1re commission : Famille

L’évolution du champ des immunités familiales en matière pénale

Publié le 08/09/2017

Les immunités familiales, symbole de la prise en compte par le droit pénal de la solidarité familiale, se sont transformées au cours du temps, afin de concilier l’évolution de la famille, la protection des plus faibles et l’intérêt général.

L’attitude du droit pénal vis-à-vis de la famille et plus spécialement de la solidarité familiale est aujourd’hui multiforme, voire ambiguë, oscillant entre répression et exclusion. D’un côté, sont incriminés divers manquements aux devoirs familiaux, on pense notamment aux délits d’abandon de famille et de non-représentation d’enfant qui sanctionnent les membres de la famille cherchant à se soustraire à leurs obligations. De l’autre, à l’inverse, le lien de parenté ou d’alliance est parfois pris en compte pour exclure l’application du droit pénal, par le biais des immunités familiales. Ces immunités sont anciennes. On en trouve trace dès le droit romain. Elles ont persisté jusqu’à aujourd’hui, et sont généralement présentées comme se divisant en deux grandes catégories : les immunités d’ordre patrimonial et les immunités d’ordre moral. Les premières concernent certaines infractions contre les biens et sont conçues comme des causes d’irrecevabilité de l’action publique1, soit comme des règles de forme, quoique soumises à la rétroactivité in mitius2. Ainsi, ne peuvent donner lieu à des poursuites pénales, le vol, l’extorsion, le chantage, l’escroquerie, l’abus de confiance, dès lors que le délit est commis au préjudice de certains membres de sa famille. Ces immunités d’ordre patrimonial sont diversement justifiées3. Certains auteurs les ont, par le passé, expliquées par une idée de propriété familiale : le bien soustrait n’appartient pas à autrui, mais à la famille. Il est plus unanimement admis aujourd’hui que cette immunité repose sur des raisons sociales : il s’agit de protéger l’honneur de la famille, qui se trouverait affecté si de telles affaires étaient rendues publiques, ainsi que la paix des familles. Les secondes immunités sont considérées comme des causes d’irresponsabilité, soit des règles de fond. Ces immunités reposent sur un devoir de solidarité, d’assistance, qui se manifeste lorsqu’un membre de la famille se trouve confronté à la justice pénale parce qu’il a commis une infraction. Sont concernées des infractions qualifiées d’entraves à la saisine ou à l’exercice de la justice pénale par le Code pénal : la non-dénonciation de crime aux autorités judiciaires ou administratives4, le recel de criminel ou de terroriste5, l’omission de témoigner en faveur d’un innocent6. À l’époque où existait encore le service militaire obligatoire, une immunité familiale était aussi prévue pour le délit de recel d’insoumis7. En 1996, a été instaurée une immunité pour le délit dit de « solidarité » de l’article L. 622-1 du CESEDA, délit qui consiste à apporter une aide directe ou indirecte, ou à faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d’un étranger en France. Curieusement, l’article L. 622-4 du CESEDA pose une cause d’irrecevabilité de l’action publique8, comme les immunités d’ordre patrimonial, alors que les autres immunités familiales d’ordre moral sont conçues comme des causes d’irresponsabilité. Au-delà du droit, l’irresponsabilité pénale a ici un fondement éthique : la loi ne peut pas exiger la délation entre membres de la famille, par exemple, imposer à une mère de dénoncer son enfant.

En quelques décennies, la famille a profondément évolué. L’égalité des filiations a été consacrée en droit civil, mais sur ce point, le droit pénal avait été précurseur, les diverses immunités ne distinguant pas, et cela dès le Code pénal de 1810, selon le type de filiation. Par ailleurs, de nouvelles formes de vie conjugale ont vu le jour, tels le pacte civil de solidarité ou le mariage homosexuel. En outre, le respect mutuel entre membres de la famille et la protection des personnes sont devenus primordiaux. Il est apparu que la solidarité familiale ne peut pas tout permettre, et que l’immunité doit parfois s’effacer, pour protéger la victime, ou plus largement l’intérêt général. Pour tenir compte de tout cela, le droit pénal des immunités familiales, tant patrimoniales (I) que morales (II) a évolué.

