Existence d’une obligation naturelle et d’un devoir de justice de deux sœurs envers leur frère, exclu de la succession de leur père
Par un arrêt rendu en sa première chambre civile le 11 octobre 2017, la Cour de cassation a considéré que la cour d’appel avait pu déduire de l’établissement et la signature d’un acte sous seing privé entre deux sœurs et leur frère omis du testament de leur père et exclu de la succession canadienne du défunt, par lequel était exprimée la volonté que les actifs successoraux soient répartis par tiers et en parts égales entre eux, la transformation d’une obligation naturelle en obligation civile.
Cass. 1re civ., 11 oct. 2017, no 16-24533, (n° 1073) F-P+B
Le nouvel article 1100 du Code civil, dans sa rédaction issue de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, dispose, en son alinéa 2, que les obligations « peuvent naître de l’exécution volontaire ou de la promesse d’exécution d’un devoir de conscience envers autrui ». Ce texte fait référence à l’obligation naturelle qui n’était jusque-là qu’évoquée dans l’alinéa second de l’article 1235 consacré au paiement et précisant seulement que « la répétition n’est pas admise à l’égard des obligations naturelles qui ont été volontairement acquittées »1. Pour autant, la jurisprudence ayant déjà largement œuvré pour déterminer les règles entourant le domaine et le régime de l’obligation naturelle, le nouvel article ne consacre aucune nouveauté dans le droit positif, sauf à remarquer que le texte semble potentiellement réduire le domaine de cette obligation intermédiaire entre obligation civile et devoir moral au devoir de conscience, excluant l’hypothèse des obligations civiles imparfaites. Malgré ce texte supplémentaire, la notion d’obligation naturelle demeure floue. Le devoir de conscience, élément essentiel aujourd’hui du mécanisme de l’obligation naturelle, son existence et ses conséquences, sont justement au cœur des questions posées à la Cour de cassation dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt rendu par sa première chambre civile le 11 octobre 20172.
Dans cette affaire, un homme, décédé en 2002 au Canada, laisse pour lui succéder deux filles et un fils. Ce dernier a été reconnu plus tardivement que les premières, puisqu’il ne l’a été que le 19 septembre 1997. Cet élément est primordial car il a été reconnu postérieurement à l’établissement du testament qui régit la succession litigieuse. Il est donc exclu de la succession, étant non réservataire en droit canadien.
Les moyens annexes au pourvoi apportent des éléments de contexte éclairant utilement sur les questionnements en l’espèce. À leur lecture, il apparaît en effet qu’une requête a été présentée au Canada par les enfants du défunt le 25 octobre 2002 aux fins de remplacement des trois liquidateurs de la succession. Or, le fils du défunt n’avait, nous l’avons vu, aucun droit dans la succession canadienne, faute d’être désigné par le testament de son père. Leurs avocats français auraient, dans le but de justifier de l’intérêt du fils, conseillé aux enfants du défunt de rédiger un acte qui est au cœur du litige arrivé jusque devant la Cour de cassation. Ainsi, par acte sous seing privé du 5 octobre 2002, ils ont tous les trois exprimé la volonté que les actifs successoraux recueillis dans la succession de leur père soient répartis par tiers et en parts égales entre eux3. Cette intention a été réitérée par une des filles à travers des lettres datant du 18 octobre 2002 et des 15 et 22 mars 2009, la première ayant été adressée au notaire qui a reçu l’acte.
Cette volonté s’est sans doute altérée dans les faits, du côté des filles du défunt en tout cas, car elles refusèrent finalement de réaliser ce qui avait été constaté dans l’acte du 5 octobre 2002.
La cour d’appel de Paris, par un arrêt du 29 juin 2016, les a néanmoins condamnées à remettre chacune à leur frère, en exécution de l’obligation souscrite aux termes de cet acte d’octobre 2002, un tiers des actifs qu’elles ont recueillis dans la succession de leur père. Il a été constaté qu’aux termes de cet acte, elles ont exprimé la volonté que les actifs successoraux soient ainsi répartis et que, par lettres d’octobre 2002 et mars 2009, une des filles a réitéré cette intention. Les juges du fond ont ainsi estimé que ces éléments caractérisaient l’existence d’une obligation naturelle et un devoir de justice des deux sœurs envers leur frère et en ont déduit que l’établissement et la signature de l’acte d’octobre 2002 avaient transformé cette obligation naturelle en obligation civile.
