Pour une interprétation téléologique de la notion de « service »

Publié le 25/05/2018

Dans quelle catégorie classer la notion de « service » ? Un courant jurisprudentiel récent laisse entendre qu’il s’agit d’une notion conceptuelle définie une fois pour toutes à partir de critères précis. Il nous semble, au contraire, que la notion de service est fonctionnelle. Elle se définit en fonction de ce à quoi elle sert dans un contexte normatif donné et se prête à une interprétation téléologique.

La notion de service, qu’elle soit associée à celle de « prestation », de « fourniture » ou d’« activité », est depuis longtemps en usage dans diverses dispositions juridiques internes ou internationales. À l’occasion de la réforme du droit des obligations et des contrats, la « prestation de service » a fait une entrée remarquée dans l’article 1165 du Code civil. La doctrine s’interroge depuis lors sur le sens à donner à cette expression en droit civil1. Cette période de doute pourrait prendre fin à la faveur d’une définition, telle celle suggérée par l’association Henri Capitant, dans son avant-projet de réforme du droit des contrats spéciaux : le contrat de prestation de services serait défini comme « celui par lequel le prestataire doit accomplir un travail de manière indépendante au profit du client »2. Il y aurait ainsi une définition conceptuelle de la prestation de service dans le Code civil, reposant sur le critère du travail indépendant, valable pour l’interprétation des textes du Code civil s’y référant. Pourrait plus largement en découler la tentation de s’inspirer de cette définition pour interpréter le mot « service » dans d’autres branches du droit. Ce scénario, à vrai dire, ne tient pas de la prophétie. Il rend d’ores et déjà compte d’une tendance actuelle qui est, à notre avis, regrettable.

Certaines décisions récentes semblent en effet avoir considéré la notion de service comme une notion conceptuelle. On songe en particulier à deux arrêts. Le premier, provenant de la cour d’appel de Paris, a posé que l’action de groupe, au sens du Code de la consommation, est irrecevable quand le contrat se trouvant être à l’origine des préjudices individuels de masse est un bail (d’habitation), le bail ne s’analysant pas en une « fourniture de service »3. Le second, d’inspiration similaire, rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation, a considéré que le bail commercial ne correspond pas à une « activité de service ». Partant, ce contrat est exclu de la compétence des juridictions spécialisées pour connaître du contentieux des pratiques restrictives et, par déduction, du champ de l’article L. 442-6, I, 2°, du Code de commerce4.

Citons les passages intéressants des motivations de ces arrêts. La cour d’appel de Paris considère qu’un « contrat de fourniture de service se définit comme étant celui qui porte sur une obligation de faire au sens de la réalisation d’une activité créatrice d’utilité économique, le contrat de bail qui porte sur la mise à disposition d’une chose sans l’apport d’un service particulier ne répond pas à cette définition, le bail est, au sens de l’article 1709 du Code civil, un contrat de louage de choses par opposition au contrat de louage d’ouvrage, (…) il en est autrement des contrats d’hôtellerie qui comportent la fourniture de services secondaires (…) »5. Ce raisonnement paraît avoir été inspiré par l’article 1165 du Code civil. Ainsi que l’a d’ailleurs relevé Benoît Javaux dans sa note, pour la cour d’appel, « c’est donc le travail du débiteur qui est source de services et donc d’utilité pour le consommateur, que ce travail soit manuel ou intellectuel. Il s’agit là d’une interprétation stricte de la notion de services »6. Quant à la chambre commerciale de la Cour de cassation, elle retient que « seules les activités de production, de distribution ou de services entrent dans le champ d’application de l’article L. 442-6, I, 2°, du Code de commerce »7, le bail n’entrant, selon elle, dans aucune de ces catégories. C’est, là encore, une conception stricte du service qui a été retenue. Ce mode d’interprétation convient pour les notions conceptuelles. Selon le doyen Vedel, une notion est dite conceptuelle quand sa définition est donnée « indépendamment de ce à quoi elle sert »8. Abstraitement déterminée une fois pour toutes, une telle notion s’identifie à partir de critères précis et se prête à une interprétation stricte.

Il nous semble pourtant que contrairement à ce que l’évolution récente du droit civil pourrait laisser croire, la notion de service est et demeure une notion éminemment fonctionnelle. Il conviendrait par conséquent d’en privilégier une interprétation téléologique. Selon le doyen Vedel, les notions fonctionnelles procèdent « directement d’une fonction qui leur confère seule une véritable unité »9. Les notions fonctionnelles ne peuvent pas être définies a priori. Elles se définissent par rapport au « besoin » auquel elles répondent. Remplissant une fonction dans un contexte donné, c’est alors le contexte et le but de la règle dans lesquels la notion est employée qui doivent en guider le sens.