I – L’évolution du champ des immunités familiales d’ordre patrimonial

L’évolution du champ des immunités d’ordre patrimonial s’est faite dans le sens d’un rétrécissement du nombre de ses bénéficiaires, pour se recentrer sur la famille-foyer (A), et d’une exclusion dans certains cas, pour garantir la nécessaire protection de la victime contre le caractère choquant de l’impunité que peut parfois engendrer l’immunité (B).

A – La limitation des bénéficiaires des immunités familiales

L’article 380 du Code pénal de 1810 posait trois catégories de bénéficiaires de l’immunité familiale en matière de vol. La première concernait les époux entre eux, ainsi que les veufs ou veuves quant aux choses ayant appartenu à l’époux décédé. La deuxième s’appliquait aux vols entre descendants et ascendants. Enfin, la loi visait aussi les vols entre alliés au même degré, à condition que la soustraction soit commise pendant le mariage et en dehors d’une période durant laquelle les époux étaient autorisés à vivre séparément. La jurisprudence interprétait strictement la liste des bénéficiaires de l’immunité, excluant notamment les concubins9 et les anciens époux après le divorce10. En revanche, alors que le texte ne visait que le vol, les juges avaient étendu l’immunité à d’autres infractions contre les biens, telles que l’escroquerie11, l’abus de confiance12, l’extorsion13, le chantage14 et même le recel15.

Le Code pénal de 1992 a profondément remanié le droit des immunités familiales, qui trouvent désormais leur siège dans le nouvel article 311-12 du Code pénal visant le vol. D’une part, il consacre la jurisprudence antérieure en étendant l’immunité aux autres principales infractions contre les biens : l’extorsion, le chantage, l’escroquerie, l’abus de confiance16, par simple renvoi à l’article 311-12 du Code pénal, sans aucune spécificité pour ces infractions pourtant distinctes dans leurs éléments constitutifs. D’autre part, quant à ses bénéficiaires, l’immunité, malgré une reformulation, demeure sans changements entre ascendants et descendants. En revanche, son champ est considérablement limité dans les autres cas. En premier lieu, l’immunité fondée sur le lien d’alliance disparaît : le gendre ne peut plus, comme auparavant, dérober ou détourner en toute impunité des biens appartenant à sa belle-mère17. En second lieu, l’immunité entre époux est limitée au temps du mariage : elle est écartée non seulement après le divorce, mais aussi lorsque les époux sont séparés de corps ou autorisés à vivre séparément. Elle ne peut plus profiter au veuf ou à la veuve dès lors que l’infraction porte sur des biens relevant de l’actif successoral18.

Aujourd’hui, la question se pose de l’extension de l’immunité aux formes de vie conjugale autres que le mariage. Certains auteurs ont souligné que « cette condition du mariage paraît surprenante à notre époque, car elle ne prend pas en compte l’évolution de la structure familiale qui conditionne l’évolution du droit de la famille », estimant que « la famille hors mariage présente également un élément d’ordre de la société et mérite, à ce titre, la protection de la loi, et cela d’autant plus que l’union de concubins ou celle de partenaires d’un pacte civil de solidarité ne sont pas moins étroites que le mariage »19. Pour autant, jamais encore un projet ou une proposition de loi n’est allé en ce sens.

Même si l’on se trouve dans une situation où l’immunité familiale pourrait s’appliquer, la loi a progressivement prévu des hypothèses dans lesquelles elle est expressément écartée, afin de protéger l’individu contre sa famille.

B – L’exclusion des immunités afin de protéger la personne contre sa famille

C’est avec une loi de circonstance du 23 décembre 1942 qu’apparaît pour la première fois l’idée de protection de la personne contre sa famille, dans le désir d’éviter une impunité choquante liée au jeu de l’immunité familiale. Cette loi, qui n’a jamais été abrogée, écarte l’immunité lorsque la soustraction a été commise pendant que le conjoint (seule l’immunité entre époux est visée) était retenu loin de son pays par circonstance de guerre. Il s’agissait de protéger celui qui était appelé sous les drapeaux, le prisonnier de guerre ou le déporté. Toutefois, les poursuites ne peuvent être exercées que sur plainte de la victime. Ainsi, seul le pardon de la victime, qui a pu être proposé comme fondement de l’immunité20, peut permettre au conjoint d’échapper aux poursuites pénales.

