Les parlementaires et le cumul des mandats : le nombre des mandats successifs doit-il être limité ?

Publié le 09/07/2018

Depuis l’entrée en vigueur, en 2017, de la loi du 14 février 2014, la catégorie des députés-maires ou des sénateurs-présidents de conseil régional a disparu, ne laissant aux parlementaires que la possibilité de cumuler leur mandat national avec un mandat local simple. Faut-il aller plus loin et limiter le renouvellement des mandats dans le temps ?

La limitation du cumul des mandats, entreprise à partir des années 1980, visait des objectifs multiples : limiter les hypothèses de conflits d’intérêts, protéger l’indépendance de l’élu, améliorer sa disponibilité, favoriser son investissement dans ses fonctions, encourager le renouvellement de la classe politique et limiter sa professionnalisation. S’agissant des parlementaires, les règles ont été progressivement durcies par une série de lois organiques, principalement celles des 30 décembre 1985, 5 avril 2000, 17 mai 2013 et 14 février 2014. Il en résulte notamment l’interdiction de cumuler – simultanément – un mandat de parlementaire national avec plus d’un autre mandat figurant dans une liste prédéterminée1, ou avec une fonction exécutive locale (maire ou adjoint, président ou vice-président d’un conseil régional ou départemental ou d’un établissement public de coopération intercommunale, etc.2). Depuis l’entrée en vigueur de ces dernières limitations, en 2017, la catégorie des députés-maires ou des sénateurs-présidents de conseil régional a disparu, ne laissant aux parlementaires que la possibilité de cumuler leur mandat national avec un mandat local simple (conseiller départemental ou municipal par exemple). Ces dispositions avaient été adoptées difficilement en 2014, on s’en souvient, à la suite du rapport de la commission de rénovation et de déontologie de la vie politique présidée par Lionel Jospin, intitulé « Pour un renouveau démocratique ».

Rappelons que sous la XIVe législature, ouverte par les élections législatives de 2012, 80 % des parlementaires français cumulaient leur mandat national avec un mandat local, dont 261 députés et 166 sénateurs exerçant une fonction exécutive locale, ce qui constituait un record en Europe (où la moyenne s’établit à 20 % de parlementaires en situation de cumul). La réforme ayant été adoptée après de longs et difficiles débats, y compris internes à la majorité, son entrée en vigueur avait été différée au début de la législature suivante, pour ménager la majorité en place, et en raison des échéances électorales prévues (municipales en mars 2014, départementales en mars 2015 et régionales en décembre 2015) et de la nécessité de « préparer la succession » dans certaines collectivités territoriales ou dans certains départements et circonscriptions. Un an plus tard, dans la configuration politique spécifique issue des élections présidentielles et législatives de 2017, de premiers bilans sont attendus : les élus concernés ont-ils finalement choisi de conserver leur mandat national ou leur fonction exécutive locale ? Combien d’élus nationaux ont décidé de conserver un mandat local simple ? L’investissement dans les fonctions parlementaires de représentation, d’élaboration des lois, de contrôle et d’évaluation a-t-il été renforcé ? Le rythme des travaux ainsi que l’organisation de la semaine parlementaire ont-ils été adaptés ? Le « rapport au terrain » a-t-il changé et le risque souvent souligné, notamment au Sénat, d’une déconnexion avec les territoires et les préoccupations locales se vérifie-t-il ? Les parlementaires sortent-ils renforcés ou affaiblis de cette réforme, face au gouvernement ? Leur image, auprès de la population, en est-elle modifiée ? Le renouvellement de la classe politique est-il accéléré ?

Le bilan est d’autant plus intéressant et difficile à réaliser que, outre le manque de recul après seulement un an, il y a un risque de confusion entre les effets de la réforme et ceux de l’installation d’une nouvelle majorité « En marche », qui a fait entrer au Parlement une nouvelle classe politique et a poussé dehors une génération d’élus installés. En 2017, 147 élus sont sortants, 282 ont déjà été élus à d’autres fonctions et 200 n’ont jamais exercé de mandat3 : 415 députés entament leur premier mandat. La nouvelle majorité, rajeunie, diversifiée et féminisée, se présente avec un projet de rénovation de la vie politique et de retour à la confiance, en rupture avec le clivage gauche-droite et avec les méthodes classiques de la démocratie représentative, qui s’accommode mal du maintien de pratiques de cumul, dans les cas où elles sont encore possibles. Surtout, les premiers bilans de la réforme adoptée en 2014 sont compliqués par l’annonce, dès 2017, d’une réouverture du chantier de la limitation du cumul des mandats qui ne vise pas seulement à restreindre le cumul simultané (cas des ministres), mais à limiter le renouvellement des mandats successifs dans le temps.

