Le jeu de l’ordre public international français contre la loi étrangère restrictive en matière d’action en recherche de paternité

Publié le 08/02/2018

La Cour de cassation vient de juger que la loi camerounaise déclarant irrecevable l’action en recherche de paternité lorsque, pendant la période légale de conception, la mère a été d’une inconduite notoire ou a eu commerce avec un autre homme, était contraire à l’ordre public international français dès lors qu’elle privait l’enfant de son droit d’établir sa filiation paternelle. Cette décision offre l’occasion de revenir sur les principes entourant l’exception d’ordre public international. S’il confirme l’hostilité des juges français envers les lois étrangères restrictives en matière d’action en recherche de paternité, l’arrêt laisse cependant planer un doute quant au point de savoir si l’éviction de la loi étrangère est ou non subordonnée au constat par les juges de l’existence d’un lien entre la situation et le for.

Cass. 1re civ., 27 sept. 2017, no 16-19654, PB

Il était question dans cette affaire d’un enfant né en France, d’une femme de nationalité camerounaise. Agissant tant en son nom qu’en celui de son fils, la mère engagea auprès des tribunaux français, une action en recherche de paternité à l’encontre d’un homme de nationalité suédoise et sans résidence habituelle connue en France1. Vainement, le défendeur tenta tout au long de la procédure de faire échec à cette action, en se prévalant notamment de l’application de la loi camerounaise, loi normalement applicable au litige en tant que loi nationale de la mère. On sait que la loi n° 72-3 du 3 janvier 1972, a introduit dans le Code civil une section dédiée au règlement du conflit des lois relatives à la filiation. Selon l’article 311-14 du Code civil introduisant cette section, « la filiation est régie par la loi personnelle de la mère au jour de la naissance de l’enfant ; si la mère n’est pas connue, par la loi personnelle de l’enfant ». Cette règle de conflit a un domaine d’application étendu et régit, entre autres, les actions en recherche de paternité hors mariage2. Le contentieux international de ce type d’action est cependant source de difficultés. La cohabitation des législations est délicate dès lors que le droit de la filiation est encadré par des règles qui, touchant à la conception que la société se fait de la famille, sont non seulement très variées d’un État à l’autre mais également dotées, au sein de chaque État, d’une impérativité particulière. La matière est donc sans surprise, particulièrement propice à l’intervention de l’exception d’ordre public international3. Cet arrêt en est une nouvelle illustration. Importante comme en atteste sa publication, cette décision mérite l’attention à double égard. En écartant la loi camerounaise privant l’enfant de son droit d’établir sa filiation, l’arrêt prend clairement position sur le contenu de l’ordre public international français (I). En s’abstenant de préciser si l’exception d’ordre public international est mise en œuvre en raison du seul contenu de la loi étrangère, nonobstant les liens du litige avec la France, la Cour de cassation fait cependant perdurer le doute quant aux modalités de mise en œuvre de l’exception (II).

I – L’hostilité affichée des juges français à l’égard des lois restrictives en matière d’action en recherche de paternité hors mariage

Il est généralement admis que la notion d’ordre public est une notion indéterminée dans son contenu4. Cela s’explique aisément, dès lors qu’elle exige de l’autorité qui la met en œuvre – le juge saisi du litige – qu’il procède à un jugement de valeur5, nécessairement empreint d’une part de subjectivité. Cette tâche est d’autant plus délicate pour lui qu’à l’international, elle l’oblige à confronter ses valeurs à un système étranger et à porter in fine, un jugement sur le contenu des législations étrangères. Par essence difficilement saisissable, la notion d’ordre public international n’en est pas moins encadrée par certains principes qui facilitent autant la tâche du juge que celle des plaideurs. Ce sont ces principes qui étaient remis en cause par l’auteur du pourvoi. En affirmant d’abord, pour justifier l’application de la loi camerounaise, que les dispositions de cette loi étaient identiques à celles du droit français antérieur à la loi du 8 janvier 1993, le pourvoi tentait de remettre en cause le principe d’actualité de l’ordre public international (A). En soulignant ensuite que la loi camerounaise ne prohibait pas de manière générale l’établissement du lien de filiation entre le père prétendu et l’enfant, c’est au principe de l’appréciation in concreto de l’exception d’ordre public international que se confrontait l’argumentation du pourvoi (B). La première chambre civile est néanmoins restée sourde à ces deux arguments.

