La réserve héréditaire exclue de l’ordre public international

Publié le 14/12/2017

La Cour de cassation a rendu deux importants arrêts le 27 septembre 2017 dans lesquels elle a décidé qu’une loi étrangère ignorant la réserve héréditaire n’est pas, en soi, contraire à l’ordre public international français et ne peut être écartée que si son application concrète, au cas d’espèce, conduit à une situation incompatible avec les principes du droit français considérés comme essentiels. Cette approche s’intègre parfaitement dans un contexte d’anticipation successorale que les nouvelles règles de droit international privé issues du règlement européen du 4 juillet 2012 visent à promouvoir.

Cass. 1re civ., 27 sept. 2017, no 16-13151

Cass. 1re civ., 27 sept. 2017, no 16-17198

En droit français, la réserve héréditaire est assurément une limite importante à la liberté de disposer du testateur. En droit interne, son caractère d’ordre public a été récemment rappelé à l’occasion d’une question écrite posée au ministre de la Justice quant à l’opportunité d’introduire davantage de flexibilité dans ce mécanisme. En effet, dans sa réponse, le ministre a justifié le caractère d’ordre public de la réserve héréditaire en insistant sur le fait que cette institution « assure la protection de la cohésion du groupe familial en réalisant une égalité entre les enfants quel que soit le mode d’établissement de leur filiation et en imposant au de cujus un devoir d’assistance économique envers ses proches »1.

De nombreux États européens sont également attachés au principe qu’une part des biens et droits du patrimoine du défunt doit être nécessairement dévolue à certains héritiers. Ainsi, les droits espagnol2 et portugais3 connaissent la « légitima » qui assure aux descendants une part incompressible du patrimoine du défunt. L’Italie connaît aussi une réserve héréditaire4. Quant au droit allemand, il compte même le partenaire parmi les héritiers réservataires5. Mais parallèlement, de nombreux États issus d’une tradition de Common Law comme l’Australie, le Royaume-Uni, ou les États-Unis, ne connaissent pas cette institution.

Or depuis l’entrée en application, le 17 août 2015, du règlement européen relatif aux successions internationales6, dans un contexte international, la loi applicable à l’ensemble de la succession est la loi de la dernière résidence habituelle du défunt, conformément à l’article 21-1 du règlement. Il est également possible de choisir de rendre applicable sa loi nationale à sa succession à venir par le biais d’une professio juris (Règl. (UE) n° 650/2012, art. 22-1). Et, cette loi couvre de nombreux aspects de la succession, y compris les questions de quotité disponible et de réserve héréditaire (Règl. (UE) n° 650/2012, art. 23, h). Il suffit donc qu’une personne, ayant la nationalité d’un État qui ne connaît pas la réserve héréditaire, choisisse d’anticiper l’application de sa loi personnelle à sa succession alors qu’elle réside en France, ou qu’un français s’installe durablement en fin de vie dans un pays où il n’existe pas de réserve héréditaire, pour pouvoir exhéréder ses héritiers que la loi française considère pourtant comme réservataires. Dès lors se pose la question de savoir si la loi étrangère applicable devra être évincée au nom de l’ordre public international ; cette exception étant prévue à l’article 35 du règlement.

Jusqu’à présent, seules des juridictions du fond s’étaient prononcées sur la compatibilité d’une loi étrangère ignorant la réserve avec l’ordre public international français. Ainsi, en dernier lieu, la cour d’appel de Paris avait jugé en 20167, que « la réserve héréditaire ne constitue pas un principe essentiel du droit interne qui imposerait qu’il soit protégé par l’ordre public international français de l’application de dispositions étrangères qui le méconnaissent ».

La Cour de cassation vient de préciser la solution dans deux arrêts appelés à être largement diffusés. On notera que dans ces affaires, la loi applicable avait été désignée en application des règles de conflit de lois consacrées par la jurisprudence avant l’entrée en application du règlement européen, à savoir, en présence d’une succession mobilière, la loi du dernier domicile du défunt s’appliquait8. Mais la solution est tout à fait transposable sous l’empire du règlement européen.

Dans ces deux affaires, une personne de nationalité française s’était installée en Californie où elle s’était mariée et avait organisé la transmission de la totalité de son patrimoine à son épouse ainsi qu’aux enfants issus de son mariage tout en exhérédant ses enfants français, issus de ses précédentes unions.

Ceux-ci avaient alors invoqué leur droit de prélèvement sur les biens situés en France, en application de l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 relative à l’abolition du droit d’aubaine et de détraction et l’exception d’ordre public international à l’encontre de la loi californienne qui ignore la réserve héréditaire.