Ensuite, la loi n° 2006-399 du 4 avril 2006, renforçant la prévention et la répression des violences au sein du couple ou commises contre les mineurs21 a expressément exclu du champ de l’immunité le vol portant « sur des objets ou documents indispensables à la vie quotidienne de la victime, tels que des documents d’identité, relatifs au titre de séjour ou de résidence d’un étranger, ou des moyens de paiement ». L’exclusion s’applique aussi à l’extorsion, au chantage, à l’abus de confiance et à l’escroquerie, en raison du renvoi à l’article 311-12 du Code pénal. Selon les travaux parlementaires, cette disposition avait pour finalité de répondre aux situations dans lesquelles un conjoint violent privait son épouse des moyens indispensables à la vie quotidienne, pour l’empêcher de le quitter. Que peut faire en effet une femme battue sans documents d’identité ou moyens de subsistance ? La situation est encore plus délicate lorsque la victime est de nationalité étrangère, car, privée de ses titres de séjour, elle se retrouve en situation irrégulière. De nouveau, on retrouve le désir de protéger la personne contre la famille. La lettre du texte, qui ne se réfère pas expressément aux bénéficiaires de l’immunité, mais seulement à l’objet de l’infraction, a permis à la jurisprudence d’exclure l’immunité bien au-delà de l’esprit de la loi et des violences faites aux femmes. Ainsi, égalité des sexes oblige, l’immunité est écartée lorsque l’épouse escroque son mari par utilisation de sa carte bancaire peu de temps avant de quitter le domicile conjugal22. De même, l’exclusion de l’immunité peut concerner les infractions entre ascendant et descendant23. Par ailleurs, le juge pénal a une interprétation souple de la notion de « moyens de paiement indispensables à la vie quotidienne » visée par le texte : la Cour de cassation a approuvé une chambre de l’instruction qui avait considéré que « la monnaie fiduciaire constitue un moyen de paiement ; qu’une somme d’argent, quel qu’en soit le montant, est indispensable à la vie quotidienne »24. Le champ de l’immunité se trouve particulièrement réduit.

Enfin, la dernière étape législative de limitation de l’immunité familiale d’ordre patrimonial est la loi n° 2015-1776 du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement. Cette loi écarte l’immunité « lorsque l’auteur des faits est le tuteur, le curateur, le mandataire spécial désigné dans le cadre d’une sauvegarde de justice, la personne habilitée dans le cadre d’une habilitation familiale ou le mandataire exécutant un mandat de protection future de la victime ». Pourquoi une telle exclusion ? Il faut rappeler que la protection de la personne et des biens d’un majeur dans l’incapacité de pourvoir seul à ses intérêts relève en premier lieu de la solidarité familiale, ce qui explique notamment que le juge des tutelles doit en principe désigner comme tuteur ou curateur le conjoint, le partenaire ou le concubin, et à défaut, un parent ou un allié entretenant des liens étroits et stables avec la personne à protéger25. Si le protecteur manque à ses devoirs, il peut être dessaisi de ses fonctions26, et sa responsabilité civile peut être engagée27. Mais jusqu’à la loi du 28 décembre 2015, le conjoint, le fils ou la fille désigné tuteur, curateur ou mandataire spécial bénéficiait de l’immunité familiale, et pouvait en conséquence, sans aucun risque pénal, s’approprier frauduleusement les biens de la personne protégée28. Conformément à sa jurisprudence antérieure, la chambre criminelle estime que la loi de 2015, étant une loi plus sévère, ne peut s’appliquer à des faits commis avant son entrée en vigueur29.

