de dépendance morale. On le voit du reste en l’espèce : les constatations de la cour d’appel reprises par la Cour de cassation ne permettent pas de déterminer avec précision que la liberté du consentement était altérée et laissent planer un doute sur sa lucidité. Le fait que les facultés mentales de la venderesse étaient atteintes, peut en effet conduire à se demander si elle mesurait réellement la portée de l’acte passé, et ce d’autant qu’elle allait être placée après sous curatelle. Et à supposer même que l’on considère que c’était ici la dimension volitive du consentement qui était entachée, on a l’impression qu’il y avait de la part de la venderesse, non pas tant crainte d’une atteinte qu’aurait pu lui porter son concubin, que lassitude face à la pression qu’il exerçait sur elle. Ni erreur, ni crainte, mais plutôt état de faiblesse et de lassitude exploité, on est ici dans la zone grise entre le dol et la violence. Le Code civil n’ayant pas repris les dispositions de l’ancien droit relatives à la captation et à la suggestion, il existe entre les deux vices un « no man’s land juridique » qu’il s’agit de combler10. C’est ainsi que dans un arrêt du 30 janvier 1970, la cour d’appel de Colmar avait sanctionné, sur le terrain du dol, la donation consentie par une personne chambrée par ses proches et ainsi maintenue dans un état d’isolement et ce alors même qu’il n’y avait aucune erreur11. Mais la jurisprudence avait semblé par la suite refuser d’en appeler à ce fondement12. Aussi peut-on se demander si la Cour de cassation n’entend pas ici faire pencher désormais la balance du côté non du dol mais de la violence. Reste que l’extension de la violence à cette hypothèse rend la définition de celle-ci quant à son élément psychologique, beaucoup plus incertaine.

On aurait pu espérer que le nouvel article 1143 du Code civil vienne dissiper ce flou. Tel n’est pourtant pas le cas. L’élément psychologique, bien qu’il ne soit pas évoqué expressément par le texte, reste sous-jacent, l’abus de dépendance étant traité comme un vice du consentement. Mais précisément, quel est le vice dans le cas de l’abus de dépendance psychologique ? D’un côté, l’ordonnance qualifie l’abus de dépendance de violence, ce qui justifierait que le vice soit dans les deux cas de même nature, à savoir la crainte. D’autant que dans l’abus de dépendance économique, la partie en position de faiblesse contracte précisément dans la peur d’un mal économique. D’un autre côté, le rapport introduisant l’ordonnance, présente l’article 1143 comme offrant une protection aux personnes en état de vulnérabilité13, de sorte que le vice serait ici davantage la faiblesse mentale indépendamment de l’existence d’une crainte. Reste que l’incertitude relevée n’est que le reflet de celle qui entoure cette situation particulière qu’est l’état de faiblesse psychologique. Pouvant être à la source aussi bien d’une crainte que d’un manque de lucidité, la faiblesse mentale transcende le clivage traditionnel opposant l’altération de la dimension réflexive du consentement à celle de sa dimension volitive. Mais alors pourquoi choisir le fondement de la violence pour appréhender cette situation ? Pis, pourquoi retenir le prisme étroit de l’abus de dépendance ? Cela conduit à écarter, sans raison, toutes les hypothèses où l’une des parties abuse de l’état de faiblesse mentale dans lequel se trouve son cocontractant, sans qu’il y ait un état de dépendance du second à l’égard du premier. Et de fait, on peut se demander s’il n’aurait pas mieux valu emprunter la voie suivie par l’avant-projet Terré qui propose de raisonner en termes de lésion qualifiée. Dans son article 66, il sanctionne ainsi outre l’exploitation abusive de l’abus de dépendance dans lequel se trouve une partie, celle de « sa situation de vulnérabilité caractérisée »14 et ce, indépendamment du jeu de la théorie classique des vices du consentement. Cela présente en effet le double avantage d’appréhender l’abus de faiblesse psychologique dans toutes ses composantes – que celui-ci soit lié ou non à un état de dépendance, qu’il ait entaché la dimension réflexive ou volitive du consentement – et de mettre fin aux artifices d’un rattachement à la violence et en particulier à l’abus de dépendance économique, ce qui non seulement déforme ces notions, mais rend incertaines leurs conditions d’application à l’abus de faiblesse psychologique. Et contrairement aux craintes exprimées par certains15, le fait de prendre en considération comme telle « la faiblesse mentale » ne saurait conduire à instaurer une incapacité de fait susceptible de court-circuiter le droit des incapacités légales, dès lors que, pour entraîner la nullité du contrat, la situation de vulnérabilité doit encore avoir été exploitée abusivement par le cocontractant.