A – Le principe d’actualité de l’ordre public international : obstacle à l’application de la loi camerounaise conforme à l’état antérieur du droit français

L’exception d’ordre public international a pour objectif de protéger les valeurs de l’ordre juridique du for à l’honneur au jour où le juge statue. C’est le principe dit « d’actualité » de l’ordre public. Ce principe se comprend aisément. Les valeurs consacrées dans un ordre juridique donné évoluent au gré des mœurs et des réformes législatives. Le statut de l’enfant né hors mariage en offre une brillante illustration. Il est vrai que l’action en recherche de paternité hors mariage est le fruit d’une lente évolution en droit interne6. Si la loi de 1972 concéda d’étendre l’action aux enfants « adultérins », des obstacles de fond, de procédure et de preuve en limitaient largement l’accès en pratique. Il fallut attendre la loi n° 63-22 du 8 janvier 1993 pour qu’une véritable libéralisation s’opère et que ces obstacles à l’établissement judiciaire de la filiation paternelle disparaissent du Code civil7.

Confrontés à l’application de lois étrangères prohibant ce type d’action, les tribunaux français, suivant le rythme des réformes, ont fait évoluer leur jurisprudence. Cette évolution est connue. Alors qu’en 1988, la haute juridiction estimait que : « les lois étrangères qui prohibent l’établissement de la filiation naturelle ne sont pas contraires à la conception française de l’ordre public international dont la seule exigence est d’assurer à l’enfant les subsides qui lui sont nécessaires »8, elle a, à peine un mois suivant l’entrée en vigueur de la réforme de 1993, entendu faire obstacle à l’application des lois étrangères prohibitives9. Par la suite, elle a opposé l’exception d’ordre public international aux lois étrangères « simplement » restrictives, c’est-à-dire ne prohibant pas purement et simplement l’établissement judiciaire de la filiation hors mariage mais encadrant strictement les modalités de l’action10, à l’image du droit français avant 1993. La loi camerounaise, appartenant à ce dernier type de législation, ne pouvait faire figure d’exception. En réalité, les règles d’établissement de la filiation intégrées dans le Code civil camerounais à compter de son indépendance en 1960, résultent d’une transposition pure et simple – numérotation comprise – du droit français de l’époque11. En se prévalant de la fin de non-recevoir tirée de ce que, pendant la période légale de conception, « la mère était d’une inconduite notoire ou a eu commerce avec un autre individu », le défendeur espérait ainsi susciter la bienveillance des juges à l’égard d’une restriction originellement conçue par l’ordre juridique français. La stratégie n’a cependant pas convaincu la Cour de cassation et on ne saurait s’en étonner. D’une part, on l’a vu, la haute juridiction a déjà eu l’occasion d’écarter la loi ivoirienne qui, comme la loi camerounaise, consacrait l’état antérieur du droit français12. D’autre part, il était pour le moins étonnant de la part du pourvoi de prétendre que les juges du fond avaient « constaté » que les dispositions du droit camerounais étaient « identiques à celles des articles 340 et 340-1 du Code civil français dans leur rédaction antérieure à la loi du 8 janvier 1993 », cependant qu’une telle constatation ne résultait à aucun moment des motifs de la cour d’appel ou de ceux des premiers juges, réputés adoptés. Enfin, et en tout état de cause, les restrictions de la loi camerounaise à l’action en recherche de paternité hors mariage ont, en France, été abrogées depuis près de 25 ans. Il est vrai que le principe d’actualité ne permet pas de déterminer a priori, la durée minimale d’insertion de la valeur dans le for pour que celle-ci soit érigée en « principe essentiel » du droit français. Il reste que l’écoulement d’un quart de siècle rendait particulièrement vulnérable l’argument du pourvoi13. La Cour de cassation ne prend d’ailleurs même pas la peine d’y répondre expressément. Bien qu’implicite, le principe d’actualité de l’ordre public international faisait nécessairement obstacle à l’accueil du pourvoi. Qu’en est-il du second principe dont se réclamait le défendeur pour obtenir la cassation de la décision de la cour d’appel de Paris ?

