Cachez donc ce voile…
Une propagande électorale peut-elle présenter une candidate voilée ? Il faut distinguer une réponse juridique, certaine, et une réponse électorale, ou plus largement culturelle, beaucoup moins évidente.
Doit-on, paradoxalement cacher un voile, alors que le voile est précisément destiné à cacher ?
Dès le lendemain de cette mise en évidence, notamment mise en exergue par le rassemblement national, le 11 mai dernier, un message de Stanislas Guerini estimant que les valeurs portées par la République En Marche ne sont pas compatibles avec le port ostentatoire de signes religieux, lui retire l’investiture, avant que ce dernier précise sa position. Ce qui ne mit pas fin à la polémique, certains députés de son parti, dont Naïma Mouchou, y voyant une « discrimination » tandis que d’autres appelaient à la défense de la laïcité. Les prises de position sur le sujet ont été vives. Si le débat de fond, sur un thème aussi sensible, est tout à fait naturel, ses aspects juridiques sont, quant à eux, parfaitement délimités.
La campagne électorale est un champ libre : chacun, qu’il soit citoyen, électeur, candidat, militant… y participe comme il l’entend. Même si on peut le regretter dans des cas de mise en cause personnelle « excluant toute réponse utile » ou dans des termes « dépassant les limites de la polémique électorale » pour emprunter ces expressions au contentieux électoral, la campagne électorale est bien, par son objet même, « ostentatoire ». Elle est faite pour se « présenter » à tous les sens du terme, pour échanger des arguments, pour démonter ses adversaires, pour s’identifier avec des électeurs, pour défendre des idées. Il convient essentiellement qu’une présentation ne soit pas constitutive d’une manœuvre1 destinée à tromper l’électeur. Dans le cas de l’élection départementale de Montpellier I, c’est plutôt l’inverse qui se produit : nul ne conteste la réalité de l’appartenance religieuse ainsi affirmée.
Du fait de son objet même, la campagne électorale est un champ le plus ouvert possible. Le législateur interdit seulement les éléments nouveaux (C. élect., art. L. 48-2) ou le non-respect d’une période de réserve la veille et le jour du scrutin (C. élect., art. L. 49), mais la jurisprudence estompe ces prohibitions plus qu’elle ne les souligne. Le maître mot d’une campagne, c’est la liberté. La démocratie est synonyme de débat, la compétition électorale laisse aux candidats le choix de leurs arguments et, plus généralement, de leur « présentation ».
Ni la laïcité de l’État, ni la notion de discrimination ne sont ici en cause. Les candidats sont libres d’afficher leurs convictions, y compris religieuses, s’ils considèrent que cette identification est utile à convaincre l’électeur. La discrimination qui consiste à faire obstacle à ce qu’une appartenance sexuelle, religieuse, professionnelle ou une caractéristique physique soit un critère de sélection juridique n’est pas davantage en cause. La question n’est pas l’accès à un service public, à une fonction publique, à une profession, mais celle d’une campagne électorale. En exigeant le retrait des affiches en cause, le parti politique qui est maître des investitures cherche à banaliser une candidature et à ne pas mettre en exergue un débat religieux : tout est ici affaire de stratégie politique. D’ailleurs, cette notion de discrimination n’a de portée qu’en droit du travail2 ou dans le cadre du principe d’égalité.
La liberté des campagnes électorales est donc totale : « La liberté d’expression revêt une importance particulière dans le débat politique et dans les campagnes électorales. Dès lors, pour condamnables que soient les abus dans la liberté d’expression […], en prévoyant l’inéligibilité obligatoire de leur auteur, le législateur a porté à la liberté d’expression une atteinte disproportionnée »3. Cette liberté des candidats garantit, comme toute règle d’éligibilité ou de propagande, la finalité d’un vote : la liberté de choix des électeurs, qui serait au contraire susceptible d’être compromise si un candidat dissimulait ses convictions. C’est d’ailleurs en considération de ce critère que des faits exactement identiques ont été tranchés par le Conseil d’État dans la décision du 23 décembre 20104 : « La circonstance qu’un candidat à une élection affiche son appartenance à une religion est sans incidence sur la liberté de choix des électeurs et ne met pas en cause l’indépendance des élus ; aucune norme constitutionnelle, et notamment pas le principe de laïcité, n’impose que soit exclues du droit de se porter candidates à des élections des personnes qui entendraient, à l’occasion de cette candidature, faire état de leurs convictions religieuses ; que, par suite, la question soulevée, relative à l’article L. 340 du Code électoral en tant qu’il ne prévoit pas une telle cause d’inéligibilité aux fonctions de conseiller régional et l’article L. 350 du Code électoral en tant qu’il n’en fait pas une condition de l’enregistrement des listes de candidats par le préfet, qui n’est pas nouvelle, ne présente pas un caractère sérieux ». La présentation d’une candidate voilée n’est donc pas contraire à la loi.
