« La justice doit mieux écouter les femmes »

Publié le 05/07/2018

Sur son site internet, elle se présente comme une avocate militante. Depuis qu’elle a prêté serment, il y a vingt-cinq ans, Isabelle Steyer, consacre sa vie aux femmes victimes de violence. Elle porte leur voix lors des audiences, mais aussi dans les médias ou auprès des législateurs, qui la consultent pour chaque projet de loi sur les violences faites aux femmes. Pour les Petites Affiches, elle revient sur ce quart de siècle de combat pour les femmes.

Les Petites Affiches

D’où vient votre vocation ?

Isabelle Steyer

Ma grand-mère avait à Antibes un magasin de dessous féminins dans lequel travaillait ma mère et ma tante. Elles vendaient de la lingerie fine, chère, et avaient une clientèle de femmes bourgeoises, très bijoutées et colorées comme on en voit dans le sud de la France. Enfant, je traînais souvent au milieu de la boutique. Le magasin était un lieu de parole. Quand elles accompagnaient les clientes en cabines, ma grand-mère et ses filles étaient autant des psychologues que des vendeuses. Les clientes venaient acheter de la lingerie pour tenter de reconquérir leur mari. J’entendais des choses effroyables. C’est là, au milieu des dentelles, que j’ai vu pour la première fois des hématomes, des griffures… Un jour, il a fallu vendre le magasin. Ma mère et ma tante auraient souhaité que je le reprenne. Je ne l’ai pas fait, puisque je suis devenue avocate. Mais en accompagnant les femmes victimes de violences, j’ai, à ma manière, repris le flambeau familial. On me demande souvent comment je fais pour entendre ces récits à longueur de journée. En fait, j’ai l’habitude depuis l’enfance.

LPA

Vous ne traitez pas d’autres types de dossiers ?

I. S.

Depuis que j’ai prêté serment, je me consacre exclusivement à la défense de femmes victimes de violences. J’échange en moyenne avec 25 femmes en situation de violences conjugales toutes les semaines. Cela demande beaucoup d’énergie. On porte ces femmes-là, on propulse leur parole dans l’espace judiciaire. Plaider leur cause demande du temps et de la créativité. Il faut que ce soit à chaque fois une création unique, qui permette de mettre en relief la cohérence du récit de la plaignante. Je suis spécialisée dans la défense du droit des femmes et des enfants. On oublie que les enfants assistent à ces moments d’hypertension, de chantage, voire de violence physique. Ils sont témoins et par conséquent victimes. Dès le plus jeune âge ils mettent en place des stratégies d’évitement. Comme le font leur mère d’ailleurs, qui par exemple restent dormir dans la chambre de leur enfant ou sur le canapé du salon pour fuir le contact…C’est difficile de dissocier la mère de l’enfant. Pourtant, dans la pratique jurisprudentielle ou législative, le lien est très peu fait.

LPA

La loi ne protège pas les enfants ?

I. S.

La loi de 2010 instaure que les violences faites sur les enfants peuvent amener le juge à prendre une ordonnance de protection (qui peut interdire au conjoint violent d’approcher sa famille ou autoriser la mère à dissimuler son adresse de résidence, NDLR). Elle a été améliorée en 2012. On peut demander une autorité parentale exclusive pour des faits de violence qui ont eu lieu devant les enfants. Mais ce dispositif est peu appliqué. Les magistrats disent généralement qu’un mauvais conjoint n’est pas forcément un mauvais père et estiment que ce n’est pas parce qu’un homme est violent avec sa femme qu’il le sera avec les enfants.

LPA

Que pensez-vous de cette phrase : « un mauvais mari n’est pas forcément un mauvais père » ?

I. S.

On entend souvent des mères elles-mêmes tenir ce discours. Elles se sentent coupables. Elles ne veulent pas dire que le père a été violent avec les enfants car elles craignent que les enfants ne leur soient retirés. Il est vrai que si la violence est récurrente, le juge aux affaires familiales risque de saisir un juge pour enfants. J’ai des enfants qui me disent : « J’en ai marre que ma mère protège mon père, je veux qu’elle me protège moi » ! C’est une phrase terrible. Souvent, pendant longtemps, ces femmes espèrent changer leur conjoint, essaient d’arranger les choses en déménageant, en le faisant soigner, en entreprenant une thérapie de couple… elles mettent du temps à partir. Les enfants qui sont témoins des violences de leur père ne sont pas exempts de préjudice. Par ailleurs, on peut craindre que des hommes qui ont été violents dans la sphère familiale le soient à nouveau dans cette sphère-là, dès lors que leur autorité sera contestée. Ce sont généralement des hommes qui sont dans l’emportement, qui deviennent colériques dès qu’ils doivent faire face à quelque chose qu’ils ne maîtrisent pas.