B – L’appréciation in concreto de l’exception d’ordre public international au service de la protection de l’enfant et de sa mère

Quel est le sens du principe d’appréciation concrète de l’exception d’ordre public ? L’appréciation in concreto impose au juge un examen minutieux du résultat de l’application de la loi étrangère sur la situation. Comme il a pu être affirmé, « l’exception d’ordre public a pour seul objet d’éviter la consécration ou la reconnaissance par les juges du for d’une situation juridique qui heurte dans le cas d’espèce considéré l’ordre public international. Le déclenchement de l’exception implique donc un examen des conséquences concrètes de l’application du droit étranger au cas d’espèce »14. Cependant, une telle opération n’est pas toujours aisée pour le juge. En effet, ce principe ne peut être utilement mis en œuvre « qu’autant que la connaissance des faits litigieux permet de constater immédiatement la conformité du résultat de l’application de la loi étrangère à l’ordre public »15, ce qui peut impliquer d’importants problèmes probatoires. Ces difficultés ne sont toutefois pas insurmontables comme en témoigne l’application du principe en jurisprudence16. En l’espèce, l’auteur du pourvoi croyait pouvoir convaincre la Cour de cassation que : « n’est pas contraire à l’ordre public international français la loi étrangère qui, sans prohiber de manière générale l’établissement du lien de filiation entre le père prétendu et l’enfant, se borne à le soumettre à certaines conditions, seraient-elles plus restrictives que celles de la loi française ». Cet argument n’est pas inédit17 et porte en lui une contradiction fondamentale : celle d’invoquer la conformité d’une loi étrangère à l’ordre public international du for en ce qu’elle n’est pas purement et simplement prohibitive et de réclamer son application en ce qu’elle permet en l’espèce, de faire jouer la prohibition. Quelle a été la réaction des juges face à un tel raisonnement ? Les motivations des décisions de la cour d’appel comme de la première chambre civile interrogent quant à la nature du contrôle opéré. À première vue, on pourrait en effet penser que les juges ont procédé à une appréciation abstraite des conséquences de l’application de la loi camerounaise sur la situation de l’enfant. En effet, la cour d’appel de Paris, après avoir rappelé le contenu de la loi camerounaise, a décidé que l’application de cette loi « qui ne permet la recherche de paternité que dans des cas extrêmement limités, aboutirait à interdire à un enfant mineur, né et résidant habituellement en France, d’établir sa filiation paternelle ». Il est difficile d’affirmer, au regard d’une telle motivation, que les juges du fond ont ici procédé à une appréciation in concreto de l’exception d’ordre public international au sens précédemment dégagé. La première chambre civile, en se bornant à énoncer que la cour d’appel a « exactement retenu que ces dispositions, qui privaient l’enfant de son droit d’établir sa filiation paternelle, étaient contraires à l’ordre public international français », ne semble pas pousser plus loin la confrontation du contenu de la loi camerounaise aux faits de l’espèce. Il est vrai que ce n’est pas là le rôle de la Cour de cassation. Aurait-on pourtant pu imaginer que la première chambre civile décide de censurer la décision des juges du fond en leur reprochant de ne pas avoir vérifié si, en l’espèce, l’inconduite notoire de la mère ou le fait que celle-ci ait eu commerce avec un autre homme pendant la période légale de conception était établi et donc susceptible de faire obstacle à l’établissement de la paternité de l’homme vis-à-vis de l’enfant ? La réponse semble, à vrai dire, se trouver dans la question. Une telle vérification serait en elle-même contraire aux valeurs essentielles de l’ordre juridique français. En effet, ce qui est choquant en réalité dans l’application de la loi camerounaise en l’espèce, ce n’est pas tant qu’elle aboutisse à priver l’enfant du droit d’établir sa filiation (ce qui n’a pas été concrètement vérifié), mais plutôt qu’elle oblige les juges à apprécier le comportement sexuel de la mère pendant la période légale de conception. Le fondement sur lequel repose la restriction à l’action procède d’une conception elle-même contraire à l’ordre public international. Intolérable aux yeux des juges français, cette intrusion dans la vie privée de la mère dispense ces derniers d’examiner plus avant si l’enfant était concrètement privé du droit d’établir sa filiation. Au contraire, dans la décision rendue le 26 octobre 2011, il était clair que les juges du fond avaient procédé à une appréciation concrète des effets de la loi ivoirienne sur la situation de l’enfant. L’application de cette loi qui, selon les termes du pourvoi « ne prohib[ait] que la recherche de paternité de l’enfant adultérin (…) dans le but de préserver l’épouse victime de l’adultère et ses enfants légitimes », avait indiscutablement pour effet de priver l’enfant du droit d’établir sa filiation dès lors que les juges du fond avaient relevé que le père prétendu était « marié au moment de la naissance de cet enfant ». En définitive, ce qui varie d’une décision à l’autre, ce n’est pas tant la nature – concrète ou abstraite – de l’appréciation de l’exception d’ordre public, que les valeurs en cause. L’application de la loi ivoirienne aurait porté atteinte à l’égalité des filiations et à l’intérêt supérieur de l’enfant tandis que la mise en œuvre de la loi camerounaise aurait conduit à une violation du droit au respect de la vie privée de la mère.

