2e table ronde : Identifier les préjudices réparables

Une approche de la notion de préjudice économique

Publié le 04/09/2017

 

De prime abord, la question du préjudice réparable pourrait paraître simple. Le Code civil envisage la responsabilité civile sous ses volets contractuel et délictuel ; une fois la faute établie, il suffit de rechercher le préjudice qui en est résulté et, pour le juge, d’appliquer le principe de la réparation intégrale. S’agissant du préjudice économique, les notions issues de ce code sont suffisamment générales pour qu’il exerce une fonction normative ; ses composantes, le gain manqué et la perte subie évoqués en son article 1149, sont classiquement mobilisées et la perte de chance, requérant l’application d’un coefficient d’occurrence, l’est aussi.

Elle s’est toutefois complexifiée, singulièrement en matière économique. Avant d’aborder quelques-unes de ses spécificités, favorisées par la plasticité des éléments constitutifs de l’action en responsabilité (II) il paraît utile de clarifier la notion (I).

I – La notion de préjudice économique

A – Le silence de la loi quant à sa définition et son identification par la pratique

Le préjudice, distingué par certains du dommage, simple fait matériel, en ce que le premier serait la reconnaissance par le droit du second, ne fait pas l’objet d’une définition juridique générale et pas davantage le préjudice économique.

Les auteurs en ont proposé diverses définitions, tel le professeur Nussenbaum : « un préjudice économique est lié à une activité économique de production ou de service (distincts de l’atteinte à une chose ou à une personne ou consécutive à une telle atteinte) ».

Une prolifération d’appellations tendant à en expliciter la manifestation justifie qu’il soit question de préjudices économiques. Ainsi, sans exhaustivité : le préjudice commercial, financier, boursier, le préjudice résultant de la rupture brutale d’une relation commerciale établie, de la contrefaçon d’un droit privatif, le trouble concurrentiel, le trouble commercial résultant de faits de concurrence déloyale, la désorganisation de l’entreprise par divers moyens, l’atteinte à la réputation consécutive au dénigrement, le parasitisme, plus largement le dommage à l’économie en cas d’ententes illicites ou d’abus de position dominante et le préjudice économique individuel né d’infractions au droit de la concurrence, le préjudice consécutif aux effets d’ombrelle sur les prix ou à des pratiques commerciales tendant à fausser déloyalement le jeu de la concurrence visées par les codes de commerce (ventes à perte) et de la consommation (publicités trompeuses, fraudes)…

Ils ne se caractérisent pas par leur unité quant à leurs source, éléments constitutifs ou régime et, sont, pour certains, réservés à la connaissance de juridictions spécialisées.

B – La nécessaire identification par le juge du préjudice économique réellement subi

Soumis au principe de la réparation intégrale, le juge doit parvenir à une évaluation en termes de gains manqués et de pertes subies. Il lui incombe de déterminer la situation normale, celle qui aurait existé en l’absence du fait dommageable, et la situation réelle qui s’est produite à cause dudit fait.

Mais la nécessaire détermination du préjudice réellement subi l’amène à tenir compte d’éléments distincts du fait dommageable lui-même. Tels la capacité de production ou de vente de l’entreprise victime, la période d’observation, les coûts évités et les dépenses induites, une possible interaction de causes aux effets préjudiciables, le contexte économique général ou encore l’écoulement du temps introduisant la question de l’actualisation du préjudice…

Le principe sus-évoqué et la complexité de la matière le conduisent donc à comparer les deux situations précitées mais aussi à placer le litige dans son contexte économique. Encore faut-il, pour le circonscrire le plus exactement possible, que les parties introduisent dans le débat, en les étayant, de tels éléments puisque les principes directeurs du procès cantonnent précisément l’office du juge.

II – Singularités dans la mise en œuvre de l’action en réparation du préjudice économique

Elle ouvre des pistes de réflexion, dans notre recherche d’éléments d’identification, susceptibles de se nourrir des avancées procédurales et substantielles innovantes de la directive n° 2014/104/UE du 26 novembre 2014 favorisant l’action en droit de la concurrence.

A – Les conditions d’exercice de l’action

L’une des conditions de mise en œuvre de l’action en concurrence déloyale tenait à l’existence d’un lien de concurrence mais la Cour de cassation énonce désormais que « l’existence d’une situation de concurrence directe et effective entre les sociétés n’est pas une condition de l’action en concurrence déloyale ou parasitaire qui exige seulement l’existence de faits fautifs générateurs d’un préjudice »1.

