Introduction
Depuis quarante ans désormais, le juge s’est accoutumé à ce qu’on ne lui demande plus seulement de juger le passé mais aussi de préparer l’avenir et de rétablir la balance au profit de la partie faible. Plus uniquement arbitre impartial devant trancher entre deux plaideurs, le magistrat est devenu aussi ce qu’on appelle parfois un « régulateur ». À cet effet, le législateur moderne, soucieux de promouvoir l’émergence d’une justice contractuelle, n’hésite plus à lui conférer le pouvoir de modifier les termes du contrat, au risque, parfois, de remettre en cause la sécurité juridique.
En proclamant, le 26 août 1789, que : « Les hommes naissent libres et égaux en droit », les signataires de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, inspirés par la philosophie des Lumières, entendaient mettre un terme à une législation d’Ancien Régime vécue comme entravant la liberté individuelle, et souhaitaient faire de l’homme et de sa volonté la source du droit contractuel. L’individu est désormais libre de contracter. La volonté des parties devient la source essentielle du droit des conventions. Le contrat, expression de la volonté de l’individu, est comparé à la Loi, expression de la volonté collective. L’intervention de l’État dans le domaine économique est cantonnée. Le contenu des contrats n’est plus soumis à son approbation et il ne peut plus intervenir pour en modifier les stipulations.
Contre la théorie kelsénienne de l’identité de l’État et du droit, une autre opinion tend ainsi à s’affirmer, selon laquelle non seulement l’État ne saurait se réduire au droit, mais encore que le droit existe aussi en dehors de l’État1. Un juriste de l’époque, Alfred Fouillée, en concluait que : « qui dit contractuel dit juste ». C’est ainsi que les juges de la Cour de cassation écrivent, le 6 mars 1876, dans l’arrêt Canal de Craponne, que : « dans aucun cas, il n’appartient aux tribunaux, quelque équitable que puisse apparaître leur décision, de prendre en considération le temps et les circonstances pour modifier les conventions des parties et substituer des clauses nouvelles à celles qui ont été librement acceptées par les contractants ». Mais, progressivement, sous l’influence des doctrines sociales, et avec l’expérience du traumatisme de la crise des années trente, émerge l’idée selon laquelle l’État peut légitimement intervenir pour protéger la partie faible du contrat et qu’il est parfois nécessaire d’assouplir la rigueur du lien contractuel lorsque l’évolution de la situation économique ne permet plus au débiteur de faire face à ses engagements. On exige alors qu’une certaine justice règne dans le contrat car tout ce qui est contractuel n’est pas nécessairement juste. Comme l’exprime Henri Lacordaire, c’est « la loi qui affranchit et la liberté qui opprime ».
Si le droit allemand, avait admis depuis longtemps le principe selon lequel, en cas d’imprévision, le juge pouvait, sur le fondement de l’article 313 du BGB, adapter le contrat, le droit privé français s’est montré beaucoup plus timoré. La loi avait certes admis des tempéraments limités au principe de l’intangibilité des conventions, notamment en matière de clause pénale et de délais de grâce. Mais il faudra en réalité attendre l’ordonnance du 10 février 2016 portant réforme du droit des obligations, pour qu’une partie au contrat soit autorisée à demander à un juge, en cas de changement imprévisible de circonstances (…) de réviser le contrat ou y mettre fin.
Le passage d’une société industrialisée à une société de consommation développa aussi, à partir des années 1960, d’abord aux États-Unis, l’idée qu’il était nécessaire de protéger une catégorie particulière de contractants, le consommateur. Cette approche nouvelle, le consumérisme, favorisa l’émergence en Europe, à partir du début des années soixante-dix, d’un droit de la consommation ayant pour finalité de protéger la partie la plus faible du contrat. Le législateur et la jurisprudence admettront progressivement, d’abord en Allemagne, puis en France, l’intervention du juge pour neutraliser les clauses abusives insérées dans les contrats conclus entre professionnels et consommateurs. Que ce soit en France ou en Allemagne, ces dispositifs ont échappé aux limites du droit spécial pour coloniser le droit général. Ils bénéficient désormais à d’autres acteurs économiques dont on présume qu’ils se trouvent dans le même état d’infériorité qu’un non-professionnel.
On peut se demander si toutes ces atteintes portées au principe de l’autonomie de la volonté ne sont pas finalement révélatrices de l’évolution du rôle et de la place du juge dans notre société. Depuis quarante ans désormais, le juge s’est accoutumé à ce qu’on ne lui demande plus seulement de juger le passé mais aussi de préparer l’avenir et de rétablir la balance au profit de la partie faible. Plus uniquement arbitre impartial devant trancher entre deux plaideurs, le magistrat est devenu aussi ce qu’on appelle parfois un « régulateur ». Ce juge ne juge plus seulement en suivant la règle de droit, mais également en recherchant l’intérêt social ou l’équilibre économique. On lui demande d’instaurer un nouvel ordre, nouvel ordre familial, contractuel ou économique, et les parties vont devoir vivre avec sa décision. Pas uniquement juriste, il doit désormais aussi être un ingénieur social et un économiste.
Mais peut-on tout à la fois promouvoir l’émergence d’une justice contractuelle et favoriser l’attractivité du droit national dans un monde globalisé où les différents systèmes juridiques entrent en concurrence ? Peut-on vouloir en même temps diminuer la charge des tribunaux pour faciliter le règlement rapide des différends et autoriser les parties à agir en justice pour modifier les termes du contrat ? Est-il cohérent de conférer au juge le pouvoir de modifier l’équilibre contractuel, écarter les clauses abusives et autoriser la révision du contrat tout en affirmant promouvoir la liberté contractuelle et maintenir la souplesse du consensualisme ? La question de la place du juge au sein du contrat est d’autant plus importante qu’elle met en cause le principe de sécurité juridique, principe élevé au rang des « exigences fondamentales » du droit communautaire et de la convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales2, laquelle nécessite non seulement un droit facilement accessible et stable dans le temps, mais aussi une application par les juges suffisamment prévisible pour que les parties puissent raisonnablement l’anticiper.
Notes de bas de pages
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1.
Cadiet L., Découvrir la justice. Vincent Vigneau. Conseiller à la Cour de cassation, 1997, Dalloz Orientation, p. 65.
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2.
CJCE 13 juill. 1961, nos 14, 16, 17, 20, 24, 26, 27-60 et 1-61, Meroni e.a. / Haute autorité : Rec. 1961, p. 321 ; Rec. 6 avr. 1962, De Geus en Uitdenbogerd / Bosch e. a., 13/61 ; Rec. 1962, p. 89 – CEDH 13 juin 1979, n° 6833/74, Marckx c/ Belgique.