La question qui se pose aujourd’hui est de savoir s’il faut étendre la restriction du jeu de l’immunité à d’autres situations. On pense en particulier aux infractions contre les biens, commises au sein de la famille au préjudice d’une personne vulnérable. Ces infractions sont aggravées lorsqu’elles sont facilitées par la particulière vulnérabilité de la victime, due à son âge, à une maladie, une infirmité, une déficience physique ou psychique ou encore un état de grossesse30. Il est curieux que l’immunité demeure, alors qu’elle ne joue plus, depuis le Code pénal de 1992, pour les immunités d’ordre moral31. Il est vrai qu’elle peut être contournée dès lors que le délit d’abus de l’état d’ignorance ou de faiblesse de l’article 223-15-2 du Code pénal est susceptible de s’appliquer, car ce dernier, rangé dans la catégorie des infractions contre les personnes, et non contre les biens, échappe à l’immunité32. Mais tel n’est pas toujours le cas. À quand une loi excluant l’immunité dans ce cas ?

Les immunités d’ordre patrimonial ne sont pas les seules à avoir évolué avec le temps. Les immunités d’ordre moral ont elles aussi fait l’objet de profonds remaniements.

II – L’évolution du champ des immunités familiales d’ordre moral

L’évolution des immunités d’ordre moral s’est faite tout autant dans le sens d’une extension (A), pour tenir compte du lien matrimonial, du concubinage et du pacs, que d’une exclusion (B), ici encore afin de protéger les personnes faibles, mais aussi l’ordre public et l’intérêt général.

A – L’extension des immunités familiales aux couples non mariés

Parce que la famille s’est recentrée sur le couple, le législateur a étendu les immunités familiales prévues pour les entraves à la saisine ou l’exercice de la justice (la non-dénonciation de crime, le recel de criminel ou de terroriste, l’omission de témoigner en faveur d’un innocent33), ainsi que pour le délit de solidarité du CESEDA, aux concubins et aux partenaires pacsés. Toutefois, l’assimilation n’est pas totale, ce qui peut être regretté.

En ce qui concerne les entraves à la saisine ou à l’exercice de la justice, l’ancien Code pénal faisait bénéficier de l’immunité « les parents ou alliés du criminel jusqu’au quatrième degré inclusivement » de l’auteur ou du complice, ce qui incluait les oncles, tantes, et cousins germains, tant pour le recel de criminel, que pour la non-dénonciation de crime ou le défaut de témoignage en faveur d’un innocent34. La jurisprudence, interprétant les textes strictement, excluait toute autre personne, notamment le concubin ou la concubine35.

Le Code pénal de 1992 a remanié le champ des immunités, à l’identique pour les trois délits. Désormais, en bénéficient « les parents en ligne directe et leurs conjoints, les frères et sœurs et leurs conjoints », « le conjoint » de l’auteur ou du complice du crime, ainsi que « la personne qui vit notoirement en situation maritale avec lui ». Les oncles, tantes et cousins disparaissent, et la grande nouveauté est la prise en compte du concubinage, totalement assimilé au mariage. Compte tenu de la formule utilisée, la loi du 15 décembre 1999 ayant introduit le pacte civil de solidarité en droit français n’a pas jugé utile de modifier les textes : la référence à une vie commune inclut nécessairement le pacs36. On note toutefois que l’assimilation entre le mariage, le concubinage et le pacs n’est pas totale : pour les parents et les frères et sœurs du délinquant, seul le lien matrimonial est encore pris en compte.