L’interprétation stricte donnée de la notion de service dans le contexte de la détermination du prix qui est celui de l’article 1165 du Code civil (« contrat de prestation de service »), n’est pas forcément adaptée dans un autre contexte. Que le bail soit exclu du champ des « contrats de prestation de service » au sens de l’article 1165 du Code civil se comprend fort bien. C’est que, comme pour le prix dans la vente isolée, il n’y a aucune raison d’admettre que le loyer (prix) ne soit pas déterminé par accord des parties lors de la formation du contrat de bail, alors qu’il y a au contraire de bonnes raisons de l’admettre dans un contrat d’entreprise. C’est d’une analogie avec la vente, plus pertinente en l’occurrence qu’une analogie avec le contrat d’entreprise (qui est le contrat de prestation de service par excellence) que l’on déduit l’inopportunité de considérer le bail comme un contrat de prestation de service au sens de l’article 1165 du Code civil.

Mais le droit civil n’est pas tout. Il arrive que le mot service soit employé pour désigner tous les contrats onéreux qui ne sont pas des ventes. Évitant le recours à la technique de la liste concrète, le mot « service » permet alors, méthodologiquement parlant, une économie de moyen. Il ne s’agit plus d’exclure tel ou tel contrat, mais de tous les embrasser. Il en est ainsi, en général, dans les textes du Code de la consommation utilisant l’appellation « contrats de services » ou « prestations de services ». Il s’agit là d’une « terminologie englobante et davantage économique que juridique »10, qui désigne tout avantage appréciable en argent (ouvrage, travaux, conseil, etc.) autre que procédant de la fourniture de produits en pleine propriété11. Qui oserait affirmer qu’un commerçant louant des skis, luges et raquettes à des vacanciers à la montagne n’est pas visé par l’interdiction du « refus de vente et de prestation de services » de l’article L. 121-11 du Code de la consommation ? De même, lorsque le législateur dispose que l’action de groupe peut être engagée « à l’occasion de la vente de biens ou de la fourniture de services » (C. com., art. L. 623-1), il n’emploie pas le terme « service » dans le sens restrictif qui convient quand il s’agit d’interpréter l’article 1165 du Code civil. Ainsi que la motivation du jugement infirmé du TGI de Paris du 27 janvier 2016 le faisait explicitement ressortir, « l’examen des travaux parlementaires ne permet pas de conclure que le contentieux du logement aurait été ab initio exclu de ce nouveau dispositif procédural. Bien au contraire, le ministre chargé de la Consommation a soutenu en séance publique à l’Assemblée nationale, le 25 juin 2013, lors de l’examen de ce projet de loi, qu’« aucun secteur d’activité n’était exclu du champ d’application du dispositif d’action de groupe », position également défendue par le rapporteur de ce projet devant le Sénat qui déclarait que « la location d’un bien constitue une fourniture de services (…). Dès lors, il est indiscutable que le législateur a clairement manifesté sa volonté d’inclure le secteur du logement dans le champ d’application du dispositif de l’action de groupe »12. Cette interprétation téléologique est, à notre avis, la plus judicieuse, une fois admis que le sens du mot « service » n’est pas donné une fois pour toutes mais éclairé par la norme précise qui s’y réfère et par le dessein qu’elle est censée servir.

Le choix interprétatif privilégié par l’arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 15 février 2018 ne nous semble pas non plus le meilleur, même si la solution au fond pouvait se justifier par la notion de « partenaire commercial ». Dans le contexte des pratiques restrictives de concurrence, c’est l’acception large du « service » qui répond le mieux à l’objectif de la norme. L’article L. 410-1 du Code de commerce, en énonçant que « les règles définies au présent livre s’appliquent à toutes les activités de production, de distribution et de services, y compris celles qui sont le fait de personnes publiques, notamment dans le cadre de conventions de délégation de service public », peut être interprété comme englobant le bail. Si le bail commercial est exclu, ce n’est pas parce que le bail n’est pas un service au sens du Code de commerce, mais parce que le preneur dans un bail commercial n’est pas le « partenaire commercial »13 du bailleur.

Le droit européen corrobore l’approche fonctionnelle et souple de la notion de service. C’est ainsi que la directive n° 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006 relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée dispose en son article 24, qu’est « considérée comme “prestation de services” toute opération qui ne constitue pas une livraison de biens ». Autre texte, autre notion : la directive n° 2006/123/CE du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur définit le service comme « toute activité économique non salariée, exercée normalement contre rémunération, visée à l’article 50 du traité ». En ce sens, l’activité de commerce de détail de produits constitue un « service »14. Au nom de l’interprétation finaliste, la Cour de justice de l’Union européenne a considéré que « l’article 3, paragraphe 2, de la directive n° 97/7/CE du Parlement européen et du Conseil, du 20 mai 1997, concernant la protection des consommateurs en matière de contrats à distance, doit être interprété en ce sens que la notion de “contrats de fourniture de services de transports” inclut les contrats de fourniture de services de location de voitures »15. Dans l’étude qu’il a consacrée à la notion de fourniture de service au sens de l’article 5-1, b), du règlement Bruxelles I16, Pierre Berlioz a pu insister sur le fait « qu’il n’existe pas de différence de nature entre la mise à disposition d’une chose et l’exécution d’un travail »17, pour mieux suggérer, à la fin de son étude, une définition ad hoc adaptée aux objectifs assignés à cet instrument juridique de coordination : « toute opération ayant pour finalité l’accomplissement par une personne, au profit d’une autre, d’un acte, positif ou non, à titre onéreux ou non »18. Le bail y entre, parce qu’il n’y a aucune raison de l’y soustraire ici, sauf pour le cas particulier du bail d’immeuble, qui est spécialement réglé plus loin (art 22, § 1, devenu art. 24, § 1). Il serait, dans cet autre compartiment précis de l’ordre juridique, regrettable de s’en tenir à une conception de la fourniture du service arc-boutée sur l’exigence d’un travail du débiteur19.