LPA

Y a-t-il un profil de l’homme violent ?

I. S.

Je connais les hommes violents par les récits qu’en font les femmes, et par ce que je vois d’eux aux audiences. J’interviens également dans des groupes de paroles pour hommes violents, notamment ceux organisés à Créteil par le SPIP du Val-de-Marne. Je vois en effet des points communs à tous ces hommes. Ce sont souvent des hommes en apparence parfaits, trop parfaits. Ils sont dans l’hypercontrôle. Ils se comportent comme des acteurs et surjouent leur propre rôle… Ils sont souvent obsessionnels. Ils deviennent violents à partir du moment où on leur dit non. Quand leurs femmes n’exécutent pas ce qu’ils ont en tête. Elles ont un sentiment de culpabilité, l’impression de ne pas avoir été à la hauteur. Ils sont très déstabilisants car ils alternent des moments de normalité avec des moments de violence de plus en plus achevée. Elles sont dans l’insécurité car elles ne savent pas quand cela va basculer. Dans les récits de violences conjugales, on retrouve presque toujours le même schéma : une montée en puissance, depuis les violences psychologiques aux violences physiques, ces dernières pouvant évidemment aller jusqu’aux tentatives d’homicide. Avec, au milieu, des violences sexuelles.

LPA

Qu’est-ce qui a changé depuis vos débuts ?

I. S.

En 1993, année où j’ai prêté serment, les violences conjugales étaient encore considérées comme des contraventions de cinquième catégorie. Ce n’est devenu un délit qu’en 1995, mais il ne visait à l’origine que les femmes mariées. Pour les concubines, à moins de 8 jours d’ITT, les actes de violence relevaient du tribunal de police, au même titre que les conflits de voisinage ou les nuisances nocturnes… Ensuite, ce délit a été étendu aux concubines et aux pacsées. Il reste du chemin à faire, mais il ne faut pas oublier qu’il y a 25 ans, on avait même pas de loi…

LPA

Peut-on prouver qu’il y a eu violence conjugale ?

I. S.

Le problème est que ces violences sont très difficiles à prouver. Toutes les femmes violentées ne vont pas au pénal. Pour aller au pénal, il faut porter plainte, et que cette plainte ne soit pas classée sans suite. Pour cela, il faut que les violences aient été constatées. Je parle là de violences physiques, qui peuvent laisser des traces telles que des hématomes, des brûlures, des griffures. Malheureusement, même quand ces traces existent, il est rare que la scène ait été vue par un témoin en capacité d’imputer ces violences au conjoint. On peut avoir des éléments si, lorsque la police interpelle Monsieur, il tient des propos contradictoires ou des demi aveux, du type « elle m’a cherché » ou « elle a eu ce qu’elle méritait ». Il va alors être mis en garde à vue, et dire des choses lors de son audition. Pour avoir des éléments de preuve, il faut que la victime soit très réactive. Si la victime, généralement pas en capacité à ce moment-là de faire des démarches, tarde à aller au commissariat ou chez le médecin, il est trop tard ! Quant à prouver des violences psychologiques ou sexuelles, accrochez-vous ! Je n’en plaide pratiquement jamais. Les femmes elles-mêmes ont du mal à réaliser qu’elles sont victimes d’un viol.

LPA

N’y a-t-il pas d’autres types de preuves ?

I. S.

Je dis à mes clientes d’enregistrer les scènes avec leurs téléphones. Cela marche au pénal, car la preuve peut être obtenue par tous moyens. C’est plus compliqué au civil. Le juge aux affaires familiales peut dire que la preuve a été obtenue par la fraude. Par ailleurs, comme ce sont des hommes impulsifs, il y a souvent des mails ou des sms. Mais ces preuves sont toujours en deçà de la réalité. Si je n’ai aucun élément factuel, je ne m’aventure pas sur le terrain des violences conjugales, même si je suis convaincue. Sinon Monsieur va dire que c’est diffamatoire ou calomnieux.

LPA

Que conseillez-vous aux femmes que vous accompagnez ?

I. S.

De faire constater les violences par un médecin et de demander un arrêt de travail, même lorsqu’elles ne travaillent pas. Les jours d’incapacité totale de travail (ITT) sont également une unité de mesure dans les dossiers de violences conjugales. Il faut aussi qu’elles déposent une plainte ou une main courante au commissariat. Même si elles ont l’impression que cela ne sert à rien. Si, à l’audience, on n’a ni plainte, ni main courante, ni certificat médical, on se retrouve dans une situation de huis clos familial. Si j’ai une main courante, un certificat médical, le témoignage d’une amie à qui la victime s’est confiée, ce n’est plus du tout le même dossier.