Un bémol est à souligner quant à la prise en compte des diverses formes de vie conjugale au regard de la solidarité familiale en matière pénale. Il concerne la dispense de prêter serment du témoin entendu par une juridiction. Rappelons que tout témoin cité a trois obligations : comparaître, prêter serment de dire la vérité, et déposer. Le manquement à ces obligations est pénalement sanctionné37, de même que le faux témoignage fait sous serment38. Toutefois, certains parents sont dispensés par le Code de procédure pénale de prêter serment : tous les ascendants et descendants du prévenu ou de l’accusé, ses frères et sœurs, ses alliés aux mêmes degrés, et enfin le mari ou la femme, et cela même après le divorce39. Cette disposition peut être analysée comme le prolongement, dans le cadre du procès, des immunités familiales des articles 434-1, 434-6 et 434-11 du Code pénal : celui qui n’a pas l’obligation de dénoncer n’a pas non plus l’obligation de dire la vérité s’il est entendu sur les faits : il peut mentir. La solidarité familiale se manifeste ainsi aussi au cours de la procédure. Cependant, on constate que le champ de la dispense de prêter serment est en grande partie distinct de celui des immunités familiales. On peut comprendre que les conjoints des parents et des frères et sœurs ne soient pas visés, leur lien avec l’accusé étant présumé moins étroit. Mais alors pourquoi bénéficient-ils par ailleurs de l’immunité pour non-dénonciation de crime, recel de criminel et omission de témoigner en faveur d’un innocent ? Cela ne semble pas très cohérent. Pire encore du côté du couple. La dispense de prêter serment est limitée au couple marié, mais elle persiste après le divorce, alors que ce n’est pas le cas pour les immunités. Par ailleurs, surtout, le concubinage et le pacs ne sont pas visés par la dispense de prestation de serment, et la chambre criminelle refuse de l’étendre à leur profit40. Le rapprochement des textes aboutit à une situation curieuse, voire choquante : le partenaire ou le concubin doit prêter serment, quitte à participer, contre son gré, à la condamnation pénale de celui ou celle qui partage sa vie, alors qu’il n’est par ailleurs pas tenu de dénoncer les faits, et que d’autres personnes, moins proches, tels les alliés ou le conjoint divorcé sont dispensées de serment.

L’immunité familiale spécifique au délit de solidarité prévue par le CESEDA a fait l’objet de plusieurs remaniements, car le droit des étrangers est un domaine sensible fréquemment réformé ou retouché. Elle fut introduite pour la première fois par la loi n° 96-647 du 22 juillet 1996, au profit « d’un ascendant ou d’un descendant de l’étranger » ou « du conjoint de l’étranger, sauf lorsque les époux sont séparés de corps ou autorisés à résider séparément »41. Cette formule reprenait celle de l’article 311-12 du Code pénal en matière de vol, la rapprochant, quant à ses bénéficiaires, d’une immunité d’ordre patrimonial, ce qui pouvait laisser penser à une erreur d’appréciation de sa nature par le législateur. Cela explique que, peu de temps après, la loi n° 98-349 du 11 mai 1998 ait remplacé cette liste par celle des articles 434-1, 434-6 et 434-11 du Code pénal : ont été inclus les conjoints des ascendants, des descendants, des frères et sœurs, et quant au conjoint de l’étranger, a été supprimée l’exigence tenant à l’absence de séparation de corps et d’autorisation de résidences séparées. Enfin, la personne vivant notoirement en situation maritale avec l’étranger a été érigée au rang des bénéficiaires. Le champ des immunités d’ordre moral a ainsi été harmonisé. Cependant, la loi n° 2003-1119 du 26 novembre 2003 est venue limiter l’immunité quant aux couples : a été exigée, pour les conjoints, qu’il s’agisse de celui de l’étranger, de celui de ses ascendants, descendants, frères ou sœurs, une vie commune (l’absence de séparation de corps ou de fait, ou d’autorisation de résidences séparées). Le législateur est ensuite revenu en arrière : la loi n° 2012-1560 du 31 décembre 2012 a supprimé cette condition, et a en outre étendu l’immunité aux personnes vivant maritalement avec l’étranger, ou un ascendant, un descendant, un frère ou une sœur de l’étranger. Ainsi, aujourd’hui, seul le CESEDA assimile pleinement les trois formes de vie conjugale. Ce régime « de faveur » pour les couples, comparé à celui des immunités d’ordre moral du Code pénal, s’explique par la nature du délit commis. Certes, l’entrée et le séjour irrégulier sur le territoire français sont une infraction, mais il s’agit seulement d’un délit, parfois commis dans des situations telles que la solidarité doit primer, ce qui explique que l’immunité soit aussi accordée à des personnes autres que les proches parents de l’étranger42.

Cela étant, à l’instar de ce qu’il en est pour les immunités d’ordre patrimonial, l’immunité d’ordre moral est elle aussi parfois expressément écartée.