À ce stade, deux enseignements peuvent ainsi être tirés de la décision : elle est bel et bien conforme aux standards qui encadrent le jeu de l’exception d’ordre public international et témoigne d’une hostilité non cachée du juge français vis-à-vis des lois étrangères restrictives en matière d’action en recherche de paternité, que ces lois opèrent une discrimination entre les enfants « légitimes » et « adultérins » ou qu’elles conditionnent la recevabilité de l’action au comportement de la mère pendant la période légale de conception. L’arrêt fait cependant subsister un doute quant aux modalités de déclenchement de l’ordre public international.

II – Les modalités du jeu de l’exception d’ordre public international en matière d’action en recherche de paternité hors mariage

La contrariété à l’ordre public international d’une loi étrangère exige-t-elle, pour être caractérisée, que la situation ait un lien avec le for dont les valeurs sont menacées ? La question est controversée en doctrine. Le contentieux des actions en recherche de paternité hors mariage offre les plus beaux exemples de mise en œuvre de l’ordre public de proximité, au stade de la désignation de la loi applicable18 et a donné à la Cour de cassation l’occasion de révéler les deux facettes du mécanisme : mise en œuvre de l’exception d’ordre public lorsque la situation est proche du for19, désactivation du mécanisme lorsque la situation en est plus éloignée20. On a dans ce dernier cas pu parler d’ordre public « d’éloignement ».

Les enjeux relatifs à cette question sont importants. Les raisons qui président à l’abandon de l’ordre public de proximité sont nombreuses (A) et la présente décision encourage à penser que la Cour de cassation s’est engagée dans cette voie (B).