Les filles du défunt ont formé un pourvoi en cassation contre cette décision. Plusieurs moyens sont utilisés. Le premier n’est qu’annexé à la décision car il est considéré comme n’étant manifestement pas de nature à entraîner la cassation. Le second, au contraire, est reproduit dans l’arrêt. Par ce moyen, divisé en trois branches, les filles du défunt font grief à l’arrêt de les condamner à remettre chacune à leur frère, en exécution de l’obligation souscrite aux termes de l’acte du 5 octobre 2002, un tiers des actifs qu’elles ont recueillis dans la succession de leur père.
Leur premier argument, tout d’abord, repose sur l’absence de devoir de conscience sur lequel devrait reposer l’obligation qualifiée de naturelle par la cour d’appel. Il ne pourrait y avoir de volonté d’exécuter un devoir de conscience car il n’y aurait pas d’injustice dans la situation du fils du défunt. En effet, celui-ci n’aurait pas été omis de la succession en raison de sa reconnaissance tardive mais volontairement écarté. La cour d’appel aurait alors statué par des motifs impropres à justifier sa décision, la privant ainsi de base légale au regard de l’article 1235 du Code civil, dans sa rédaction applicable au litige, devenu l’article 1302 du même code.
Le deuxième argument, ensuite, consiste pour les filles du défunt, à soutenir que l’acte constatait en réalité une donation car elles étaient animées d’une intention libérale reposant « sur une volonté de s’appauvrir au profit d’autrui, exprimée indépendamment de toute contrainte morale ». La cour d’appel n’aurait ainsi pas tiré les conséquences légales de ses constatations, en violation de l’article 8934 du Code civil, ensemble l’article 11345, dans sa rédaction applicable au litige, devenu l’article 11036 du même code.
Le troisième argument, enfin, repose sur l’idée selon laquelle l’acte ne contiendrait pas la volonté expresse de leurs auteurs d’exécuter l’obligation en cause, la seule reconnaissance de l’existence d’un devoir moral ne suffisant pas. En statuant comme elle l’a fait, au motif que l’acte du 5 octobre 2002 « traduit (…) la reconnaissance de la part de Mmes X d’une obligation naturelle et d’un devoir de justice envers leur frère », la cour d’appel a violé l’article 1134, ensemble l’article 1235 du Code civil, dans leur rédaction applicable au litige, devenus les articles 1103 et 1302 du même code.
La Cour de cassation n’a pas été convaincue par ces arguments puisqu’elle a rejeté le pourvoi et répondu qu’en estimant souverainement que ces éléments caractérisaient l’existence d’une obligation naturelle et un devoir de justice des deux sœurs envers leur frère, exclu de la succession canadienne du défunt, la cour d’appel en avait exactement déduit que l’établissement et la signature de l’acte d’octobre 2002 avaient transformé cette obligation naturelle en obligation civile.
La question posée à la Cour de cassation porte ici essentiellement sur l’existence même, en l’espèce, d’un devoir de conscience ou de justice, qui exclurait une potentielle intention libérale. La reconnaissance de cette existence n’est néanmoins pas suffisante, ce n’est que si la volonté d’exécuter l’obligation en cause est expressément exprimée dans l’acte, que l’obligation naturelle produira tous ses effets en se transformant en obligation civile. Il convient donc de se pencher, dans un premier temps, sur la reconnaissance de l’existence d’un devoir de justice (I) pour, dans un second temps, en envisager les suites (II).
I – La reconnaissance de l’existence d’un devoir de justice
Une interrogation est suscitée par la lecture de la décision et des moyens annexés, celle de l’appréciation de l’existence du devoir de justice (A). Cette dernière est-elle envisagée concrètement, au regard des parties en cause, ou abstraitement, selon la collectivité ? Une fois cette existence reconnue, la conséquence en est l’exclusion de la possibilité qu’une intention libérale ait motivé l’acte (B).
