1re Commission : Famille

Que reste-t-il de la réserve héréditaire ?

Publié le 08/09/2017

La réserve héréditaire, institution incontournable de notre droit des successions, est menacée de toutes parts. Il convient de s’interroger sur l’opportunité de la défendre.

Que reste-t-il, de nos amours…

Charles Trénet chantait, comme une complainte amère sur le temps qui passe, l’étiolement de l’amour au fil des saisons, laissant au creux de l’âme le souvenir d’un temps heureux qui n’est plus. La réserve héréditaire n’est certes pas comparable à l’amour, encore que nous puissions trouver entre les deux un lien profond, mais s’interroger sur ce qu’il en subsiste est nécessaire tant les questionnements et remises en cause sont nombreux.

La réserve héréditaire est un pilier, sinon le pilier, de l’agencement des successions en France. C’est un principe fondateur qui repose sur deux idées essentielles. La première impose à tout parent de transmettre une partie de son patrimoine à ses enfants. La seconde garantit entre les enfants une égalité minimale. La famille et les rapports patrimoniaux qu’elle engendre sont construits autour de ces deux fonctions de la réserve héréditaire.

Ses origines lointaines se trouvent en droit germanique, dans un système social où la famille domine l’individu à tel point que sa liberté de transmettre ses biens, si tant est qu’il ait réellement des biens, est fortement restreinte. La famille est au-dessus de l’individu ce qui explique qu’il ne peut pas à son gré disposer de son patrimoine1. L’équilibre de la société et sa pérennité justifient cette rigueur. L’influence du droit germanique sur les coutumes françaises a naturellement conduit à l’instauration en France de la réserve héréditaire. Ainsi retrouve-t-on la trace d’une transmission minimale imposée au profit des enfants dans les coutumes antérieures au Code civil. À cette époque, la France est divisée en deux. Dans les pays de coutume, une réserve héréditaire forte. Dans les pays de droit écrit, une liberté de transmission érigée en principe, héritage du droit romain, avec à la marge une transmission minimale de faible ampleur2. La Révolution française ambitionne d’harmoniser le droit sur tout le territoire et un compromis est trouvé : toute personne a la liberté de transmettre son patrimoine mais une part minimale de celui-ci doit être transmise aux enfants, de manière égale. Notre système actuel repose encore sur ce compromis.

Quels en sont les fondements ? Ils sont nombreux, d’intensité inégale. La réserve héréditaire est d’abord justifiée par un impératif social de solidarité entre les générations. Il appartient aux parents de permettre à la génération qui suit de s’instruire, de se cultiver, de s’élever et aussi d’avoir les moyens de subsister. Si elle n’a pas de fondement alimentaire3, la réserve héréditaire a tout de même des racines ancrées dans un socle de solidarité entre les générations. La réserve héréditaire repose également sur des fondements économiques tant elle assure la transmission du patrimoine, et par là même de la richesse, entre les générations. La réserve héréditaire poursuit encore un but éminemment politique. Elle garantit l’égalité entre les enfants, quels que soient leurs idées, parcours ou aspirations. De la Révolution au Code civil, c’était là un aspect essentiel de la réserve héréditaire car elle permettait à chaque enfant de ne pas craindre l’exhérédation pour cause de divergence d’idées avec le défunt. Enfin, et c’est à notre sens le fondement essentiel de la réserve héréditaire, assurer une égalité minimale entre les enfants au décès du parent est un vecteur d’apaisement au sein des familles dans un moment où les prétextes à affrontements ne manquent pas. La réserve évite, en partie, les rancœurs, jalousies et déceptions qui pourraient naître de la volonté du parent d’avantager un enfant au détriment de l’autre. Chaque enfant est protégé contre la préférence accordée à un autre enfant. Mais surtout, du côté du parent, la réserve héréditaire vient rappeler qu’on ne peut pas désavantager outrancièrement l’un de ses enfants, fut-il moins aimé que les autres. Il y a dans la réserve une sorte de leçon de vie familiale.

La réserve héréditaire est un moule, dans lequel chaque famille doit se fondre pour en emprunter les contours. C’est une contrainte, imposée pour des raisons familiales. Moule, contrainte, les mots sont déceptifs, négatifs, peu encourageants. Dans un monde, quoi qu’on en dise, libéral, la réserve héréditaire est un mécanisme contraignant à contre-courant des aspirations modernes. Elle est par conséquent attaquée par principe, parce qu’elle constitue un obstacle à la liberté. C’est à ce titre qu’elle est remise en cause (I). Mais c’est aussi, par principe, qu’elle mérite, semble-t-il, d’être défendue (II).