A – Les raisons de l’abandon du mécanisme de l’ordre public de proximité

C’est avec sa décision Enfant Sarah que la Cour de cassation a introduit dans le contentieux des actions en recherche de paternité, le mécanisme de l’ordre public de proximité21. Le caractère alternatif du lien alors exigé entre l’enfant et l’ordre juridique français – nationalité ou résidence habituelle – pouvait témoigner d’une volonté de la haute juridiction d’accorder aux enfants nés de femmes ressortissantes de pays non libéraux, une protection dans une grande majorité de cas, tout en ménageant la susceptibilité des États concernés. De fait, comme il a été remarqué à l’époque, les hypothèses où un tribunal du for serait saisi d’une action tendant à établir la filiation sans que l’enfant soit français ou réside en France semblaient devoir se réduire aux rares cas où la compétence des tribunaux français pouvait prendre appui sur le domicile en France ou la nationalité française du père prétendu22. C’est pourtant bien ce qui s’est produit dans la célèbre affaire Léana-Myriam : appelée à se prononcer sur la conformité de la loi algérienne, interdisant l’établissement de la filiation naturelle, à l’ordre public international français, la Cour de cassation a estimé que l’exception ne pouvait jouer ici, l’enfant n’ayant ni lien personnel ni lien territorial avec l’ordre juridique français23. L’appréciation de cette décision a été très mitigée en doctrine. Des arguments d’ordre méthodologique venaient en renfort d’un discours idéologique, constituant en réalité le cœur du problème24. En réalité, le débat n’a pas la même intensité selon l’effet produit par l’ordre public de proximité. Dans son effet positif de rattachement, le mécanisme est salutaire puisqu’il permet en réalité de corriger le rattachement à la loi nationale de la mère retenu par l’article 311-14 du Code civil. En effet, ce rattachement a l’inconvénient de favoriser la désignation de lois étrangères dans des cas où la situation est en réalité suffisamment ancrée dans l’ordre juridique français. Seulement, tout aussi souhaitable que soit cet effet correcteur, il est permis de penser que l’exception d’ordre public international n’est pas le mécanisme le plus pertinent à cette fin : d’une part, l’effet correcteur ne joue que lorsque le contenu de la loi étrangère est remis en cause au regard de sa conformité aux valeurs du for. D’autre part, l’appréciation de la proximité par le juge, cantonnée aux liens de l’enfant avec le territoire du for, à l’exclusion de ceux entretenus par le père, ne corrige que partiellement le rattachement de la règle de conflit de lois25. Pour toutes ces raisons, certains auteurs appellent de leurs vœux que la modification du rattachement de la règle de conflit passe par l’intervention du législateur26. Dans son effet négatif d’éloignement, la solution offerte par la jurisprudence Léana-Myriam offre l’avantage d’être conforme à l’impératif d’harmonie internationale des solutions dès lors qu’elle évite de consacrer une situation insusceptible d’être reconnue dans l’ordre juridique étranger au sein duquel l’enfant a précisément vocation à demeurer. Pour autant, même boiteuse, la situation semble plus conforme à l’intérêt de l’enfant27, dont on sait qu’il doit, en vertu de l’article 3 de la convention de New-York, commander toutes les décisions le concernant. Comment par ailleurs imaginer que la décision Léana-Myriam, qui crée une incontestable discrimination des enfants par la nationalité ou la résidence, puisse être conforme aux articles 8 et 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme tels qu’interprétés par la Cour européenne des droits de l’Homme ? Les juges de Strasbourg ont en effet, à plusieurs reprises, condamné les discriminations entre les enfants légitimes, naturels ou adultérins28 et affirmé que « le respect de la vie privée exige que chacun puisse établir les détails de son identité d’être humain et le droit d’un individu à de telles informations est essentiel du fait de leurs incidences sur la formation de la personnalité »29. L’ordre public de proximité, en mettant ainsi « l’accent sur les situations plutôt que sur les valeurs à défendre »30, porte en lui le risque de consacrer des solutions qui ne sont conformes ni à l’intérêt de l’enfant, ni à celui de la justice matérielle du for31. En omettant, en l’espèce, de faire mention des liens existant entre l’enfant et l’ordre juridique français pour déclencher le jeu de l’exception d’ordre public, la Cour de cassation a-t-elle entendu abandonner cette solution controversée ?

B – Vers la renonciation au recours à l’ordre public de proximité en matière de filiation paternelle hors mariage ?