A – L’appréciation de l’existence du devoir de justice
Le Code civil, tel qu’applicable en l’espèce, ne disait rien du contenu de la notion d’obligation naturelle, ni n’en précisait les effets, hors la validité du paiement volontaire. C’est la jurisprudence, avec l’aide de la doctrine, qui a dû préciser le concept et sa portée. Elle l’a fait sous la double influence romaniste, strictement juridique, et canoniste, teintée de morale. Les auteurs classiques, tels que Charles Aubry et Charles Rau, ont vu dans l’obligation naturelle une obligation imparfaite, qui fut civile mais ne l’est plus, comme l’obligation prescrite7 ou nulle pour incapacité. La théorie moderne, de son côté, la conçoit comme un devoir moral appelé, sous certaines conditions, à la vie juridique8, alors qu’aucune obligation civile ne l’a précédée.
Les textes issus de l’ordonnance du 10 février 2016, n’en disent guère plus si ce n’est qu’ils précisent, à l’article 1100, alinéa 2, qu’une obligation peut naître d’un devoir de conscience, et plus précisément de son exécution volontaire ou de la promesse de son exécution. L’avant-projet Catala de réforme des obligations prenait également parti dans ce sens sur la nature de cette obligation en indiquant qu’elle « recouvre un devoir de conscience envers autrui »9. Par ce texte, semblant potentiellement limiter le domaine de l’obligation naturelle à sa conception moderne, le devoir de conscience acquiert une importance primordiale. Au fil des arrêts, la jurisprudence a consacré différents devoirs moraux qui peuvent donner naissance à des obligations naturelles. C’est le cas du devoir d’assistance pour les secours alimentaires servis à des personnes qui n’en sont pas civilement créancières. Ce peut être aussi le cas du devoir de ne pas nuire à autrui qui conduit à réparer le dommage que l’on a causé alors même que les conditions d’une action en responsabilité ne sont pas réunies. Un devoir de reconnaissance peut pareillement fonder l’existence d’une obligation naturelle de rémunérer un service rendu.
En l’espèce, la Cour de cassation fait référence à un « devoir de justice des deux sœurs envers leur frère, omis du testament litigieux rédigé avant la reconnaissance de celui-ci, exclu de la succession canadienne du défunt ». Ce serait un souci de justice qui aurait motivé l’engagement des deux sœurs à faire bénéficier leur frère d’une part de la succession de leur père. Or, ressort de la lecture de la décision et des moyens annexés qu’il n’est pas évident que les deux sœurs aient été réellement animées d’un tel sentiment. En effet, celles-ci affirment, dans la première branche du second moyen, qu’il n’y a pas d’injustice dans la situation de leur frère. Ce dernier n’a pas été oublié mais volontairement écarté de la succession. Dans le moyen annexé, il est soutenu que l’acte n’était, pour elles, destiné qu’à asseoir l’intérêt de leur frère à intervenir dans la procédure canadienne.
Face à ces éléments, se pose la question de l’appréciation de l’existence du devoir de conscience ou de justice fondant l’obligation naturelle. Ce devoir doit-il exister dans l’esprit des débiteurs, concrètement, ou, de manière plus abstraite, dans l’intérêt social ? Dans ses motifs, la Cour de cassation n’est pas extrêmement claire sur ce point en répondant seulement que les éléments que constituent l’acte et les lettres « caractérisaient l’existence d’une obligation naturelle et d’un devoir de justice des deux sœurs envers leur frère, omis du testament litigieux rédigé avant la reconnaissance de celui-ci, exclu de la succession canadienne du défunt ». Il peut néanmoins être considéré que l’expression « devoir de justice », employé par les juges du fond et repris par la Cour de cassation, au lieu de celui de « devoir de conscience » détache le devoir des seuls débiteurs pour s’élever davantage dans la généralité. Ce n’est pas tant la conscience des filles du défunt, terme qui renvoie à la perception personnelle du sentiment de justice, qui est appréciée. C’est peut-être davantage au regard de considérations de justice qui leur sont extérieures que les sœurs peuvent, en le constatant dans l’acte, être condamnées à exécuter l’obligation litigieuse. Dominique Fenouillet a d’ailleurs affirmé que l’obligation naturelle procède plus d’un devoir moral objectif que d’un devoir subjectif de conscience individuelle10. Avant elle, Michelle Gobert a considéré que : « Si devoir de conscience il y a, c’est en réalité essentiellement pour le bon père de famille et, très accessoirement, pour l’individu soumis à l’obligation. Là, et seulement là, réside le rôle de la conscience à l’égard de l’obligation naturelle. Les prétendus devoirs juridiques de conscience ne sont pas ceux imposés par la conscience du sujet de droit soumis à la règle, mais ceux imposés par la “conscience collective”, la règle morale »11. Cette appréciation abstraite plutôt que concrète de l’existence d’un devoir de conscience est à remarquer à l’heure où la prise en considération concrète des faits se développe avec une ampleur toute particulière. Elle peut être la traduction de ce que, à travers le mécanisme de l’obligation naturelle, ce n’est pas tant la justice du cas qui est recherchée mais la justice au sens collectif du terme. Ainsi que l’avait souligné Georges Ripert12, l’obligation naturelle est un moyen de consacrer juridiquement certains comportements moraux, en protégeant ceux qui font l’objet d’une démarche volontaire.