I – La réserve attaquée

Supprimée, affaiblie, contournée, la réserve héréditaire a subi et subit encore une attaque en règle de la part des législateurs successifs. Sur l’autel de la liberté, l’ordre public successoral est de manière récurrente la victime préférée du sacrifice. Ce qui frappe est l’étendue de la remise en cause de la réserve héréditaire. Il ne s’agit pas que d’une simple retouche, ponctuelle, technique, mais d’une réelle mutation d’ampleur du mécanisme. La loi du 23 juin 2006 concentre une bonne partie des mesures à l’encontre de la réserve héréditaire mais pas seulement. La réserve héréditaire est ainsi supprimée au profit de certains héritiers, affaiblie pour d’autres et enfin contournée pour tous.

Premièrement, la réserve héréditaire est supprimée pour les parents. Les père et mère du défunt ne sont plus héritiers réservataires depuis la loi du 23 juin 2006. À défaut d’enfants, le défunt a la liberté de transmettre l’intégralité de son patrimoine à son conjoint ou à une autre personne4. Il convient d’admettre que les fonctions de la réserve héréditaire s’accordent mal avec une transmission imposée aux parents, le sens de transmission du patrimoine étant généralement inverse. Mais on peut imaginer des parents dans le besoin au décès de leur enfant, privés désormais de cette ressource que constituait la réserve héréditaire. Certes le législateur, magnanime, a accordé au parent donateur un droit de retour, qui plus est d’ordre public5. Mais elle est sélective et n’offre de protection qu’au parent qui aurait donné à son enfant. Or faute de patrimoine, tous les parents, malgré eux, n’ont pas cette faculté. Par ailleurs, même si des raisons économiques justifient la suppression de la réserve au profit des père et mère, celle-ci est regrettable dans l’esprit. En effet, la réserve héréditaire impose aux parents de transmettre à leurs enfants et constitue à ce titre une leçon de conduite familiale, fondée sur l’engagement et la responsabilité parentales, mais l’inverse n’est pas imposé, mettant à mal la réciprocité caractérisant le rapport de filiation. La gratitude n’est plus le modèle, sauf lorsque le parent a donné à son enfant. Il n’y a décidément rien de gratuit.

Deuxièmement, la réserve héréditaire peut être atténuée voire supprimée pour les enfants mais à condition qu’ils acceptent. L’attaque contre la réserve héréditaire est indirecte et repose sur le consensus familial : c’est la renonciation à agir en réduction (RAAR). Née sous le signe de la modernité, la RAAR doit permettre d’adapter la réserve héréditaire à chaque situation familiale. Si la contrainte demeure elle peut être allégée dès lors qu’un consensus règne au sein de la famille. Encore une fois, dans un monde idéal, la RAAR ne souffre pas la critique tant elle permet d’améliorer et de sécuriser la transmission du patrimoine. Prenons l’exemple de la transmission de la résidence principale au sein du couple. Qu’il y ait mariage ou pacs, il peut être difficile de transmettre en pleine propriété la résidence principale au survivant du couple, en présence notamment de trois enfants. Or assurer la pleine propriété de la résidence principale au survivant est un objectif fréquemment poursuivi. La RAAR peut permettre d’atteindre cet objectif, à condition que les enfants acceptent de renoncer à une partie de leur part de réserve héréditaire. S’ils sont communs au couple, ils ne feront que reporter dans le temps l’acquisition des droits sur le bien. Prenons comme autre exemple l’existence d’un enfant handicapé qui ne peut pas subvenir à ses besoins. Sans RAAR, le parent peut lui transmettre, outre sa fraction de réserve héréditaire, la quotité disponible. Avec une RAAR, le parent pourrait augmenter cette vocation et sécuriser davantage l’avenir de l’enfant.

La RAAR présente ainsi de sérieux atouts. Mais il ne faudrait pas être aveuglé par cette présentation positive du mécanisme. La RAAR repose sur des fondements incompatibles avec le milieu dans lequel elle est censée prospérer. La RAAR est un contrat entre deux personnes qui ne sont pas en situation d’indépendance réciproque. La famille n’est pas un terrain propice au pacte dès lors qu’existent des interférences affectives et économiques. Quelle est réellement la liberté de l’enfant quand il s’agit de protéger son autre parent ou son frère ? Selon son âge6, son discernement est variable et l’horizon lointain du décès de son parent, associé au but apparent légitime qui est poursuivi, peut le conduire à renoncer à sa part de réserve héréditaire. Un enfant peut ainsi se voir privé de son héritage et en priver également ses enfants7, sans que le sacrifice soit réellement justifié une fois la succession ouverte. Qui plus est, si ce sacrifice n’est pas partagé par les autres enfants, l’amertume peut être encore plus grande. On ne peut que conseiller de subordonner la RAAR d’un enfant à l’engagement identique des autres enfants.