LPA

Y a-t-il des moyens pour protéger les femmes, dans l’attente d’un jugement ?

I. S.

Les violences conjugales sont jugées au pénal lorsqu’une femme porte plainte, ou par un juge aux affaires familiales car lorsqu’un couple avec enfants se sépare, il doit être entendu par un juge aux affaires familiales. Au pénal, si la femme a déposé plainte, une interdiction d’approcher peut-être ordonnée par le juge des libertés et de la détention. Au civil, lorsqu’une femme fait état de violences — physiques, psychologiques, administratives, financières —, on peut demander une ordonnance de protection. Cette ordonnance doit permettre de raccourcir considérablement les délais d’audience : le couple passe devant un juge dans un délai de 21 jours en moyenne, alors qu’il y a normalement entre 3 et 9 mois d’attente. Mais il faut que les violences soient vraisemblables. Ça met dans le débat la question de la présomption d’innocence. Quand on fait l’ordonnance de protection, on a souvent des échecs. Les femmes sont démunies pour être protégées dans l’urgence.

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Faut-il changer la loi pour mieux protéger les femmes ?

I. S.

La législation française est plutôt bien faite. Des délits physiques sur sa compagne sont une circonstance aggravante dans les cas d’homicides et de viol. Seulement, il y a la loi et la pratique. Pourtant, devant les jurés d’une cour d’assises, c’est plutôt une circonstance atténuante. Un viol commis dans la rue par un inconnu est en général puni d’une peine de prison de dix ans au moins. C’est en revanche très difficile d’obtenir une condamnation pour un viol conjugal, qui, sur l’échelle des violences conjugales, est pourtant un acte parmi les plus abouti et humiliant. Et c’est un crime ! Il est difficile de prouver que le rapport a été obtenu par violence, menace, contrainte ou surprise, qui sont les quatre critères permettant de définir un viol juridiquement.

LPA

Que faudrait-il améliorer ?

I. S.

Il faudrait admettre que les enregistrements peuvent valoir comme preuve. Il faudrait aussi avoir de vraies mesures d’investigation, pouvoir mener de sérieuses enquêtes sociales. Cela signifie de voir plusieurs fois, et non pas une seule fois, l’auteur allégué des faits et la victime supposée. Aujourd’hui, une expertise, ce sont deux rendez-vous maximum : c’est bien trop court pour se faire une idée. Certaines femmes sont tellement gênées qu’elles sourient. D’autres vont s’empêcher de pleurer et pour cette raison, ne pas être jugées crédibles. J’ai parmi mes clientes des femmes avocates, magistrates, policières, qui ne sont pas allées déposer plainte…plus on monte dans l’échelle sociale, moins on a de témoignages… la violence physique est moins manifeste dans les milieux privilégiés, où l’auteur intellectualise ce qu’il fait et se débrouille pour que la violence ne se voie pas.

LPA

Les magistrats sont-ils trop peu sensibilisés aux violences conjugales ?

I. S.

Il y a un problème de formation des juges, des avocats, des experts dans les hôpitaux. Le juge voit que l’homme est sérieux, inséré, pas violent au travail. Ils ont socialement une place, des patrons, des collègues qui témoignent pour eux. Une des difficultés est que les femmes ont souvent un discours décousu tandis que l’agresseur est calme et cohérent. Il paraît plus structuré qu’elles. Je leur dis de rester factuelles pour que l’expertise ne se retourne pas contre elle.

LPA

Le mouvement « Me too » a-t-il changé les choses ?

I. S.

« Me too » est une libération de la parole et le signe d’une prise de conscience très intéressante. Mais à un moment, il faut passer par le judiciaire. Je veux que les femmes soient entendues. Il faut que l’on écoute mieux les femmes en justice. Il faut des professionnels de l’écoute pour les violences conjugales, qui puissent analyser et recouper ce qu’ils entendent. À défaut d’avoir des preuves tangibles, il faut s’intéresser à des éléments qui, réunis, peuvent constituer un faisceau d’indices et faire sens : les changements d’habitude, les déménagements, le dépôt d’une plainte… Quelqu’un qui a l’expérience peut repérer les éléments récurrents dans les récits de violence conjugale. La description des syndromes de stress post-traumatique, la lune de miel, sont par exemple des éléments caractéristiques. Quand j’entends une femme victime, j’ai besoin d’environ cinq rendez-vous pour savoir ce qu’il en est. Ce sont des dossiers qui nécessitent du temps, pour que la parole se libère, pour constater que le scénario décrit ne change pas. On a un espace énorme à investiguer, pour trancher dans un sens ou dans l’autre. Aujourd’hui, cet espace n’est pas utilisé.

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