Niant l’existence d’un devoir de conscience, les filles du défunt ont tenté de démontrer que l’acte litigieux devait être qualifié de donation. La reconnaissance d’un devoir de conscience ou de justice exclut l’intention libérale et donc une pareille qualification.
B – L’exclusion de l’intention libérale par la reconnaissance de l’existence d’un devoir de justice
Dans la deuxième branche de leur second moyen, les filles du défunt soutiennent que l’acte d’octobre 2002 « reposait sur une pure et simple volonté de gratification, expurgée de toute contrainte morale, donc sur une intention libérale », intention reposant « sur une volonté de s’appauvrir au profit d’autrui, exprimée indépendamment de toute contrainte morale ». Leur argumentation repose notamment sur le fait que la cour d’appel a constaté que « la décision de partage correspondait à un “désir” émanant des sœurs X ». Il ressortirait du terme ainsi employé que les filles du défunt ne se sentaient pas contraintes moralement de partager la succession avec leur frère mais désiraient, choisissaient volontairement de le faire, caractérisant ainsi une intention libérale13. Cette qualification emporterait bien sûr application des règles régissant les libéralités et notamment les règles de forme. À ce propos, il convient de préciser qu’à la lecture du moyen annexé à la décision il apparaît qu’elles considéraient cependant que cette donation était de toute façon nulle, faute d’avoir été faite par acte authentique et d’avoir été expressément acceptée par le donataire. Les filles du défunt seraient donc libérées d’un quelconque engagement.
L’argumentation soutenue dans cette deuxième branche du moyen est liée à la précédente qui tendait à démontrer l’absence de devoir de conscience. En effet, ce dernier et l’intention libérale sont généralement considérés comme incompatibles14 et s’excluent alors l’un l’autre. Ce n’est que s’il est considéré qu’il n’y a pas de devoir de conscience que l’intention libérale peut être retenue. En effet, la libéralité suppose la spontanéité, rien n’obligeant son auteur à la consentir. L’obligation naturelle, elle, est motivée par une obligation préexistante, qui la cause, un devoir de conscience15. C’est pourquoi ne sont pas appliquées au paiement de l’obligation naturelle les règles régissant les libéralités16.
L’important, et la difficulté parfois, va être de déterminer à partir de quel moment un comportement peut être considéré comme causé par un devoir de conscience et non comme la seule manifestation d’un esprit de libéralité. Les devoirs de conscience peuvent être nombreux, une personne peut s’estimer moralement tenue de donner et si ce devoir « n’est pas d’une contrainte telle qu’elle soit exclusive de toute gratuité, l’intention de l’exécuter peut alors rejoindre l’intention libérale »17.
Il apparaît que la recherche de la protection d’un intérêt social permet peut-être de répondre à cette question. Le devoir de conscience étant objectivement apprécié, il tend à réaliser des impératifs de justice et son accomplissement volontaire semble devoir être protégé, favorisé. Ainsi, bien souvent, parce qu’il y a ce lien de sang liant les parties, sera reconnue l’existence d’un devoir de conscience, indépendamment de l’assurance de la volonté concrète des débiteurs, et donc l’intention libérale sera exclue et avec elle les règles encadrant les libéralités. Peu importe donc que la contrainte ne soit pas ressentie comme prédominante par les intéressés, qu’une certaine gratuité transparaisse, les liens emportent la reconnaissance d’un devoir de conscience. Cette faveur accordée au devoir de conscience et surtout à l’utilité du paiement ou de la promesse ressort de ce que la jurisprudence a étendu la notion d’obligation naturelle aux devoirs moraux afin d’exclure l’application du régime de la donation18, pour sauver ces actes. Ici, l’obligation naturelle reposant sur un devoir de conscience rejoint alors l’obligation naturelle née de l’exécution volontaire ou de la promesse d’exécution d’une obligation civile imparfaite.