Puissantes sont ainsi les raisons de classer la notion de « service » dans la catégorie des notions fonctionnelles, et, par suite, de privilégier l’interprétation téléologique20 de ce terme. Puisse la Cour de cassation les entendre pour renverser la vapeur et admettre d’étendre le domaine de l’action de groupe au bail.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Labarthe F., « La fixation unilatérale du prix dans les contrats cadre et prestations de service. Regards interrogatifs sur les articles 1164 et 1165 du Code civil », JCP G 2016, 642 ; Lardeux G., « Le contrat de prestation de service dans les nouvelles dispositions du Code civil », D. 2016, p. 1659.
  • 2.
    Article 69 de l’avant-projet du 26 juin 2017, http://www.henricapitant.org/travaux/legislatifs-nationaux/avant-projet-de-reforme-du-droit-des-contrats-speciaux.
  • 3.
    CA Paris, 9 nov. 2017, n° 16/05321 : JA 2018, n° 571, p. 11, note Delpech X., Approuvant l’interprétation stricte de la « fourniture de service » faite par cet arrêt, v. Gautier P.-Y., « La mauvaise greffe des actions de groupe en droit français : l’exemple du bail », RTD civ. 2018., p. 149.
  • 4.
    Cass. com., 15 févr. 2018, n° 17-11329.
  • 5.
    CA Paris, 9 nov. 2017, n° 16/05321, préc.
  • 6.
    JCP E 2018, n° 6, 1063.
  • 7.
    Cass. com., 15 févr. 2018, n° 17-11329, préc. Il est plus convaincant de considérer en revanche que la nature civile du bail commercial exclut que le preneur soit qualifié de « partenaire commercial » du bailleur, condition requise par le texte, v en ce sens, LEDC avr. 2018, n° 111j6, p. 1, note Leblond N.
  • 8.
    Vedel G., « De l’arrêt Septfonds à l’arrêt Barinstein. La légalité des actes administratifs », Semaine juridique, 1948, I, n° 682, et surtout, « La juridiction compétente pour prévenir, pour cesser ou réparer la voie de fait administrative », Semaine juridique, 1950, I, n° 851.
  • 9.
    Vedel G., « La juridiction compétente pour prévenir, faire cesser ou réparer la voie de fait administrative », art. préc.
  • 10.
    Labarthe F. et Noblot C., Le contrat d’entreprise, 2008, LGDJ, Traité des contrats, Ghestin J. (dir.), n° 13.
  • 11.
    Cornu G., Vocabulaire juridique, 2011, PUF, Prestation ; Sauphanor-Brouillaud N., Poillot E., Aubert de Vincelles C. et Brunaux G., Les contrats de consommation. Règles communes, 2012, LGDJ, Traité des contrats, Ghestin J. (dir.), p. 18, n° 15.
  • 12.
    TGI Paris, 27 janv. 2016, n° 15/00835.
  • 13.
    Sur cette notion v. les obs. de Malaurie-Vignal M., in Contrats, cons. consom. 2016, comm. 141.
  • 14.
    CJUE, 30 janv. 2018, n° C-31/16, obs Roset S. ; Europe 2018, comm. 110.
  • 15.
    CJCE, 10 mars 2005, n° C-336/03, Easycar Ltd : JCP G 2005, II 10059, note Zarka J.-C., § 31.
  • 16.
    Berlioz P., « La notion de fourniture de services au sens de l’article 5-1, b), du règlement Bruxelles 1 », JDI 2008, doctr. 6. Ce texte se retrouve à l’article 7, § 1, du règlement n° 1215/2012 Bruxelles I bis.
  • 17.
    Ibid., n° 59.
  • 18.
    Ibid, spéc. n° 163. Contra Cayol A., « La fourniture de services au sens de l’article 5-1 b du règlement Bruxelles 1 : de nouvelles précisions », JCP E 2010, 2009, spéc. nos 13-16. Exprimant la tendance à considérer la notion de service comme de nature conceptuelle, et donc comme devant être définie précisément une fois pour toutes, l’auteur considère qu’« un travail humain est nécessaire à l’existence du service ».
  • 19.
    L’article 7, point 1, sous b), second tiret, du règlement n° 1215/2012 doit être interprété en ce sens qu’un contrat de crédit (qui n’implique pas un travail), (…) doit être qualifié de « contrat de fourniture de services », visé à cette disposition, CJUE, 15 juin 2017, n° C-249/16, Saale Kareda.
  • 20.
    C’est d’ailleurs le mode d’interprétation qui est privilégié par la jurisprudence communautaire en général, la CJUE affirmant souvent que les notions doivent se définir en se référant aux objectifs des règlements ou directives, en vue de leur assurer une pleine efficacité.
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