Troisièmement, la réserve héréditaire est fréquemment contournée. L’attaque n’est plus frontale. Le jeu consiste à s’affranchir purement et simplement de la contrainte de la réserve héréditaire. Le premier outil pour y parvenir est l’assurance-vie. La méthode est largement utilisée et bénéficie d’un environnement favorable, tant sur le plan juridique que fiscal. Sur le plan juridique, l’assurance-vie est hors succession, ce qui revient à exclure le bénéfice du contrat de la masse de calcul de la réserve héréditaire et ainsi priver les enfants de leurs droits sur cette partie de patrimoine. Certes, il existe un mécanisme de limitation par le jeu de la réduction des primes manifestement exagérées mais la jurisprudence, très fournie sur la question, est peu encline à protéger la réserve héréditaire. Sur le plan fiscal, l’assurance-vie jouit d’un régime fiscal indépendant très attractif8 qui encourage encore son utilisation.

Le contournement de la réserve héréditaire est également possible suite à un déménagement à l’étranger, dans un pays où la réserve héréditaire n’a pas droit de cité. La fin du morcellement des successions internationales conduit ainsi à mettre hors de portée de la réserve héréditaire les immeubles détenus en France.

En définitive, la réserve héréditaire vit réellement des moments difficiles. Pour autant, il serait exagéré de conclure qu’il n’en reste rien.

II – La réserve défendue

Malgré tout, la réserve héréditaire demeure un principe fondateur de notre droit de la famille, qui doit, semble-t-il, être défendu.

D’abord, la réserve assure une continuité patrimoniale, source de stabilité et pérennité des patrimoines. Les parents construisent, entretiennent, optimisent leur patrimoine avec pour objectif de le transmettre à leurs enfants. Certes ils y sont contraints mais le plus souvent telle aurait été leur volonté. La réserve héréditaire n’est là que pour répondre aux situations pathologiques. Cette continuité patrimoniale est essentielle sur le plan économique et social par la création de richesses et d’échanges qu’elle génère.

Ensuite, la réserve héréditaire assure à chaque enfant un minimum de transmission de patrimoine. Qu’il en ait besoin ou pas, c’est l’assurance de profiter de la richesse créée par le parent pour à son tour développer son propre patrimoine et en faire profiter le moment venu ses enfants. La réserve présente une dimension pédagogique quant à l’organisation des rapports patrimoniaux au sein de la famille.

Enfin, la réserve héréditaire garantit une égalité minimale entre les enfants. C’est là sa mission la plus essentielle. Malgré les entorses qu’autorise le recours à l’assurance-vie, l’égalité prônée par la réserve héréditaire demeure un impératif à l’égard des parents destiné à préserver l’intérêt des familles. La succession peut être le théâtre de vifs affrontements entre les héritiers, lorsque les jalousies et rancunes ressurgissent. La réserve héréditaire, sans pouvoir tout arranger, permet d’éviter nombre de conflits par l’égalité de traitement qu’elle prévoit. C’est encore pour les parents une leçon de conduite familiale dans la mesure où la réserve prône l’idée d’égalité qui s’impose dans les esprits comme une règle naturelle. D’ailleurs, en matière d’assurance-vie, la rédaction de la clause standard, instituant le conjoint et les enfants comme bénéficiaires, s’inscrit dans cette ligne égalitaire, ce qui confirme que l’égalité est la règle en matière de transmission aux enfants.

Que reste-t-il de la réserve héréditaire ? Un principe, certes fragilisé car sûrement à contre-courant du monde qui avance, mais un principe fondateur de la famille. Si le patrimoine et la famille sont les piliers de notre société, la réserve héréditaire est la clé de voûte qui les soutient.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Petot P., Histoire du droit privé, la protection du patrimoine familial dans l’ancien droit français, Cours de droit civil approfondi, 1935/1936, spéc. p. 84 et s. La réserve coutumière s’élevait aux quatre cinquièmes des propres, c’est-à-dire les biens reçus de la famille : c’était la réserve des « quatre quints ». La liberté de disposer était plus grande sur les conquêts.
  • 2.
    Sur la légitime romaine, Girard P.-F., Manuel élémentaire de droit romain, 8e éd., 2003, Dalloz, spéc. p. 913 et s.
  • 3.
    La réserve héréditaire n’est pas conditionnée à un état de besoin.
  • 4.
    S’il y a un conjoint survivant, il sera tout de même réservataire à hauteur d’un quart.
  • 5.
    Une réserve héréditaire sous un autre nom.
  • 6.
    Il doit nécessairement être majeur.
  • 7.
    La RAAR est opposable aux représentants du renonçant.
  • 8.
    Pour les primes versées avant 70 ans.
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