En l’espèce, la Cour de cassation a reconnu l’existence d’un devoir de justice entre les parties, de fait, l’intention libérale ne pouvait donc qu’être exclue, sauvant l’acte de la nullité.
Comme le soulignent les filles du défunt, la reconnaissance de l’existence d’un devoir de conscience ne suffit pas. Pour que l’obligation naturelle produise ses effets en se transformant en obligation civile il faut, comme l’écrivait le Doyen Ripert, qu’elle soit reconnue par son auteur19. Il convient donc d’envisager les suites de la reconnaissance d’un devoir de justice.
II – Les suites de la reconnaissance d’un devoir de justice
L’existence d’un devoir de justice reconnue, il peut être considéré qu’une obligation naturelle existe, mais elle ne peut encore produire ses effets. C’est seulement à la condition que la volonté d’exécuter l’obligation litigieuse ait été expressément exprimée dans l’acte (A), que l’obligation naturelle peut se transformer en obligation civile (B).
A – La volonté expressément exprimée d’exécuter l’obligation
Dans la troisième branche de leur second moyen, les filles du défunt, après avoir tenté de démontrer l’absence de devoir de conscience et donc d’obligation naturelle, défendent que, quand bien même une telle obligation naturelle serait reconnue, elle ne peut se transformer en obligation civile. En effet, « la transformation d’une obligation naturelle en obligation civile suppose soit l’exécution volontaire de cette obligation par celui qui s’en estime tenu, soit une promesse d’exécution manifestant expressément la volonté du débiteur d’exécuter cette obligation ». Or, pour elles, la seule reconnaissance de l’existence d’un devoir moral n’est pas suffisante à caractériser cette volonté.
En effet, il est admis que l’existence du devoir de conscience ne suffit pas à transformer l’obligation naturelle en obligation civile. De cette façon, il a été considéré que le simple aveu de ce devoir ne constitue pas un engagement d’exécuter cette obligation20. Ainsi, l’aveu de paternité naturelle, lorsque cette reconnaissance est inefficace, ne peut suffire à transformer une obligation naturelle en obligation civile de contribuer à l’entretien21. Le fait également d’avoir participé à l’entretien d’un enfant, par des versements même nombreux et réguliers, ne constitue pas, pour l’avenir, l’engagement de subvenir à ses besoins22.
Dans l’hypothèse de l’exécution de l’obligation, elle doit être volontaire, c’est-à-dire réalisée en toute connaissance de cause. En d’autres termes, elle doit avoir été exécutée par le débiteur n’ignorant pas qu’il n’y est pas juridiquement contraint. Dans l’hypothèse de la promesse d’exécution, celle qui nous intéresse en l’espèce, il est nécessaire que cette promesse manifeste expressément la volonté de ses auteurs d’exécuter l’obligation en cause23.
Cette manifestation de volonté doit être explicite24, le créancier devant prouver qu’il y a eu promesse du débiteur de rendre l’obligation naturelle civilement obligatoire. La conscience de son devoir moral est insuffisante mais, lorsque la volonté d’exécuter une obligation est exprimée, les conséquences sont différentes. Par exemple, il a été considéré qu’en reconnaissant l’enfant de la femme qu’il devait épouser par la suite et qu’il savait ne pas être le sien, le mari a contracté l’engagement de subvenir comme père aux besoins de celui qu’il a librement décidé de considérer comme son enfant25. De même, le concubin, en consentant à l’insémination artificielle de sa compagne, et en reconnaissant volontairement l’enfant qu’il sait ne pas être le sien, contracte l’obligation de se comporter comme un père en subvenant notamment aux besoins de l’enfant26. Il ressort de ces éléments que ce n’est pas la reconnaissance seule du devoir de conscience qui engage les parties mais bien le fait pour les débiteurs d’exprimer expressément la volonté d’exécuter l’obligation en cause.