Mais c’est déjà évoquer la caractérisation de l’élément délictuel. À cet égard, si l’application par la Cour de cassation de la violence à la situation de dépendance psychologique rend incertaine la définition de l’élément psychologique du vice, le fait que l’état de dépendance soit ici caractérisé à l’égard non du contractant mais d’un tiers contribue tout autant à brouiller les contours de l’élément délictuel.

II – L’état de dépendance à l’égard d’un tiers au contrat ou l’incertitude de l’élément délictuel de la violence

L’état de dépendance psychologique de la venderesse n’est en effet pas la seule considération qui rend originale la situation de violence dont avaient à connaître les juges. Vient s’y ajouter que l’emprise psychologique était ici le fait non du cocontractant mais de son concubin qui était en l’occurrence tiers au contrat. Certes, de prime abord, cela ne saurait choquer dans la mesure où la violence, à la différence du dol, ne doit pas nécessairement émaner du cocontractant mais peut, conformément à l’article 1111 du Code civil, provenir d’un tiers. Il s’agit même là d’une hypothèse classique lorsqu’on raisonne sur la forme traditionnelle de la violence, à savoir celle où le cocontractant est victime de menaces qui suscitent chez lui un sentiment de crainte. Peu importe au fond que la contrainte provienne d’un tiers ou du cocontractant, dès lors qu’elle est provoquée et qu’elle entraîne chez la partie qui s’engage un sentiment de crainte. En revanche, l’origine externe de la violence apparaît plus étonnante lorsque celle-ci consiste dans un abus de dépendance. En général, la situation de dépendance existe entre les contractants et est exploitée par la partie en position dominante à l’égard de l’autre partie, pour la contraindre à contracter à des conditions défavorables. À raisonner sur la dépendance économique, on peine en effet à imaginer la situation dans laquelle une partie invoquerait le vice de violence du fait que dépendante économiquement d’un tiers, elle n’aurait pas contracté librement. Le lien entre la situation de contrainte économique et l’atteinte à la liberté du consentement n’est plus aussi évident. Certes, l’abus de dépendance psychologique se prête sans doute davantage à cette configuration. En effet, qu’elle émane d’un tiers ou du cocontractant, l’emprise psychologique implique une fragilité psychique intrinsèque à la partie qui s’oblige dont la marque s’observe plus facilement sur le consentement. Mais même dans ce cas, la situation demeure délicate à appréhender. À preuve d’ailleurs la disposition du droit de la consommation relative à l’abus de faiblesse qui vise exclusivement le cas dans lequel l’abus émane du cocontractant professionnel. Quant au nouvel article 1143 du Code civil, il n’apporte guère d’éclaircissement sur ce point. Certes, il vise de manière large l’état de dépendance, sans préciser s’il doit nécessairement être caractérisé entre les parties, de sorte que l’on peut tout à fait imaginer de l’appliquer à cette situation. Et cette lecture peut d’autant plus être envisagée que l’abus de dépendance y est qualifié de violence, laquelle aux termes de l’article 1142 peut être « exercée par une partie ou par un tiers ». Pour autant, il ne fait guère de doute que le texte a été rédigé dans la perspective d’un état de dépendance caractérisé entre les parties au contrat, de sorte qu’il est difficile de tirer des enseignements de sa formulation.