Dans les deux affaires, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi dirigé contre les arrêts de la cour d’appel de Paris qui avait débouté les héritiers.

La haute juridiction affirme qu’«une loi étrangère désignée par la règle de conflit qui ignore la réserve héréditaire n’est pas en soi contraire à l’ordre public international français et ne peut être écartée que si son application concrète, au cas d’espèce, conduit à une situation incompatible avec les principes du droit français considérés comme essentiels ». Ce faisant, elle consacre une évolution du contenu de l’ordre public international en matière successorale (I) et elle précise les conditions de déclenchement de l’exception d’ordre public (II).

I – Consécration de l’évolution du contenu de l’ordre public international en matière successorale

D’abord fondée sur la nécessité de protéger des « principes de justice universelle »9, l’exception d’ordre public international a évolué pour répondre à une conception plus exigeante de la protection « des principes essentiels du droit français »10.

Dès lors la question qui s’est posée était celle de savoir si la réserve héréditaire pouvait compter parmi les principes essentiels du droit français.

À cet égard, une atteinte considérable a été portée à la réserve par la décision du Conseil constitutionnel du 5 août 201111 qui a abrogé le droit de prélèvement. En réalité, le droit de prélèvement était prévu par l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 ; lequel disposait que « dans le cas de partage d’une même succession entre des cohéritiers étrangers et français, ceux-ci prélèveront sur les biens situés en France une portion égale à la valeur des biens situés en pays étranger dont ils seraient exclus, à quelque titre que ce soit, en vertu des lois et coutumes locales ». En d’autres termes, le droit de prélèvement permettait de protéger la réserve héréditaire des héritiers de nationalité française. Or le Conseil constitutionnel a jugé ce mécanisme contraire au principe d’égalité devant la loi en ce qu’il conduit à une discrimination entre héritiers de nationalité française et étrangère. De fait, si l’on se souvient de l’affaire Caron12, le défunt avait déshérité ses deux enfants mais seule la fille de nationalité française avait pu faire valoir son droit de prélèvement.

On notera que dans l’une des deux espèces (Cass. 1re civ., 27 sept. 2017, n° 16-17198), le pourvoi soutenait que le droit de prélèvement devait malgré tout s’appliquer car la succession du défunt s’était ouverte le 29 mars 2009, avant l’abrogation de l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 par le Conseil constitutionnel, le 5 août 2011. À vrai dire, au moment où la décision du Conseil constitutionnel avait été rendue, un auteur avait conclu que la décision ne contenant aucune disposition transitoire, par application de l’article 62, alinéa 2, de la constitution, on devait considérer que la décision était abrogée à compter de sa publication au Journal officiel, à savoir le 6 août 2011 et qu’ainsi, pour toutes les successions ouvertes à compter de cette date, il devenait impossible d’invoquer le droit de prélèvement13. Le pourvoi se fondait sur cette interprétation mais la Cour de cassation retient une autre conception en considérant que « le droit de prélèvement ne peut s’appliquer dès lors qu’aucune décision revêtue de l’autorité de la chose jugée ni aucune reconnaissance de droit antérieure à la publication de cette décision, le 6 août suivant, n’avait consacré le droit de prélèvement » que les descendants du défunt entendaient exercer. Pourtant, si le droit de prélèvement s’exerce au moment du partage des biens situés en France, la vocation successorale du bénéficiaire prend naissance au jour du décès14. L’interprétation de la Cour de cassation nous semble donc contestable.

Quoi qu’il en soit, le fait que le droit de prélèvement soit abrogé alors qu’il permettait d’écarter l’application d’une loi étrangère qui ne connaissait pas la réserve, laissait douter que l’on puisse repousser son application sur le fondement de l’ordre public.

Dans le même ordre d’idées, dans la version initiale de la proposition de règlement relatif aux successions internationales, l’article 27 concernant l’exception d’ordre public contenait un alinéa 2 qui prévoyait : « En particulier, l’application d’une disposition de la loi désignée par le présent règlement ne peut être considérée comme contraire à l’ordre public du for au seul motif que ses modalités concernant la réserve héréditaire sont différentes de celles en vigueur dans le for ». Or cet alinéa a été supprimé dans la version définitive du texte dont l’article 35, qui prévoit l’exception d’ordre public, ne fait plus aucune référence à la réserve.

Mais d’un autre côté, le considérant 38 du règlement semble poser « les attentes légitimes des héritiers réservataires » comme limite à la volonté d’anticiper sa succession en choisissant la loi applicable. Certains en ont déduit que loin d’exclure la réserve héréditaire du domaine de l’ordre public international, le règlement lui laisse, au contraire, une place importante15.

