De l’art de distinguer mise en demeure et sommation de payer : l’exemple du bail à nourriture

Publié le 30/05/2017

Une sommation de payer n’équivaut pas à une mise en demeure d’exécuter une obligation stipulée en nature. La clause résolutoire visant l’obligation d’entretien prévue par un bail à nourriture n’est donc pas acquise lorsque le créancier d’aliments fait délivrer à son débiteur une sommation de payer visant cette clause, et que celui-ci ne s’exécute pas.

Cass. 3e civ., 23 mars 2017, no 16-13060, PBI

1. Quelques années vont encore s’écouler avant que la Cour de cassation n’épuise tout le contentieux relatif à l’application des articles du Code civil antérieurs à la réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations1. Une telle jurisprudence n’est pourtant pas sans enseignements pour l’avenir, comme l’illustre un arrêt rendu en matière de mise en demeure par la troisième chambre civile de la Cour de cassation le 23 mars dernier.

Les faits étaient fort simples : le propriétaire d’une maison d’habitation et de parcelles de vignes en vend la nue-propriété tout en prévoyant contractuellement une obligation d’entretien pesant sur l’acquéreur, avec clause résolutoire après mise en demeure. Plus de vingt ans plus tard, le vendeur fait délivrer à l’acquéreur une sommation de payer visant la clause résolutoire. Ce dernier commença par demander en justice la nullité de la sommation. Mais la question fut rapidement écartée car aucune cause de nullité ne pouvait jouer et les débats se cristallisèrent autour de la résolution de la vente. En effet, contrairement à ce qu’avait affirmé la juridiction de première instance, la cour d’appel de Bordeaux constata l’acquisition de la clause résolutoire. Elle estima que « par la sommation de payer délivrée à sa débitrice, le créancier d’aliments a fait valoir son état de besoin », que le débiteur « n’en a pas réglé les causes, ni offert d’exécuter en nature son obligation » et qu’il « n’a pas fourni d’éléments en caractérisant l’exécution ». Le raisonnement n’emporta pas l’adhésion de la Cour de cassation qui, au visa des anciens articles 1134 et 1184 du Code civil, cassa l’arrêt d’appel tout en soulignant lapidairement qu’« une sommation de payer n’équivaut pas à une mise en demeure d’exécuter une obligation stipulée en nature ».

2. Quoique discutable, le raisonnement de la cour d’appel pouvait se comprendre par les faits très particuliers de l’espèce. Le contrat en question était un bail à nourriture, un contrat innommé dont la pratique est ancienne et qui connaît actuellement un vrai regain d’intérêt en raison du vieillissement de la population et de l’isolement de nombreuses personnes âgées2. Le bail à nourriture est généralement marqué d’un fort intuitu personae puisque l’acquéreur va être amené à entretenir matériellement le vendeur (le loger, le nourrir, le vêtir) mais aussi, le cas échéant, à prendre en charge les soins médicaux3 tout au long du reste de sa vie. En l’espèce, les parties se connaissaient bien puisque le vendeur était l’ancien compagnon du père de l’acquéreur. Toutefois, leur relation s’était rapidement dégradée et l’obligation d’entretien n’avait pas été exécutée pendant de longues années.

La plupart du temps, le bail à nourriture se traduit par une opération proche du viager : le vendeur conserve l’usage de son logement et se contente de percevoir un capital de départ, puis des redevances périodiques destinées à faire face à ses besoins4. Il n’est donc guère étonnant que le créancier de l’obligation d’entretien, après avoir chiffré ses besoins, fît le choix de faire délivrer par huissier de justice une sommation de payer5 visant la clause résolutoire. Prenant acte de cette pratique et de l’« état de besoin » du créancier, la cour d’appel considéra que la clause résolutoire était acquise puisque le débiteur avait refusé de payer les sommes réclamées et n’avait pas proposé d’exécuter en nature ses obligations.

3. Seulement, d’un point de vue purement juridique, la solution ne pouvait tenir. Comme on peut le lire dans le pourvoi, la cour d’appel elle-même avait constaté que la créance d’aliments en nature stipulée dans le bail à nourriture n’avait jamais été convertie en rente. L’obligation inexécutée par l’acquéreur n’était pas simplement une obligation de donner une somme d’argent mais bien une obligation de faire qui avait été « stipulée en nature »6. Seule l’inexécution de cette obligation contractuelle pouvait entraîner la résolution de la vente et uniquement « après mise en demeure ». Or une sommation de payer ne concerne, par définition, qu’une obligation de donner une somme d’argent7. L’acte qu’avait fait délivrer le créancier ne visait donc pas directement la créance d’aliments en nature prévue au contrat mais une très incertaine créance monétaire : la clause résolutoire ne pouvait être acquise et la cassation s’imposait.

Pour justifier qu’« une sommation de payer n’équivaut pas à une mise en demeure d’exécuter une obligation stipulée en nature », la troisième chambre civile de la Cour de cassation s’appuie sur les anciens articles 1134 et 1184 du Code civil : une solution inverse aurait, effectivement, été attentatoire à la force obligatoire du contrat8 mais aussi aux obligations du créancier qui, sauf clause contraire, doit préalablement mettre en demeure son débiteur pour faire jouer une clause résolutoire9.

4. Surtout, la décision de la Cour de cassation est en parfaite adéquation avec la définition même de la mise en demeure : « l’interpellation par laquelle le créancier fait savoir au débiteur d’une obligation échue qu’il en attend le paiement »10. Cette interpellation a trois objectifs : signifier au débiteur que le créancier a intérêt à une exécution sans délai du contrat ; donner au débiteur une dernière chance d’exécuter le contrat volontairement ; constater officiellement l’inexécution et permettre au créancier de s’en prévaloir11. Sauf exception, le Code civil impose donc que la mise en demeure prenne la forme d’une sommation ou d’un acte équivalent portant « interpellation suffisante »12. Cette exigence implique, notamment, que le débiteur soit exactement éclairé sur l’objet et la consistance de son obligation13.