En jugeant que la cour d’appel a exactement retenu que les dispositions de la loi camerounaise, « qui privaient l’enfant de son droit d’établir sa filiation paternelle étaient contraires à l’ordre public international », l’arrêt interroge. Un certain nombre d’indices permettent de penser que la Cour de cassation entend revenir sur sa position antérieure. C’est la deuxième fois que, confrontée à la question, la première chambre civile décide de mettre en œuvre l’exception d’ordre public international, sans convoquer les liens que la situation entretenait pourtant avec le for32. Le fait que ces liens fussent dans les deux cas établis et relevés par les juges du fond ne doit pas nécessairement être interprété comme un signe de non-revirement de la position adoptée en 2006. À cet égard, on notera que le contrôle opéré a amené la haute juridiction à vérifier les éléments relevés par les juges du fond pour écarter la loi étrangère (« Mais attendu qu’après avoir relevé (…) »). Elle aurait donc très bien pu, et peut-être même dû, si elle entendait maintenir les liens de l’enfant avec la France comme condition de déclenchement de l’ordre public, rappeler que les juges du fond avaient relevé que l’application de la loi camerounaise « aboutirait à interdire à un enfant mineur, né et résidant habituellement en France, d’établir sa filiation paternelle »33. Le silence de la première chambre civile est d’autant plus significatif ici, dès lors que le rapport de la Cour de cassation de 2013, consacré à l’ordre public, avait relevé que la solution de 2011 confirmait le jeu « en matière familiale [de] l’ordre public de proximité »34. Il était ainsi facile pour la première chambre civile, si elle l’avait souhaité, d’intégrer dans les motifs de sa décision la naissance et la résidence de l’enfant en France35. La publicité de la décision – à la fois au Bulletin de la Cour de cassation et au Bulletin d’information – ajoute à son importance et à la volonté d’attirer l’attention sur cette ellipse.

A minima, le silence de la haute juridiction invite à penser que le recours à l’ordre public de proximité dans sa fonction de rattachement n’est plus un passage obligé pour les juges du fond. Au-delà, et c’est là l’enjeu véritable, il est permis d’espérer que lorsque l’hypothèse de l’affaire Léana-Myriam se représentera à la Cour de cassation, celle-ci écarte la loi étrangère prohibitive sur le fondement de l’ordre public plein, affranchi de considérations de proximité. Et si les prédictions ici avancées s’avéraient contredites, il y aurait tout intérêt à conseiller aux demandeurs à l’action en paternité de former un recours devant la Cour européenne des droits de l’Homme qui ne manquerait pas de constater la disproportion de la discrimination et de l’atteinte à l’intérêt supérieur de l’enfant ainsi générée36.