Reste que même si l’on admet l’application de la violence à cette configuration singulière, elle n’est pas sans rendre délicate la définition de son élément délictuel. On exige traditionnellement, pour caractériser celui-ci, une double composante : l’existence d’une menace – la composante matérielle –, et que celle-ci revête un caractère illégitime – la dimension injuste. Il en va ainsi non seulement en cas de voie de fait mais encore lorsque la menace consiste dans l’exercice d’une voie de droit, dès lors que celle-ci est détournée de son but16. Lorsque la Cour de cassation s’éloigne de la notion traditionnelle de violence pour l’étendre à la situation de dépendance, elle transpose la condition de la contrainte illégitime en exigeant que la partie en position de force ait abusé de l’état de dépendance de son cocontractant et l’ait exploité pour en tirer profit17. L’abus est alors généralement déduit du fait que le contrat renferme un profit illégitime en faveur du cocontractant en position de force. Mais précisément dans l’hypothèse où la situation de dépendance est caractérisée non pas entre les contractants mais à l’égard d’un tiers, les contours de l’abus demeurent plus délicats à établir. Dès lors que la dépendance est caractérisée à l’égard d’un tiers, fallait-il que l’abus soit le fait de ce tiers ou au contraire du cocontractant ? Fallait-il, en d’autres termes, que le contrat renferme un profit anormal en faveur de l’un ou de l’autre ? Mieux, ne fallait-il pas que l’abus soit caractérisé à l’égard des deux à la fois ? On peut d’autant plus se poser la question qu’en l’espèce, le contrat profitait anormalement aux deux protagonistes. Quant aux acquéreurs, ils avaient contracté pour un prix extrêmement bas puisqu’ils avaient pu revendre le bien plus du double quelque mois après l’avoir acheté. Quant au concubin, il avait fait souscrire une procuration par laquelle il pouvait procéder au retrait d’une partie du prix sans qu’aucune justification n’explique ce mouvement de valeurs. De sorte qu’un flou entoure les conditions exactes de l’abus dans cette situation.

En réalité, lorsque l’une des parties est dans la dépendance d’un tiers, il semble plus logique d’exiger que l’abus soit le fait du cocontractant. En effet, alors que dans la violence traditionnelle, la présence d’une menace suscitant la crainte, même émanant exclusivement d’un tiers, est un élément d’illicéité suffisamment fort pour remettre en cause le contrat, il n’en va pas de même dans le cas où l’état de dépendance ayant poussé une partie à contracter est le fait d’un tiers. Il est alors nécessaire que le contrat lui-même renferme des signes de ce que cette situation de dépendance a rejailli sur le consentement de la partie qui invoque le vice. Tel est le cas lorsque le contrat profite de manière illégitime au cocontractant. Reste que cela ne saurait sans doute suffire à caractériser l’élément délictuel. Certes, dans l’hypothèse ordinaire, on peut, à partir d’une situation de dépendance caractérisée entre les contractants et un déséquilibre profitant à la partie en position de force, présumer que celle-ci a abusé de la situation de dépendance dans laquelle se trouve son cocontractant. Mais dès lors que la situation de dépendance est caractérisée à l’égard d’un tiers, on ne peut plus présumer aussi facilement que la partie à qui profite anormalement le contrat a exploité ce faisant un état de dépendance qui lui est étranger. C’est dire qu’il faut sans doute avoir recours à des éléments supplémentaires pour caractériser l’abus. Ainsi par exemple de la complicité établie entre le cocontractant et le tiers. On rejoint alors le même raisonnement que celui utilisé en matière de dol. Si en vertu de celui-ci, les manœuvres dolosives doivent émaner du cocontractant, la tromperie du tiers sera prise en considération dès lors qu’il y a, entre le cocontractant et le tiers, une complicité. Mais on peut aller plus loin et admettre que l’abus du cocontractant est établi lorsque le cocontractant, sans pour autant être complice du tiers, a eu connaissance de l’emprise que celui-ci exerçait et qu’il s’est servi de celle-ci pour inciter l’autre partie à contracter. Il faudrait alors prouver outre le fait qu’il a retiré de l’opération un avantage excessif, la connaissance qu’il avait de la situation de dépendance et le fait qu’il l’a instrumentalisée pour obtenir la conclusion du contrat. En l’espèce, les éléments fournis ne permettaient d’établir ni que le couple d’acquéreurs était complice du concubin, ni qu’il avait connaissance de l’emprise exercée sur elle. On peut néanmoins penser, au regard des éléments relevés par la Cour de cassation dans son attendu, que le fait que le tiers ait retiré un profit illégitime de l’acte était décisif. Ne pouvait-on pas en effet considérer que, le contractant et le tiers ayant retiré chacun un profit illégitime de l’acte, pouvait être caractérisé entre eux une sorte de lien de complicité objectif ?