Ainsi, en l’espèce, si les filles du défunt avaient seulement reconnu leur devoir de conscience ou de justice en exprimant, dans une lettre par exemple, leur regret que leur frère soit omis de la succession de leur père, le devoir de conscience aurait pu être considéré comme existant mais n’aurait pas suffit à transformer l’obligation naturelle en obligation civile, faute d’engagement d’exécuter une obligation. En revanche, le fait, pour elles, de dresser et signer l’acte sous seing privé d’octobre 2002 par lequel elles exprimaient la volonté de partager la succession de leur père avec leur frère, elles ont fait davantage que reconnaître leur devoir de conscience ou de justice, elles ont manifesté expressément leur volonté d’exécuter l’obligation en cause, transformant ainsi l’obligation naturelle en obligation civile. En effet, la Cour de cassation, après avoir relevé que c’est à raison que la cour d’appel avait souverainement considéré qu’existait une obligation naturelle, « l’établissement et la signature de l’acte du 5 octobre 2002 » l’avaient transformée en obligation civile.
B – La transformation de l’obligation naturelle en obligation civile
La « transformation » de l’obligation naturelle en obligation civile est une singulière opération qui a fait couler beaucoup d’encre, à la fois de la part de la doctrine et de celle de la jurisprudence. Le point n’est guère discuté en l’espèce mais la formulation utilisée par la Cour de cassation doit, en raison de ces discussions passées, être replacée dans son contexte.
Cette promesse, parce qu’elle manifeste expressément la volonté de son auteur d’être liée, d’exécuter l’obligation en cause, confère au créancier un droit d’agir contre le débiteur. La question s’est posée de savoir selon quelle technique juridique une telle promesse opère. De nombreux arrêts se sont référés à cet égard à la novation27. L’engagement du débiteur entraînerait en effet la « novation » de l’obligation naturelle en obligation civile. La référence à cette technique était cependant discutable car elle suppose qu’une obligation, civile, s’éteigne pour laisser place à une obligation civile nouvelle et différente. Or, par hypothèse, il n’y a pas d’obligation civile initiale, seulement une obligation naturelle, et l’obligation civile qui naît est identique à celle-ci.
Aussi, des auteurs ont-ils fait appel à d’autres qualifications ou mécanismes28 tels que la confirmation29 par exemple ou la notion de cause30. Pour être civilement valable, une promesse de payer doit répondre aux conditions de validité de toute obligation, et avoir, notamment, une cause, pouvant être constituée par l’existence d’une obligation naturelle. La jurisprudence a d’ailleurs paru consacrer cette dernière analyse, même si elle se référait toujours à la technique de la novation. La Cour de cassation a ainsi reconnu que l’engagement du débiteur « n’était pas sans cause, et reposait sur une obligation naturelle tenant à une responsabilité morale implicitement admise », L’obligation naturelle est « la base de l’engagement civil novatoire »31. La cause à présent disparue, elle ne pourra guère continuer à être ainsi utilisée.
Renonçant finalement expressément à faire référence à la novation, la jurisprudence s’est ensuite référée à l’engagement unilatéral de volonté32, l’obligation naturelle lui servant de fondement. Le recours à cette technique est remarquable au regard des débats l’ayant entourés. En effet, s’il n’était guère discuté que l’engagement unilatéral puisse emporter un effet abdicatif, extinctif ou translatif d’un droit, révéler et consacrer une situation juridique, il n’était pas unanimement accepté qu’il puisse créer des obligations33. Aujourd’hui cependant, il peut être considéré que la technique et son pouvoir créateur d’obligation ont été admis en droit positif, par la jurisprudence et par le biais de l’ordonnance du 10 février 2016. Par ce texte, l’acte unilatéral a fait son entrée dans le Code civil et, plus précisément, l’engagement unilatéral également. En effet, selon le rapport au président de la République, l’acte unilatéral, consacré à l’article 1100-1 alinéa 1er, englobe l’engagement unilatéral de volonté, « catégorie d’acte unilatéral créant, par la seule volonté de son auteur, une obligation à la charge de celui-ci »34.