Notes de bas de pages

  • 1.
    La compétence des juridictions françaises était ici fondée sur l’article 42, alinéa 3, du Code de procédure civile qui fait exception à la règle actor sequitur forum rei en permettant au demandeur à l’action de saisir la juridiction du lieu où il demeure, si le défendeur n’a ni domicile, ni résidence connus au moment de l’introduction de l’instance.
  • 2.
    V. Cass. 1re civ., 11 oct. 1988, n° 87-11198 : Bull. civ. I, n° 278 ; Rev. crit. DIP 1989, p. 495, note Foyer J. ; JDI 1989, , p. 703, note Monéger F.
  • 3.
    Comme l’affirmait Foyer J., « Les conflits de lois en matière de filiation ont été depuis toujours une terre d’élection de l’exception d’ordre public international » (Rép. internat. Dalloz, v° Filiation, n° 367).
  • 4.
    V. Audit B. et D’Avout L., Droit international privé, 7e éd., 2013, Economica, p. 331, n° 369, affirmant que « l’ordre public est par nature indéterminé ».
  • 5.
    V. en ce sens, Rémy B., Exception d’ordre public et mécanisme des lois de police en droit international privé, 2008, Dalloz, nos 376 et suiv.
  • 6.
    Pour un résumé, v. Carbonnier J., Droit civil, vol. I, 2004, PUF, Quadrige, n° 492.
  • 7.
    Aujourd’hui, l’action peut être exercée par tout enfant n’ayant pas de filiation paternelle déjà établie, sauf si elle a pour effet d’établir une filiation incestueuse (v. C. civ., art. 310-2).
  • 8.
    V. Cass. 1re civ., 3 nov. 1988, n° 87-11568 : Bull. civ. I, n° 298 ; Rev. crit. DIP 1989, p. 495, note Foyer J. ; JDI 1989, p. 703, note Monéger F.
  • 9.
    Dès lors qu’elles avaient pour effet de « priver un enfant français ou résidant habituellement en France, du droit d’établir sa filiation », v. Cass. 1re civ., 10 févr. 1993, n° 89-21997 : Bull. civ. I, n° 64 ; Rev. crit. DIP 1993, p. 620, note Foyer J. ; JDI 1994, p. 124, note Barrière-Brousse I. ; Defrénois 15 sept. 1993, n° 35611, p. 982, obs. Massip J. ; D. 1994, Somm., p. 32, note Kerckhove E. ; JCP G 1993, II 3688.
  • 10.
    V. Cass. 1re civ., 26 oct. 2011, n° 09-71369 : Bull. civ. I, n° 182 ; AJ fam. 2012, p. 50, obs. Viganotti E. ; JDI 2012, p. 176, note Guillaumé J. ; D. 2012, Pan., p. 1228, obs. Gaudemet-Tallon H. ; Gaz. Pal. 17 mars 2012, n° I9166, p. 25, note Devers A. ; Dr. famille 2012, comm. 19, note Farge M.
  • 11.
    V. Mbaye K., « Le destin du Code civil en Afrique », in Le Code civil 1804-2004, Livre du Bicentenaire, 2004, Dalloz, p. 515.
  • 12.
    V. Cass. 1re civ., 26 oct. 2011, n° 09-71369.
  • 13.
    V. Farge M., pour qui les dispositions camerounaises « apparaissent d’un autre âge », Dr. famille 2017, comm. 234.
  • 14.
    V. Niboyet M.-L. et de Geouffre de la Pradelle G., Droit international Privé, 6e éd., 2017, LDGJ, n° 386.
  • 15.
    V. Mayer P. et Heuzé V., Droit international privé, 11e éd., 2014, LGDJ, Montchrestien, p. 156, n° 211.
  • 16.
    Pour un exemple récent v. Cass. 1re civ., 27 sept. 2017, n° 16-13151, PBRI, dans lequel la première chambre civile a rappelé qu’une « loi étrangère désignée par la règle de conflit qui ignore la réserve héréditaire n’est pas en soi contraire à l’ordre public international français et ne peut être écartée que si son application concrète, au cas d’espèce, conduit à une situation incompatible avec les principes du droit français considérés comme essentiels ».
  • 17.
    Il a particulièrement été invoqué dans le contentieux relatif à la reconnaissance en France des répudiations musulmanes prononcées à l’étranger. V. pour une critique, Najm M.-C., « La Cour de cassation française et la répudiation musulmane – Une décennie après l’entrée en vigueur des réformes du droit de la famille au Maroc et en Algérie », JDI 2015, doctr. 7.
  • 18.