C’est dire que par l’hypothèse originale à laquelle elle s’applique, la décision soulève des incertitudes quant à la caractérisation de l’élément délictuel de la violence, et ce sans que, là encore, le nouvel article 1143 ne vienne tout à fait les dissiper. Quant à la définition de l’abus, le texte exige que l’abus émane du cocontractant lequel est celui qui, en vertu du texte, doit profiter de l’avantage excessif. Mais le nouveau texte ayant sans nul doute été rédigé dans la perspective d’une situation de dépendance caractérisée entre les parties, on peut sans difficulté soutenir que le texte doit être aménagé lorsque la dépendance existe à l’égard d’un tiers. À cet égard, la formulation retenue ne permet pas de déterminer si l’avantage excessif est le critère objectif permettant d’établir l’abus ou s’il s’agit de deux conditions devant être établies cumulativement18. Aussi, on pourrait tout à fait proposer d’apprécier différemment l’abus selon que la dépendance est caractérisée à l’égard du cocontractant ou d’un tiers : alors que dans le premier cas, l’abus se déduirait du seul fait que le cocontractant retire un avantage manifestement excessif du contrat, il faudrait, dans le second cas, avoir recours à une preuve renforcée de l’abus, c’est-à-dire exiger des éléments supplémentaires permettant d’établir que le cocontractant a exploité l’état de dépendance dans lequel se trouve l’autre partie à l’égard du tiers, pour la pousser à contracter.

Par où l’on voit, à la lumière de cette décision, que la sanction de l’abus de dépendance psychologique ouvre un large champ à la réflexion, tant sont nombreuses les questions que ce nouveau vice du consentement soulève. Reste à attendre que la jurisprudence en cisèle plus précisément les contours. À cet égard, l’introduction d’un texte général sur l’abus de dépendance, rattaché à la violence, ne va pas sans brouiller les pistes. Cela peut conduire à regretter que l’ordonnance ait suivi la voie de la généralisation là où elle ne s’imposait pas, et opté pour une « boite à outils » de règles spéciales, là où le maintien d’un principe général aurait conservé tout son sens19.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Ord. n° 2016-131, 10 févr. 2016, portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations.
  • 2.
    Cass. 1re civ., 4 mai 2016, n° 15-12454.
  • 3.
    Cass. 1re civ., 13 déc. 1983, n° 82-12237 : D. 1984, p. 340, note Aubert J.-L. ; JCP G 1984, II, 20186, concl. Gulphe P. ; GAJC, 13è éd., t. 2, 2015, Dalloz, n°147-148.
  • 4.
    Cass. 1re civ., 4 déc. 1941 : D. 1941, p. 63 – Cass. 1re civ., 20 oct. 1954 : D. 1955, p. 66 ; JCP 1954, IV, 159.
  • 5.
    Cass. 1re civ., 30 mai 2000, n° 98-15242 : D. 2000, p. 879, note Chazal J.-P. ; D. 2001, somm., p. 1140, obs. Mazeaud D. ; JCP G 2001, II, 10461, note Loiseau G. ; Contrats, cons. consom. 2000, n° 142, note Leveneur L. ; Defrénois 15 oct. 2000, n° 23768, p. 1124, obs. Delebecque P. ; RTD civ. 2000, p. 827, obs. Mestre J. et Fages B. ; RTD civ. 2002, p. 863, obs. Gautier P.-Y. ; D. 2002, p. 1860, notes Griel J.-P. et Chazal J.-P. et D. 2002, somm., p. 2844, obs. Mazeaud D. ; JCP G 2002, I, 184, n° 6, obs. Virassamy G. ; Contrats, cons. consom., 2002, n° 121, note Leveneur L.
  • 6.
    C. consom., art. L. 121-8 (Ord. n° 2016-301, 14 mars 2016) : « Est interdit le fait d'abuser de la faiblesse ou de l'ignorance d'une personne pour lui faire souscrire, par le moyen de visites à domicile, des engagements au comptant ou à crédit sous quelque forme que ce soit, lorsque les circonstances montrent que cette personne n'était pas en mesure d'apprécier la portée des engagements qu'elle prenait ou de déceler les ruses ou artifices déployés pour la convaincre à y souscrire ou font apparaître qu'elle a été soumise à une contrainte ».