En l’espèce, la Cour de cassation ne se prononce pas explicitement en évoquant seulement la « transformation » de l’obligation naturelle en obligation civile. Cela étant, il n’est pas impossible qu’elle renvoie ainsi implicitement à la technique de l’engagement unilatéral puisque, dans l’arrêt du 10 octobre 1995 notamment35, le terme était employé et considéré comme reposant « sur un engagement unilatéral d’exécuter l’obligation naturelle ». Il peut néanmoins être noté que, en l’espèce, la promesse pouvait être considérée comme un contrat puisque deux volontés sont exprimées, les filles et le fils du défunt ayant dressé et signé l’acte d’octobre 2002. L’emploi de la notion de transformation interroge, il est possible de se demander si, aujourd’hui, utiliser cette notion floue est indispensable, alors que la volonté peut suffire sans doute à fonder l’engagement du débiteur, et ce, particulièrement à présent que l’engagement unilatéral est entré dans le Code civil36.
Notes de bas de pages
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1.
La règle qu’il contient est maintenue aujourd’hui à l’article 1302, alinéa 2, du Code civil : « La restitution n’est pas admise à l’égard des obligations naturelles qui ont été volontairement acquittées. ».
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2.
Cass. 1re civ., 11 oct. 2017, n° 16-24533 (n° 1073 F-P+B).
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3.
L’acte a été ainsi rédigé : « Je soussignée (suit les nom, prénom, date de naissance et adresse de chaque signataire), ATTESTE que ma volonté est que les actifs successoraux recueillis par moi dans la succession de mon père Jean-Paul X soient répartis par tiers en parts égales entre mon frère Yann Y, ma sœur (…) et moi (…) “ Je soussigné (…) ATTESTE que ma volonté est que les actifs successoraux recueillis par moi dans la succession de mon père Jean-Paul X soient répartis par tiers en parts égales entre mes sœurs Sylvie et Yseult X et moi” ».
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4.
« La libéralité est l’acte par lequel une personne dispose à titre gratuit de tout ou partie de ses biens ou de ses droits au profit d’une autre personne. Il ne peut être fait de libéralité que par donation entre vifs ou par testament. ».
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5.
« Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites. Elles ne peuvent être révoquées que de leur consentement mutuel, ou pour les causes que la loi autorise. Elles doivent être exécutées de bonne foi. ».
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6.
« Les contrats légalement formés tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits. ».
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7.
V., not. sur cet exemple, contra Julienne M., « Obligation naturelle et obligation civile », D. 2009, p. 1709.
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8.
L’obligation naturelle est « un devoir moral qui monte à la vie civile » (Ripert G., La règle morale dans les obligations civiles, 2e éd., 1949, LGDJ, n° 192).
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9.
Article 1151.
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10.
Laszlo-Fenouillet D., La conscience, préf. Cornu G., 1993, LGDJ, nos 141 et s.
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11.
Gobert M., Essai sur le rôle de l’obligation naturelle, préf. Flour J., 1957, Sirey.
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12.
Ripert G., préc., n° 186.
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13.
Sur les différentes conceptions de l’intention libérale v. not. Guiguet-Schiele Q., La distinction des avantages matrimoniaux et des donations entre époux, Dalloz, § 277 et s.
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14.
Contra Gobert M., Essai sur le rôle de l’obligation naturelle, préc., qui affirme la compatibilité de l’intention libérale avec la promesse d’exécuter une obligation naturelle. V. égal. Goldie-Genicon C., « Les libéralités rémunératoires », in Mélanges en l’honneur du professeur Gérard Champenois. Liber amicorum, 2012, Defrénois, p. 347.
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15.
Il y a obligation naturelle chaque fois qu’une personne s’oblige envers une autre ou lui verse une somme d’argent non sous l’impulsion d’une intention libérale, mais afin de remplir un devoir impérieux de conscience et d’honneur (CA Colmar, 20 déc. 1960 : D. 1961, p. 207).
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16.
Terre F., Introduction générale au droit, 10e éd., 2015, Dalloz, § 19 et s.
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17.
Bout R., « Obligation naturelle », Rép. civ. Dalloz, janv. 2008 (actualisation : avr. 2016), § 26.
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18.