    Au stade de la reconnaissance des jugements étrangers, c’est le contentieux de la répudiation qui concentre les décisions faisant application de l’ordre public de proximité. V. sur ce point, Najm M.-C., art. préc.
  • 19.
    V. Cass. 1re civ., 10 févr. 1993, n° 89-21997.
  • 20.
    V. Cass. 1re civ., 10 mai 2006, n° 05-10299 : Bull. civ. I, n° 266 ; D. 2006, p. 2890, note Kessler G. et Salamé G. ; D. 2007, p. 1751, obs. Courbe P. ; AJ fam. 2006, p. 290, obs. Boiché A. ; JCP G 2006, 10165, note Azzi T. ; Dr. famille 2006, p. 177, note Farge M. ; Defrénois 15 sept. 2006, n° 38441, p. 1327, obs. Massip J. – solution confirmée par Cass. 1re civ., 25 avr. 2007, n° 06-13284 : Bull. civ. I, n° 158.
  • 21.
    Cass. 1re civ., 10 févr. 1993, n° 89-21997.
  • 22.
    V. note Foyer J., art. préc., ss l’arrêt de 1993 qui, pour autant, dénonçait déjà la solution retenue par la Cour de cassation, estimant « choquant que, selon l’intensité des attaches avec notre pays, un enfant illégitime ait ou n’ait pas le droit de rechercher son père en justice ».
  • 23.
    Cass. 1re civ., 10 mai 2006, n° 05-10299, Léana-Myriam.
  • 24.
    V. pour une étude détaillée de ce débat, que la présente note ne saurait restituer en son entier, Gannagé L., « L’ordre public international à l’épreuve du relativisme des valeurs », Trav. com. fr. DIP 2006-2008, p. 205, spéc. p. 216 et suiv.
  • 25.
    Dans l’affaire Léana-Myriam, le père prétendu était français et résidait en France, ce qui permettait d’estimer que la situation entretenait un lien suffisant avec la situation. V. en ce sens, Rev. crit. DIP 2008, p. 82, note Lagarde P.
  • 26.
    V. en ce sens, Guillaumé J., note ss l’arrêt du 26 octobre 2011, art. préc.
  • 27.
    Statut boiteux qui, selon la formule de Gannagé L., permet ainsi à l’enfant d’avoir un père quelque part plutôt que de n’être « l’enfant de personne partout dans le monde », v. « L’ordre public international à l’épreuve du relativisme des valeurs », Trav. com. fr. DIP 2006-2008, p. 205, spéc. p. 220.
  • 28.
    V. CEDH, 13 juin 1979, n° 6833/74, Marckx c/ Belgique ; CEDH, 1er févr. 2000, n° 34406/97, Mazurek c/ France.
  • 29.
    V. CEDH, 14 févr. 2012, n° 2151/10, A.M.M. c/ Roumanie ; v. égal. CEDH, 26 juin 2014, n° 65192/11, Mennesson c/ France ; et CEDH, 26 juin 2014, n° 65941/11, Labassée c/ France.
  • 30.
    V. Trav. com. fr. DIP 2006-2008, art. préc., p. 236, note Foyer J.
  • 31.
    V. cependant les réserves de certains auteurs quant à la légitimité de donner à l’égalité des filiations une valeur d’ordre public international (v. JDI 2012, p. 176, note Guillaumé J. et D. 2017, p. 2518, note auteur).
  • 32.
    V. déjà, Cass. 1re civ., 26 oct. 2011, n° 09-71369.
  • 33.
    V. en ce sens, JDI 2012, p. 176, note Guillaumé J. observant que la Cour de cassation avait dans sa décision du 26 octobre 2011, affirmé que « la cour d’appel “a exactement décidé” que la loi était contraire à l’ordre public. Or les juges du fond n’avaient déclaré la loi contraire à l’ordre public qu’en considération des liens que l’enfant présentait avec l’ordre juridique français. Ces critères de proximité constituent cependant des éléments de fait que la Cour de cassation aurait pris en considération si elle avait affirmé que la cour d’appel a exactement “retenu” ou “relevé” ou encore “constaté” ».
  • 34.
    V. rapp. 2013, disponible sur le site internet de la Cour de cassation, p. 342.
  • 35.
    Contra, D. 2017, p. 2518, note Guillaumé J.
  • 36.
    Pour la mise en place d’un contrôle de proportionnalité par les juridictions internes au stade du contrôle de la conformité de la loi étrangère à l’ordre public international du for lorsque le rapport de droit est créé en France, v. Guillaumé J., art. préc.
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