  • 7.
    Sur cette disposition, v. Chantepie G. et Latina M., La réforme du droit des obligations, Commentaire théorique et pratique dans l’ordre du Code civil, 2016, Dalloz, p. 277 et s. ; Chénedé F., Le nouveau droit des contrats et des obligations, 2016, Dalloz, p. 53 et s. ; Andreu L. et Thomassin N., Cours de droit des obligations, 2016, Gualino, Amphi LMD, p. 158 et s., spéc. n° 380 et s. ; Pellet S., « L’abus de dépendance est une violence ! », LEDC mars 2016, n° 45, p. 4 ; et sur le projet d’ordonnance, Chazal J.-P., « La violence économique ou abus de faiblesse », Droit et Patrimoine 2014, n° 240 ; Barbier H., « Le vice du consentement pour cause de violence économique », Droit et patrimoine 2014, n° 240.
  • 8.
    Chénedé F., Le nouveau droit des contrats et des obligations, op. cit., spéc. p. 57 et s.
  • 9.
    Le rapport indique en effet que « toutes les formes de dépendance sont visées ce qui permet une protection des personnes vulnérables ».
  • 10.
    Terré F., Simler P. et Lequette Y., Les obligations, 11è éd., 2013, Précis Dalloz, p. 279, spéc. n° 254.
  • 11.
    CA Colmar, 30 janv. 1970 : JCP 1971, II, 16609, note Loussouarn Y. ; D. 1970, p. 297, note Alfandari E.
  • 12.
    Cass. 1re civ., 26 nov. 1973, qui censure la décision rendue par la cour d’appel de Colmar.
  • 13.
    V. rapport de présentation de l’ordonnance du 10 févr. 2016 : « En effet toutes les hypothèses de dépendance sont visées, ce qui permet une protection des personnes vulnérables et non pas seulement des entreprises dans leurs rapports entre elles ».
  • 14.
    Art. 66 : « Toutefois, lorsqu’un contractant, en exploitant l’état de nécessité ou de dépendance de l’autre parties ou sa situation de vulnérabilité caractérisée, retire du contrat un avantage manifestement excessif, la victime peut demander au juge de rétablir l’équilibre contractuel. Si ce rétablissement s’avère impossible, le juge prononce la nullité du contrat ». Terré F. (dir.), Pour une réforme du droits des contrats, 2008, Dalloz ; rappr. Ouerdane-Aubert de Vincelles C., Altération du consentement et efficacité des sanctions contractuelles, Lequette Y. (préf.), 2002, Dalloz, p. 344, n° 440.
  • 15.
    Chénedé F., Le nouveau droit des contrats et des obligations, op. cit., spéc. p. 57 : « Sans négliger le besoin de protection des personnes psychologiquement fragiles, et notamment des personnes âgées et/ou malades, on doit relever que cette lecture extensive de l’article 1143 pourrait étendre à l’excès le domaine de la violence nouvelle. Les plaideurs pourraient désormais invoquer, non seulement l’insanité d’esprit, dont on sait l’admission difficile, mais également le simple état de dépendance psychologique, pour obtenir la nullité du contrat. Ce serait la consécration d’une sorte d’incapacité de fait, qui pourrait entraîner la remise en cause de très nombreux contrats conclus par des majeurs pourtant non soumis à un régime de protection (tutelle, curatelle, sauvegarde de justice) ».
  • 16.
    Cass. Req., 17 août 1865 : S. 1865, 1, p. 399.
  • 17.
    Cass. 1re civ., 30 mai 2000, n° 98-15242 ; Cass. 1re civ., 3 avr. 2002.
  • 18.
    Pour une présentation des deux analyses, v. Chénedé F., Le nouveau droit des contrats et des obligations, op. cit., spéc. p. 57 et s.
  • 19.
    Ainsi des dispositions précisant les applications spéciales dédiées au contrôle de l’existence de la contrepartie et à la licéité du but, qui remplacent le principe général exigeant une cause qui existe et soit licite.
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