La candidate procède ainsi à une clarification, et, vu du côté de l’électeur et de la sincérité du débat, c’est plutôt l’attitude inverse consistant à ne pas dire qui on est qui serait répréhensible.
Il n’y a donc aucune illégalité, ni aucune atteinte à la laïcité, ni aucune discrimination dans la revendication publique par un candidat d’une appartenance à une religion, une idéologie, un groupe, etc. Il n’y a pas davantage d’illégalité, d’atteinte aux convictions personnelles du candidat ou du militant, ni aucune discrimination dans le refus d’un parti ou d’un candidat de laisser apparaître une telle appartenance, voire d’en interdire la manifestation à ses candidats. Le parti politique maîtrise les investitures qu’il délivre.
Le débat ne se pose donc nullement en termes juridiques. En revanche, la seule question consiste à savoir si une telle présentation est susceptible de rallier des électeurs – tel est par définition le but même de la propagande électorale – ou inversement de dissuader les électeurs ou d’être exploitée par les candidats adverses. On entre alors dans une question de sociologie politique ou, plus largement, de culture. Or celle-ci, est dominée par la laïcité. La forte tendance actuelle consiste à renvoyer la question religieuse à la sphère privée, à la conscience personnelle. Toute action politique dictée par une appartenance religieuse apparaît largement suspecte aux yeux d’une opinion publique largement acquise à ce que Marcel Gauchet, de façon prémonitoire, identifia comme le « désenchantement du monde »5. Si la politique est, elle aussi largement aujourd’hui désenchantée, ou du moins délaissée par le citoyen ou par l’électeur, cette crise de confiance ne risque-t-elle pas plutôt d’être aggravée par une revendication électorale identitaire, inhabituelle ?
Tel est l’enjeu réel de ce débat : une des constantes de la laïcité française6 consiste à cantonner toute appartenance religieuse à un choix personnel, même si on ne saurait en exclure les manifestations publiques. Le risque, pour l’affiche électorale désormais connue de tous, d’être perçue non comme une volonté d’honnêteté mais comme une revendication identitaire, voire une provocation est évident. C’est bien l’électeur qui est amené, dans l’isoloir – encore un voile, mais nécessaire à garantir un secret – à dire, maintenant que le débat est public, si ce risque est ou non réel.
Notes de bas de pages
-
1.
CE élections de Maisons-Laffitte, n° 449668, 5 mai 2021 : « Le protestataire fait grief à Mme T. d'avoir, dans le cadre de la campagne électorale, mentionné sur le site internet de sa liste et les documents de propagande électorale diffusés auprès des électeurs sa qualité d'avocate, alors qu'elle avait été omise du barreau en 2007 et n'exerçait plus cette profession depuis lors, et apposé sur les tracts électoraux une photographie sur laquelle elle apparaissait en robe d'avocate (…) L'intéressée, qui est titulaire du certificat d'aptitude à la profession d'avocat, a également fait mention sur les documents de propagande électorale des fonctions d'agent de la direction générale des finances publiques qu'elle exerçait à la date à laquelle elle a déposé sa candidature (…). La photographie en litige, sur laquelle elle n’était pas aisément reconnaissable, était destinée à illustrer l'un des thèmes de campagne de cette liste, (…) dépourvu de lien direct avec les fonctions d'avocate qu'elle a exercées jusqu'en 2007. Par suite, pour regrettables que soient la mention de cette profession et l’usage de cette photographie sur les documents de propagande électorale, ces éléments ne sauraient à eux seuls, dans les circonstances de l’espèce, caractériser une manœuvre électorale ayant été de nature à altérer la sincérité du scrutin. »
-
2.
P. Caillaud et J.-P. Markus, collectif Les surligneurs, Le Monde, 12 mai 2021.
-
3.
Cons. const., 8 sept. 2017, n° 2017-752 DC : J.-P. Camby, « La liberté et les campagnes électorales », Mélanges Jacques Robert, 2018, LGDJ.
-
4.
CE, 5e et 4e sous-sections réunies, 23 déc. 2010, n° 337899, Association Arabs Women’s Solidarity Association France.
-
5.
M. Gauchet, Le désenchantement du monde, 1958, NRF, Gallimard.
-
6.
V. J. Baubérot, Les sept laïcités françaises, 2015, Maison de sciences de l’homme.
Référence : AJU000p5