Najjar I., « Donation », Rép. civ. Dalloz, janv. 2008 (actualisation : août 2017), § 47.
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19.
« L’obligation naturelle n’existe pas tant que le débiteur n’a pas affirmé cette existence par son exécution ; elle naît de la reconnaissance par le débiteur du devoir moral », Ripert G., préc., n° 193.
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20.
Cass. 1re civ., 2 avr. 1996, n° 93-15978.
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21.
Cass. 1re civ., 8 mai 1963 : D. 1964, p. 9
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22.
V. pour des versements effectués par un ex-mari à son ex-femme, au profit de qui le divorce a été prononcé, Cass. 2e civ., 24 juin 1971, n° 70-12348 : Bull. civ. II, n° 234, en cas de divorce aux torts réciproques – Cass. 1re civ., 23 mai 2006, n° 04-19099 : D. 2006, p. 561 ; Bull. civ. I, n° 264 ; RTD civ. 2006, p. 538, obs. Hauser J. ; Dr. famille 2006, étude 142, obs. Larribau-Terneyre V. ; RTD civ. 2007, p. 119, obs. Mestre J. et Fages B.
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23.
Not. Cass. 1re civ., 14 janv. 1952 : D. 1952, p. 177, note Lenoan R.
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24.
Bout R., « Obligation naturelle », Rép. civ. Dalloz, janv. 2008 (actualisation : avr. 2016), § 75.
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25.
Cass. 1re civ., 21 juill. 1987, n° 85-16887 : D. 1988, p. 225, note Massip J. ; Bull. civ. I, n° 246 ; RTD civ. 1988, p. 134, obs. Mestre J.
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26.
Cass. 1re civ., 10 juill. 1990, n° 88-15105 : D. 1990, p. 517, note Huet-Weiller D. ; Defrénois 15 sept. 1990, n° 34826, p. 958, obs. Massip J. ; Bull. civ. I, n° 196.
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27.
La novation est un contrat qui a pour objet de substituer à une obligation, qu’elle éteint, une obligation nouvelle qu’elle crée (art 1329, nouv.). V. not. Cass. 1re civ., 29 mai 1956 : D. 1960, p. 681, 3e esp., note Holleaux G. — Cass. 2e civ., 24 juin 1971, n° 70-12348, préc.
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28.
Bout R., « Obligation naturelle », Rép. Civ. Dalloz, janv. 2008 (actualisation : avr. 2016), § 66 et s.
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29.
Radouant, in Planiol et Ripert, t. 7, n° 993.
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30.
V. Starck, Roland et Boyer, t. 2, n° 2245.
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31.
V. not. Cass. 1re civ., 27 déc. 1963 : Bull. civ. I, n° 573.
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32.
Cass. 1re civ., 10 oct. 1995, n° 93-20300 : Bull. civ. n° 352 : « la transformation improprement qualifiée novation d’une obligation naturelle en obligation civile, laquelle repose sur un engagement unilatéral d’exécuter l’obligation naturelle, n’exige pas qu’une obligation civile ait elle-même préexisté à celle-ci ».
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33.
Sur ces débats v. not. Aubert J.-L. et Gaudemet S., « Engagement unilatéral de volonté », Rép. civ. Dalloz, juin 2012 (actualisation : juin 2016), § 6 et s.
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34.
Rapport au président de la République relatif à l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, www.legifrance.gouv.fr/.
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35.
V. égal. L’engagement unilatéral pris en connaissance de cause d’exécuter une obligation naturelle transforme celle-ci en obligation civile (Cass. 1re civ., 4 janv. 2005, n° 02-18904 : Bull. civ. I, n° 4 ; D. 2005, p. 1393, note Loiseau G. ; JCP G 2005, II 10159, note Mekki M. ; JCP G 2005 I, 187, spéc. n° 11, obs. Le Guidec R. ; RTD civ. 2005, p. 397, obs. Mestre J. et Fages B (engagement d’exécuter un legs verbal) – Cass. 1re civ., 23 mai 2006, n° 04-19099, préc. (appréciation souveraine par les juges du fond de l’existence de cet engagement unilatéral, non retenue en l’espèce).
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36.
V. sur l’« impossible transformation » Julienne M., « Obligation naturelle et obligation civile », D. 2009, p. 1709.