Dans ce contexte d’incertitude, la Cour de cassation affirme ici que la réserve héréditaire n’est pas d’ordre public international. En cela, sa décision suit les évolutions du droit interne français qui, depuis la loi du 23 juin 2006, a circonscrit plus rigoureusement les limites de la réserve héréditaire notamment en supprimant la réserve des ascendants et en permettant la renonciation anticipée à l’action en réduction16. De même, il est possible de contourner la réserve grâce à l’assurance vie qui permet la transmission d’un capital hors succession sans être limité par la réserve héréditaire17.

Par ailleurs, la Cour de cassation aurait pu simplement limiter l’intervention de l’ordre public international à l’encontre d’une loi ignorant la réserve héréditaire à des hypothèses où il y avait un lien de proximité avec la France18. En effet, en l’espèce les héritiers évincés étaient français et certains biens étaient situés en France. Au contraire, la haute juridiction précise de manière innovante la condition de déclenchement de l’exception d’ordre public international face à une loi qui ne prévoit pas de réserve.

II – Les conditions de déclenchement de l’exception d’ordre public international

La cour d’appel de Paris a eu l’occasion, dans un arrêt de 198719, d’écarter l’exception d’ordre public à l’encontre d’une loi ignorant la réserve héréditaire dans une instance d’exequatur à raison de l’effet atténué de l’ordre public. Dans les espèces sous commentaire, on pouvait au contraire mettre en avant la nationalité des héritiers et le lieu de situation de certains biens en France pour invoquer un ordre public de proximité. Toutefois, ce raisonnement ne semble guère soutenable car le droit de prélèvement a été abrogé dans la mesure où il créait une discrimination entre héritiers français et étrangers. Or si on introduit un ordre public de proximité fondé sur la nationalité des héritiers pour évincer la loi étrangère qui les prive de leurs droits à la réserve, on réintroduit une telle discrimination.

La Cour de cassation adopte une tout autre approche. Elle considère que la loi étrangère « ne peut être écartée que si son application concrète, au cas d’espèce, conduit à une situation incompatible avec les principes du droit français considérés comme essentiels ».

On pourrait en déduire que si une loi étrangère ignorant la réserve laisse les héritiers dans un état de pauvreté ou qu’elle conduit à consacrer une discrimination entre les héritiers fondée sur le sexe ou la religion, celle-ci devrait être écartée au nom de l’ordre public. En l’espèce, la loi californienne prévoit l’allocation de subsides alimentaires par la succession aux héritiers dans le besoin mais il nous semble que cette circonstance n’est pas décisive. En effet, c’est le résultat concret de l’application de la loi étrangère qu’il convient d’examiner, or dans l’hypothèse où les héritiers sont fortunés, peu importe que la loi successorale permette de les déshériter sans aucun tempérament. Dans l’une des affaires (Cass. 1re civ., 27 sept. 2017, n° 16-13151), la cour d’appel avait ainsi pris la peine de relever que les intéressés étaient tous majeurs au jour du décès de leur père. Elle est approuvée par la Cour de cassation, mais on peut supposer que dans l’hypothèse d’enfants mineurs, la solution serait différente dans la mesure où ces derniers seraient dans un état de dépendance financière vis-à-vis du défunt.

La solution que la Cour de cassation vient de consacrer, a le mérite de mettre à égalité tous les héritiers sans favoriser les héritiers de nationalité française. Un héritier en état de détresse financière, privé de tout droit de succession devrait pouvoir invoquer l’exception d’ordre public à l’encontre de loi étrangère conduisant à cette situation quelle que soit sa nationalité.

Clairement, cette position traduit la tendance actuelle qui consiste à reconnaître à la réserve héréditaire une fonction alimentaire20.

Quoi qu’il en soit, à suivre cette logique « alimentaire », cette jurisprudence pourrait conduire à reconnaître des droits à des proches du défunt qui, selon la loi française, n’ont aucune vocation successorale dès lors que la loi étrangère prévoit de tels droits. En effet, il suffirait par exemple que la loi anglaise soit applicable à la succession pour que le concubin du défunt puisse prétendre à une provision financière sur la succession dès lors qu’il peut démontrer qu’il était dans un état de dépendance financière par rapport au défunt21.