Certes, en faisant délivrer une sommation de payer, le créancier a sans doute fait valoir son « état de besoin » comme l’affirme la cour d’appel. Formellement, la sommation de payer était même parfaitement valide. Mais matériellement, elle ne pouvait qu’être sans effet. En ne visant pas expressément la créance d’aliments en nature qui était effectivement due, l’acte ne constituait pas une interpellation suffisante. Il ne pouvait donc mettre en demeure le débiteur et, par conséquent, il ne pouvait pas non plus justifier l’acquisition de la clause résolutoire. En soulignant que le débiteur n’avait pas « offert d’exécuter en nature son obligation » à la suite de la sommation de payer, la cour d’appel voulait sans doute sanctionner une certaine hypocrisie. Celui-ci connaissait pertinemment la situation du créancier et ne contestait pas l’inexécution de son obligation alimentaire pendant de longues années. Mais il ne faut pas confondre loi et équité : une mise en demeure de payer une somme d’argent14 ne peut mettre en demeure le débiteur d’une obligation d’aliments stipulée en nature.

5. La Cour de cassation s’étant prononcée au visa d’anciennes dispositions du Code civil, cette solution continuera-t-elle à s’appliquer aujourd’hui ? Oui, sans aucun doute. Le principe de force obligatoire des contrats n’a pas été remis en cause15, pas plus que la nécessité de mettre préalablement en demeure le débiteur pour faire jouer la clause résolutoire16. Il en va de même pour le caractère suffisant de l’interpellation17. Par ailleurs, le fait que l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 ne fasse plus référence à la traditionnelle distinction des obligations de donner, de faire et de ne pas faire, ne devrait pas bouleverser l’approche retenue par la Cour de cassation. Au fond, ce qui compte, c’est simplement que l’objet de l’obligation stipulée sous condition résolutoire soit parfaitement visé par la mise en demeure. Et peu importe si, en pratique, le créancier ne souhaite pas l’exécution en nature et préfère le paiement d’un équivalent. Pacta sunt servanda.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Ord. n° 2016-131, 10 févr. 2016.
  • 2.
    V. par ex. : Saenko L., « Retour sur le bail à nourriture », D. 2009, p. 276.
  • 3.
    Collart-Dutilleul F. et Delebecque P., Contrats civils et commerciaux, 10e éd., 2015, Dalloz, p. 144.
  • 4.
    Généralement, les baux à nourriture prévoient également la possibilité de substituer des versements en espèces aux prestations en nature initialement prévues si la confiance entre les parties se détériore ou, simplement, si l’acheteur ne peut plus assurer matériellement son obligation d’entretien. Mais en l’espèce, aucune clause en ce sens n’avait été envisagée.
  • 5.
    Depuis 1804, le Code civil fait de la sommation l’acte de mise en demeure par excellence. V. C. civ., art. 1139 anc. ; C. civ., art. 1344 nouv.
  • 6.
    « Loger, chauffer, éclairer, nourrir, entretenir, vêtir, blanchir, raccommoder et soigner le vendeur tant en santé qu’en maladie », peut-on lire dans le pourvoi.
  • 7.
    En pratique, les huissiers de justice la distinguent de la « sommation de faire » et de la « sommation de ne pas faire » qui se rapportent plus spécifiquement aux obligations de faire et de ne pas faire.
  • 8.
    Il serait, en effet, contraire au principe selon lequel « les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites » qu’un juge puisse dénaturer les termes d’une clause résolutoire. V. par ex. : Cass. 3e civ., 24 févr. 1999, n° 96-22664 : Contrats, conc. consom. 1999, comm. 85, obs. Leveneur L.
  • 9.
    Sur le fondement des anciens articles 1134 et 1184 du Code civil, la Cour de cassation a déjà pu affirmer qu’en l’absence de dispense expresse et non équivoque, une clause résolutoire de plein droit ne peut être déclarée acquise au créancier sans la délivrance préalable d’une mise en demeure restée sans effet, précisant au débiteur les manquements invoqués et le délai dont il dispose pour y remédier. V. Cass. 1re civ., 3 févr. 2004, n° 01-02020 : Contrats, conc. consom. 2004, comm. 85, obs. Leveneur L.
  • 10.
    Libchaber R., « Demeure et mise en demeure en droit français », in Fontaine M., Viney G. (dir.), Les sanctions de l’inexécution des obligations contractuelles, Études de droit comparé, 2001, Bruylant-LGDJ, p. 113 et s. Relevons, néanmoins, que depuis l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, les articles 1345 et suivants du Code civil prévoient également une mise en demeure du créancier.
  • 11.
    David F., « De la mise en demeure », Rev. crit. lég. jur. 1939, p. 95 et s.
  • 12.
    C. civ., art. 1139 anc. ; C. civ., art. 1344 nouv.
  • 13.
    V. par ex. : Cass. com., 12 oct. 1964, n° 61-12471 : Bull. civ. III, n° 420 – Cass. soc., 8 juin 1995, n° 93-17120 : JCP G 1996, II, 22579, note Bascou H.-G. et Coursier P.
  • 14.
    Qu’elle soit signifiée par un huissier de justice, sous la forme d’une sommation, ou délivrée par voie postale.
  • 15.
    C. civ., art. 1103.
  • 16.
    C. civ., art. 1225.
  • 17.
    C. civ., art. 1344.
X