Les majeurs en tutelle peuvent-ils voter ?
Si la vieille impossibilité des majeurs sous tutelle de s’inscrire sur les listes électorales a été abrogée, bien des questions subsistent.
Les majeurs en tutelle peuvent voter. La vielle incapacité électorale (décret du 2 février 1852) inscrite dans sa forme contemporaine à l’article L. 5 du Code électoral de 1964 selon laquelle « ne doivent pas être inscrits sur la liste électorale… les majeurs en tutelle » a été abrogée par l’article 11 de la loi de programmation pour la justice n° 2019-222 du 23 mars 2019, dû à l’initiative d’un député, M. Terlier. Abrogé ! Donc les majeurs sous tutelle sont électeurs. Tous ?
Pour répondre à cette question, simple, il faut se référer en fait à l’évolution législative, qui l’est beaucoup moins. L’article 71 de la loi n° 2005‑102 du 11 février 2005 « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » a mis fin à l’interdiction d’inscrire les personnes sous tutelle sur les listes électorales, interdiction valant désormais à moins d’une autorisation par le juge. La loi n° 2007‑308 du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs a inversé le dispositif en posant le principe du droit de vote des personnes sous tutelle sauf exception décidée par le juge. L’abrogation de l’article L. 5 met donc fin à ce pouvoir du juge des tutelles. Oui mais ! L’article 109 de la loi du 23 mars 2019 prévoit : « L’article 11 s’applique aux personnes qui bénéficient d’une mesure de tutelle à la date de publication de la présente loi ainsi qu’aux instances en cours à cette même date. Les autres dispositions du jugement prononçant ou renouvelant la mesure de tutelle continuent de s’appliquer ». Donc, les jugements antérieurs à la loi qui ont prononcé l’incapacité continuent à s’appliquer, ce qui est le cas pour 83 % des jugements prononcés avant 2019 (Doc AN n° 1396 tome I, art 8 ter). Cet empilement législatif, qui fait coexister plusieurs situations possibles : avant 2005, de 2005 à 2007, depuis le 23 mars 2019, sauf jugement antérieur, n’est pas très heureux au regard d’un droit civique et compliquera même les constats de déchéance du mandat, parfois tardifs (Cons. const., 23 déc. 2004, n° 2004-19 I). Cette confusion est quelque peu aggravée par les conséquences de ces situations, pour aller du plus simple au plus complexe.
1°) Les majeurs sous tutelle ne sont pas recevables à former un recours (Cons. const., 5 déc. 1989, Sénat, Charente et Corrèze, cons. 1), mais il est probable que cette décision sera jugée caduque au regard de l’évolution législative, d’autant que le juge électoral apprécie déjà l’argument tiré d’une tutelle arbitraire qui aurait eu pour but de faire obstacle à une déclaration de candidature (Cons. const., 1er juin 1973, n° 73-633 DC).
2°) Ceci ouvre alors la question du rôle des personnes chargées de la tutelle ou de l’encadrement, qui pourraient contribuer ou inciter au recours, ou influencer l’intéressé. La loi de 2019 (C. élec., art. L. 72-1) prévoit qu’elles ne peuvent recevoir la procuration de la personne placée sous tutelle. Celle-ci exerce librement son droit, se rend seule au bureau ou en tout cas à l’isoloir, remet librement une procuration en dehors de ces interdictions. Mais au-delà, ces personnes ont juridiquement besoin d’une aide indispensable pour gérer leurs affaires personnelles, donc sont susceptibles d’être influencées, même si telle n’est pas l’intention de leur entourage. Qu’en est-il du choix électoral ? et qu’en serait-il de la participation à une assemblée délibérante, sans même parler d’un mandat exécutif ?
3°) En principe, et pour l’instant, ces personnes demeurent inéligibles, mais la question va inévitablement se poser (V. Q.E. Sénat, Mme Renaud Garabedian, n° 12614, posée depuis le 17 octobre 2019, sans réponse). Les articles LO 129 (députés), LO 296 (sénateurs) L. 200 (conseillers départementaux) et L. 230 (conseillers municipaux), L. 224-8 par renvoi (conseillers métropolitains de Lyon), L. 340, par renvoi (conseillers régionaux, et conseillers à l’Assemblée de Corse, par renvoi à ce renvoi : L. 367), LO 481 (conseillers territoriaux à saint Barthelemy), LO 508 (Saint Martin), LO 536 (Saint Pierre et Miquelon) prive les majeurs en tutelle de l’éligibilité. Si le Code électoral procède ainsi par éparpillements et renvois, il en résulte cependant une inéligibilité générale, quelle que soit l’élection concernée. On sait que toute inéligibilité doit être justifiée (Cons. const., 8 sept. 2017, n° 2017-752). La loi « ne saurait priver un citoyen du droit d’éligibilité dont il jouit en vertu de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 que dans la mesure nécessaire au respect du principe d’égalité devant le suffrage et à la préservation de la liberté de l’électeur » (Cons. const., 12 avr. 2011, n° 2011-628 DC). Si, par exemple, l’article LO 129 a été déclaré conforme à la Constitution par la décision que l’on vient de citer – tout comme d’autres articles organiques équivalents –, n’y a-t-il pas un changement de circonstances du fait de la loi de 2019 ? En effet la jurisprudence justifie l’inéligibilité par l’incapacité (Cons. const., 17 mai 1973, n° 73-580, AN Val d’Oise, 3e circ). Or dans son principe, celle-ci disparaît. Pour autant ces personnes sont-elles en mesure d’exercer un mandat ? Il n’est pas douteux que le débat sera lancé sur ce point : une loi simple peut cacher bien des complexités.