Parallèlement, la Cour de cassation prend tout de même la précaution de relever que la situation entretenait des liens étroits avec la loi californienne applicable en l’espèce. En effet, elle relève dans les deux arrêts commentés que « le dernier domicile du défunt est situé dans l’État de Californie, que ses unions, à compter de 1965, ont été contractées aux États-Unis, où son installation était ancienne et durable ». On se demande si la notion de fraude n’est alors pas sous-jacente dans cette vérification. Incontestablement, l’anticipation successorale, et la sécurité juridique, telles que consacrées par le règlement relatif aux successions internationales, semblaient militer pour l’exclusion de la réserve héréditaire du domaine de l’ordre public mais, encore faut-il que la loi applicable ne soit pas le résultat d’une fraude. Le considérant 38 du règlement va d’ailleurs en ce sens lorsqu’il évoque la volonté de frustrer les attentes légitimes des héritiers réservataires.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Rép. min. n° 13060 : JO Sénat, 7 janv. 2016, p. 56, Maurey H.
  • 2.
    Code civil espagnol, art. 806.
  • 3.
    Code civil portugais, art. 2156.
  • 4.
    Code civil italien, art. 536.
  • 5.
    V. https://e-justice.europa.eu/content_succession-166-de-fr.do.
  • 6.
    Règl. (UE) n° 650/2012 du PE et du Cons., 4 juill. 2012, relatif à la compétence, la loi applicable, la reconnaissance et l’exécution des décisions, et l’acceptation et l’exécution des actes authentiques en matière de succession et à la création d’un certificat successoral européen (JOUE L 201/107, 27 juill. 2012).
  • 7.
    CA Paris, 3-1, 11 mai 2016, n° 14/26247 : Gaz. Pal 3 janv. 2017, n° 282z4, p. 84, obs. Dimitrov L. ; JCP N 2016, 1280, note Bonduelle P.
  • 8.
    Cass. civ., 19 juin 1939, Labedan : Ancel B. et Lequette Y., Les grands arrêts de la jurisprudence de droit international privé, 6e éd., 2006, Dalloz, n° 18.
  • 9.
    Cass. 1re civ., 25 mai 1948, Lautour : Ancel B. et Lequette Y., Les grands arrêts de la jurisprudence de droit international privé, 6e éd., 2006, Dalloz, n° 19.
  • 10.
    Cass. 1re civ., 8 juill. 2010, n° 08-21740 : JCP N 2011, nos 14-15, 1122, note Massip J.
  • 11.
    Cons. const., 5 août 2011, n° 2011-159 QPC, Elke B. et a. : Defrénois 30 sept. 2011, n° 40097, p. 1351, note Revillard M ; JCP N 2011, 1236, note Fongaro E. ; JCP N 2011, n° 7, 1256, obs. Péroz H. ; JDI 2012, p. 1, note Godechot-Patris S.
  • 12.
    Cass. 1re civ., 20 mars 1985, n° 82-15033 : JCP G 1986, II 20630, note Boulanger F. ; JDI 1987 p. 80, note Niboyet-Hoegy M.-L. ; Rev. crit. DIP 1986, p. 66, note Lequette Y.
  • 13.
    Godechot-Patris S, op. cit., note 10.
  • 14.
    En ce sens Batiffol P. et Lagarde P., Droit international privé, t. II, 1983, LGDJ, n° 47.
  • 15.
    Blanchard C., « Solidarités familiales imposées ou volontaires ? », Dr. famille 2016, dossier 18.
  • 16.
    Bonomi A, « Quelle protection pour les héritiers réservataires sous l’empire du futur règlement européen », Travaux du comité français de DIP 2008-2010, p. 263 et s. ; Sauvage F., « Le déclin de la réserve héréditaire par la loi du 23 juin 2006 », JCP N 2008, p. 1248.
  • 17.
    La Cour de cassation dans quatre arrêts de la chambre mixte du 23 novembre 2004 a jugé que la convention d’assurance vie ne réalise pas une libéralité indirecte (Cass. ch. mixte, 23 nov. 2004, n° 02-17507 : D. 2005, p. 1905, Beignier J. ; Defrénois 15 avr. 2005, n° 38142, p. 607, note Aubert J-L.
  • 18.
    Sur cette proposition, v. Savouré B., « Réflexions pratiques sur la loi successorale unique et la réserve héréditaire de droit français », JCP N 2015, 1178.
  • 19.
    CA Paris, 3 nov. 1987 : JDI 1990, p. 109, note Héron J.
  • 20.
    En ce sens : Théry I, « Transformation de la famille et « solidarités familiales question sur un concept », in Paugam S. (ss dir.), Repenser la solidarité, 2007, PUF, p. 149 et s., spéc. p. 156.
  • 21.
    JCl. Droit comparé, V Grande-Bretagne, fasc. 2, nos 34 et s., Neville-Brown G. et Weston C.-A.
X