La relation de compétition conserve néanmoins un rôle déterminant dans l’appréciation de la faute et du préjudice.

Dans le cadre d’une action en contrefaçon de droits d’auteur, la question de leur titularité s’est posée aux entreprises exploitant des œuvres protégées en raison de la difficulté de prouver la participation au processus créatif ou la cession de droits.

La jurisprudence a introduit une présomption simple selon laquelle la personne morale qui commercialise de façon non équivoque une œuvre de l’esprit sous son nom est présumée, à l’égard des tiers recherchés en contrefaçon et en l’absence de revendication de l’auteur, détenir sur celle-ci les droits patrimoniaux de celui-ci.

Plus récemment, l’action des victimes indirectes de pratiques anti-concurrentielles a été facilitée. Leurs auteurs se voient infliger par l’Autorité de la concurrence des sanctions pécuniaires aux fins de préservation de l’ordre public économique qui ne visent pas à réparer le préjudice qu’ont pu subir des tiers du fait de ces pratiques.

À la suite des livres blanc puis vert de la Commission européenne révélant la faible importance des actions privées, la directive n° 2014/104/UE améliore leur situation « afin de garantir la pleine efficacité du droit à réparation intégrale ». Ses articles 12 à 16 sont consacrés à la répercussion des surcoûts, ceci en tout ou en partie, le long de la chaîne de distribution et introduisent une présomption réfragable au profit de l’acheteur indirect, « réputé avoir apporté la preuve d’une répercussion à son encontre ».

B – L’appréciation des préjudices économiques

S’agissant de l’action en concurrence déloyale, fondée sur l’article 1382 du Code civil, la Cour de cassation, dans un arrêt de censure rendu le 22 octobre 1985, a énoncé qu’« il s’inférait nécessairement des actes déloyaux constatés l’existence d’un préjudice résultant des faits fautifs utilisés contre la société X et que celle-ci avait un intérêt né et actuel à ce que soient sanctionnés des faits générateurs d’un trouble commercial ». Une formule postérieurement reprise, avec incidemment l’ajout du morceau de phrase « fût-il seulement moral ».

Cela permet d’admettre un principe de préjudice. Reste à la victime présentant une demande indemnitaire à justifier de l’étendue du préjudice invoqué.

Elle a également jugé, sur des faits de débauchage accompagnés d’une installation à courte distance du concurrent, qu’« il [en] résultait nécessairement une désorganisation de l’établissement concerné »2.

Parmi leurs composantes figure le préjudice moral. L’arrêt rendu le 15 mai 2012 par la chambre commerciale (publié au Bulletin), consacre la reconnaissance du préjudice moral de la personne morale alors que pour ses opposants, une personne morale n’est qu’une fiction juridique.

Reste à en déterminer le contenu (image, réputation, crédit… ?) et à l’évaluer.

Les bénéfices réalisés par l’auteur du dommage en sont une autre en droit de la propriété intellectuelle. Transposant la directive n° 48/2004/CE du 29 avril 2004 et pour renforcer la lutte contre la contrefaçon, le législateur a introduit une grille d’évaluation du préjudice ; outre les « conséquences négatives, dont le manque à gagner, subies », le juge est invité à prendre en compte ces bénéfices.

Dommages-intérêts punitifs pour certains, variable d’ajustement pour d’autres, la finalité affichée est d’éviter la faute lucrative, sans manquer de susciter une question subséquente : n’admettons-nous pas, ce faisant, un préjudice lucratif ?

Il ressort de ces brefs propos que la responsabilité civile déploie ici toutes ses fonctions : réparatrice, préventive/dissuasive, punitive.

Pour autant, une réparation cohérente et effective des préjudices économiques pourrait s’orienter vers des règles et procédures inspirées de récentes directives : conçues « pour ne pas rendre pratiquement impossible ou excessivement difficile l’exercice du droit »3, en permettant « de prendre en considération tous les aspects appropriés » pour fixer des dommages-intérêts4 et avec l’objectif d’« estimer » le montant du préjudice lorsqu’il est « pratiquement impossible ou excessivement difficile de quantifier avec précision le préjudice subi sur la base des éléments de preuve disponibles »5.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Cass. com., 27 avr. 2011, n° 10-15648.
  • 2.
    Cass. com., 31 janv. 2012, n° 11-10917.
  • 3.
    Dir. n° 2014/104/UE, 26 nov. 2014, art. 4.
  • 4.
    Dir. n° 48/2004/CE, 29 avr. 2004, art. 13.
  • 5.
    Dir. n° 2014/104/UE, 26 nov. 2014, art. 17.
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