B – L’exclusion des immunités familiales pour protéger les plus faibles et l’intérêt général

L’exclusion du jeu des immunités familiales d’ordre moral se traduit par une primauté donnée par la loi à des valeurs supérieures à la solidarité familiale, qui s’efface devant la nécessaire protection des plus faibles, à savoir les mineurs et les personnes vulnérables, et de l’ordre public.

La protection des plus faibles contre les immunités familiales se traduit aujourd’hui de deux manières : l’exclusion expresse de l’immunité familiale pour la non-dénonciation de crime commis sur un mineur, et l’existence d’un délit spécifique, non assorti d’immunité familiale. Est ainsi instaurée une obligation de dénonciation, y compris entre membres de la famille, que seul le secret professionnel permet d’écarter.

Le premier texte à prendre en compte la protection des enfants fut la loi n° 54-411 du 13 avril 1954, qui avait exclu de l’immunité la non-dénonciation de crimes commis sur les mineurs de quinze ans43. Il a ensuite fallu attendre la loi n° 2016-297 du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfance44 pour que l’exclusion joue quel que soit l’âge du mineur. Cela étant, entre ces deux dates, le législateur avait imaginé un autre moyen, plus radical, pour obliger à dénoncer certains actes commis à l’encontre des enfants. La loi n° 71-446 du 15 juin 1971 avait institué un délit spécifique de non-dénonciation de sévices ou privations infligés à un mineur de 15 ans45. L’intérêt de ce texte était double : d’une part, les actes concernés pouvaient être, selon les cas, soit criminels, soit correctionnels, d’autre part, aucune immunité familiale n’était prévue : « le législateur a cherché à briser, ici, la conspiration du silence, qui entoure souvent les infractions dont sont victimes les mineurs »46. Le Code pénal de 1992 a repris ce délit à l’article 434-3, en lui apportant deux améliorations notables. Tout d’abord, le délit concerne désormais, outre les privations, les « mauvais traitements », ce qui est plus large que « les sévices » visés par l’ancien texte. Ensuite, le délit s’applique aussi à la non-dénonciation des mêmes faits commis à l’encontre d’une personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge, d’une maladie, d’une infirmité, d’une déficience physique ou psychique ou d’un état de grossesse. Par la suite, la loi n° 98-468 du 17 juin 1998 a étendu le délit à la non-dénonciation d’atteintes sexuelles commises sur les mêmes victimes. Cela étant, la jurisprudence considérait déjà à juste titre que les atteintes sexuelles sont une variante de mauvais traitements, et que sur ce point la loi n’était qu’interprétative47. La dernière touche à cette protection des mineurs vient de la loi relative à la protection de l’enfant du 14 mars 2016, qui inclut la non-dénonciation d’agression sexuelle sur les mêmes personnes, et l’incrimine quel que soit l’âge du mineur. Elle a le mérite de préciser les choses, mais n’apporte pas vraiment de nouveauté sur le fond : si les atteintes sexuelles relèvent des mauvais traitements, il en est a fortiori de même des agressions sexuelles, et, en visant, au titre des causes de vulnérabilité, l’âge, sans plus de précisions, le texte pouvait déjà s’appliquer tout autant aux personnes âgées qu’aux mineurs de 15 à 18 ans, ce qui permettait de contrecarrer le seuil de 15 ans antérieurement posé48.

Outre la protection des mineurs et des personnes vulnérables, c’est aussi l’ordre public et l’intérêt général qui justifient l’exclusion de certaines immunités familiales. Ainsi, depuis la loi n° 2006-911 du 24 juillet 2006 l’immunité prévue par l’article L. 622-4 du CESEDA pour le délit de solidarité ne s’applique plus « lorsque l’étranger bénéficiaire de l’aide au séjour irrégulier vit en état de polygamie ou lorsque cet étranger est le conjoint d’une personne polygame résidant en France avec le premier conjoint ». La monogamie est en effet une règle d’ordre public. De plus, depuis la loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé et le terrorisme, l’immunité familiale attachée à la non-dénonciation de crime ne joue plus si le crime concerné est une atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation ou un acte de terrorisme49. Il a été souligné que « l’immunité familiale n’a pas à être maintenue dans des cas aussi graves, les proches connaissant souvent de précieuses informations pouvant sauver des vies »50.

Ainsi, les immunités familiales, caractéristiques de la prise en compte par le droit pénal de la solidarité familiale, ont évolué. Même si quelques améliorations sont souhaitables, dans le sens d’une extension, pour garantir l’égalité des couples, ou d’une limitation, pour protéger les personnes vulnérables, le législateur a su concilier l’évolution de la famille, la protection des plus faibles, et l’intérêt général.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Qualification qui résulte de la formule « ne peut donner lieu à des poursuites pénales ».
  • 2.
    Cass. crim., 14 nov. 2007, n° 07-82527 : Bull. crim., n°281 ; AJ pénal 2007, p. 29, obs. Roussel G. ; Dr. pén. 2008 comm. 16, obs. Véron M. ; Mayaud Y., « Rebondissement sur les immunités familiales : fond ou forme ? », Mélanges G. Wiederkehr, 2009, Dalloz, p. 541.
  • 3.
    Pour un exposé des divers fondements de cette immunité, v. Clément G., « L’immunité familiale d’ordre patrimonial », Mélanges en l’honneur de J.-H. Robert, 2012, LexisNexis, p. 107.
  • 4.
    C. pén., art. 434-1. Il doit s’agir d’un crime dont il est encore possible de prévenir ou de limiter les effets, ou dont les auteurs sont susceptibles de commettre de nouveaux crimes qui pourraient être empêchés.
  • 5.
    C. pén., art. 434-6.
  • 6.
    C. pén., art. 434-11.
  • 7.
    C. serv. nat., art. L. 128 anc.
  • 8.
    En raison de la formule : « ne peut donner lieu à des poursuites pénales ».
  • 9.
    Cass. crim., 22 janv. 1948 : S. 1949, 1, 149, obs. Lemercier P.
  • 10.
    Cass. crim., 12 mai 1970 : Bull. crim., n° 160.
  • 11.
    Cass. crim., 14 nov. 2007, préc., pour une escroquerie commise avant l’entrée en vigueur du Code pénal de 1992 par un gendre au préjudice de sa belle-mère.
  • 12.
    Cass. crim., 27 oct. 1916 : D. 1920, 1, p. 92 – Cass. crim., 4 janv. 1930 : Bull. crim., n° 5 – Cass. crim., 6 nov. 1936 : RSC 1938, p. 298, obs. Donnedieu de Vabres H.
  • 13.
    CA Poitiers, 27 janv. 1989 : Dr. pén. 1990, p. 87.
  • 14.
    CA Chambéry, 16 oct. 1958 : JCP 1959, II, 10973, note Pageaud P.-A.
  • 15.
    CA Toulouse, 3 févr. 1960 : Gaz. Pal. Rec. 1960, 1, p. 313.
  • 16.
    Respectivement C. pén., art. 312-9, al. 2 ; C. pén., art. 312-12, al. 2 ; C. pén., art. 313-3, al. 2 et C. pén., art. 314-4.
  • 17.
    Cass. crim., 14 nov. 2007, préc.
  • 18.
    Cass. crim., 8 nov. 2011, n° 11-81798.
  • 19.
    Clément G., art. préc.
  • 20.
    Courtin C., L’immunité en droit criminel français, thèse, Nice 1999, p. 216 ; Escoffier-Gialdini C., La vision pénale de la famille, thèse, Aix-Marseille 1999, p. 401.
  • 21.
    Azavant M., « Regard civiliste sur la loi du 4 avril 2006 renforçant la prévention et la répression des violences au sein du couple », Dr. famille 2006, étude 40 ; Corpart I., « Haro sur les violences conjugales », RLDC 2007/35, n° 2403 ; Leroyer A.-M., « Regard civiliste sur la loi relative aux violences au sein du couple », RTD civ. 2006, p. 402 ; Lobe-Lobas M., « La prévention et la répression des violences commises au sein du couple ou contre les mineurs », LPA 13 juill. 2006, p. 5 ; Murat P., « Proposition de loi sur les violences intrafamiliales : beaucoup de symboles pour quelle efficacité ? », Dr. famille 2006, repère 1 ; Rebourg M., « Prévention et répression des violences au sein du couple ou commises contre les mineurs », JCP G 2006, act. 173.
  • 22.
    Cass. crim., 23 mars 2016, n° 15-80214.
  • 23.
    Cass. crim., 27 oct. 2010, n° 10-85878 : petit-fils complice du vol commis au préjudice de sa grand-mère.
  • 24.
    Cass. crim., 27 oct. 2010, préc. La décision est sans doute liée à la gravité des faits, s’agissant de vol avec arme passible de la cour d’assises.
  • 25.
    C. civ., art. 449.
  • 26.
    C. civ., art. 417.
  • 27.
    C. civ., art. 417 et C. civ., art. 421.
  • 28.
    Cass. crim., 18 janv. 2017, n° 16-80178 : abus de confiance commis par la fille de la victime, désignée mandataire spécial par le juge des tutelles dans le cadre d’une sauvegarde de justice.
  • 29.
    Cass. crim., 18 janv. 2017, préc.
  • 30.
    V. pour le vol, C. pén., art. 311-5.
  • 31.
    V. II, B.
  • 32.
    Pour une illustration de condamnation du fils de la victime auteur d’un abus de faiblesse, v. Cass. crim., 4 mars 2014, n° 13-82344 ; v. aussi Cass. crim., 18 janv. 2017, préc.
  • 33.
    C. pén., art. 434-1 ; C. pén., art. 434-6 et C. pén., art. 434-11.
  • 34.
    Respectivement articles 61, 62 et 63 du Code pénal de 1810.
  • 35.
    Cass. crim., 24 oct. 1994, n° 94-84072. V. aussi : Dr. pén. 1992, comm. 77, obs. Véron M. ; RSC 1994, p. 332, obs. Levasseur G. : en l’espèce, la mère d’une jeune fille violée par son concubin était poursuivie devant la cour d’assises pour délit connexe de non-dénonciation de crime.
  • 36.
    En ce sens, v. Alt-Maes F., « Le pacs à l’épreuve du droit pénal », JCP G 2000, I, 275.
  • 37.
    C. pén., art. 434-15-1, devant le juge d’instruction ou un OPJ sur commission rogatoire.
  • 38.
    C. pén., art. 434-13.
  • 39.
    CPP, art. 335 et CPP, art. 448. Curieusement, cette dispense n’est pas prévue pour l’audition en cours d’instruction.
  • 40.
    Cass. crim., 25 mai 2011, n° 10-86229 : Bull. crim., n° 109.
  • 41.
    Art. 21, III de l’ordonnance du 2 novembre 1945, siège du droit des étrangers avant sa codification.
  • 42.
    CESEDA, art. L. 622-4, 3° : « toute personne physique ou morale, lorsque l’acte reproché n’a donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte et consistait à fournir des conseils juridiques ou des prestations de restauration, d’hébergement ou de soins médicaux destinées à assurer des conditions de vie dignes et décentes à l’étranger, ou bien toute autre aide visant à préserver la dignité ou l’intégrité physique de celui-ci ».
  • 43.
    C. pén., art. 62, al. 3 anc.
  • 44.
    Sur cette loi, v. Eudier E. et Gouttenoire A., « La loi relative à la protection de l’enfance : une réforme impressionniste », JCP 2016, doctr. 479 ; Douchy-Oudot M., Procédure 2016, alerte 35.
  • 45.
    Inséré à l’alinéa 2 de l’article 62 ancien du Code pénal.
  • 46.
    Merle et Vitu, Traité de droit criminel, Droit pénal spécial, 1981, Cujas, spéc. n° 507.
  • 47.
    Cass. crim., 12 janv. 2000, n° 99-80534 : Bull. crim., n° 20 ; Dr. pén. 2000, comm. 71, obs. Véron M.
  • 48.
    Cela étant, la seule référence à l’âge ne suffit alors pas : il faut en outre établir en quoi la victime âgée de plus de 15 ans n’est pas en état de se protéger.
  • 49.
    C. pén., art. 434-2.
  • 50.
    Ribeyre C., « Loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale : et maintenant ? », Dr. pén. 2016, étude 17, spéc. n° 8.
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