La question du « cumul des mandats dans le temps » est restée longtemps inexplorée, parce qu’elle ne suscitait pas l’intérêt, ou parce qu’elle était jugée non pertinente, voire iconoclaste. La révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, en limitant à deux le nombre de mandats consécutifs susceptibles d’être exercés par le chef de l’État en France, a permis d’ouvrir le débat. Il fut possible, en 2014, dans le cadre d’un numéro spécial de cette revue consacrée au cumul des mandats, d’aborder le sujet de la limitation du cumul dans le temps du mandat parlementaire sous trois angles : celui des antécédents historiques – car il y en a – à une telle limitation en France ; celui de la façon dont elle a pu être envisagée à l’étranger, notamment aux États-Unis, mais aussi au Mexique ou au Portugal ; et enfin celui de l’opportunité d’une telle limitation, de ses modalités et conditions4. En avril 2018, faisant suite aux annonces du président Emmanuel Macron, et malgré une concertation infructueuse sur ce point avec le président du Sénat, le gouvernement a annoncé un projet de loi organique limitant le renouvellement dans le temps des mandats politiques, dont celui des parlementaires. Malgré les réticences prévisibles et annoncées des parlementaires, le nombre des mandats successifs doit-il être limité ? Les objectifs et fondements d’une telle réforme comme ses modalités méritent d’être sérieusement et sereinement envisagés.

I – Pourquoi limiter le renouvellement des mandats parlementaires dans le temps ?

Faisant suite à ses engagements de campagne, le président Emmanuel Macron, lors de son discours devant le Congrès le 3 juillet 2017, a annoncé une série de réformes visant à rénover le fonctionnement de la démocratie, à restaurer la confiance dans la vie publique et à rendre le Parlement plus efficace. À la rentrée parlementaire 2017, le président de l’Assemblée nationale François de Rugy a créé, pour accompagner la réflexion sur les propositions relatives au Parlement, sept groupes de travail thématiques. L’un de ces groupes, consacré au statut des parlementaires, a été chargé d’envisager la réduction du nombre des parlementaires et la limitation du nombre de leurs mandats dans le temps. Après de nombreuses auditions, quelques déplacements et une vaste consultation citoyenne, un premier rapport d’étape a été publié en décembre 2017, intitulé « Pour une nouvelle Assemblée nationale : rendez-vous des réformes 2017-2022 »5. Parallèlement, un vaste processus de concertation politique a été mené par le gouvernement d’Édouard Philippe, afin de négocier le périmètre de la réforme, pour augmenter ses chances de succès. La limitation du nombre de mandats dans le temps est apparue comme un point sensible, les tensions s’accumulant avec le président du Sénat qui en a fait une « ligne rouge ». Il eût été facile de l’abandonner sur le chemin. Pourtant, elle fait partie des dispositions retenues par le gouvernement, pour application aux parlementaires et aux élus locaux titulaires des principales fonctions exécutives.

Il s’agit, en vérité, d’une réforme délicate, qui doit s’appréhender sereinement. Elle ne doit pas stigmatiser des élus qui, à force d’investissement, d’expérience, d’ancrage et de talent, parviennent à s’installer dans le temps. Elle se présente comme un facteur de renouvellement des élus, mais surtout de revitalisation du lien représentatif, car il s’agit d’accompagner le changement de culture politique, de faire évoluer le rapport de l’élu à son mandat et à la carrière politique, de limiter la professionnalisation et la tendance française à la « patrimonialisation » des mandats électifs. Loin d’être nouvelle et inédite, la réflexion est ancienne en France. Dès la Révolution, elle a été concrétisée, dans le cadre d’un compromis passé entre la nécessité de la stabilité et celle du renouvellement. Ainsi la constitution de 1791 prévoyait la non-rééligibilité immédiate, après deux mandats consécutifs, des membres du corps législatif. Par la suite, les constitutions du Directoire, du Consulat et de l’Empire prévoyaient aussi ce type de limitations pour les élus des corps législatifs. Si la réflexion, forcément, a été étouffée dans le contexte bien connu des IIIe et IVe Républiques6, elle a été réanimée sous la Ve République. En effet, en 2008, le constituant a décidé la non-rééligibilité immédiate du président de la République après deux mandats. Par la suite, l’extension d’une telle limitation aux parlementaires a été discutée en 2013 (débats sur la loi organique du 14 février 2014 sur le non-cumul et le fameux « amendement 68 »), même s’il a finalement été décidé de s’en remettre à la régulation de l’offre politique par les partis. Notons cependant que la non-rééligibilité a été retenue pour les membres de l’Assemblée des Français de l’étranger7 et validée par le Conseil constitutionnel8.

À l’étranger aussi, la limitation du nombre de mandats dans le temps s’est généralisée en ce qui concerne le chef de l’État. Elle existe parfois au niveau local (Danemark, Italie). Pour les parlementaires, elle a été instaurée au Mexique9, et dans une quinzaine d’États fédérés aux États-Unis, souvent par référendum10. Toujours aux États-Unis, à l’échelon fédéral, la réflexion sur le « Legislative term limits movement » avait même conduit, en 1995, à une réforme limitant la rééligibilité des congressmen, finalement invalidée par la Cour suprême, faute de base constitutionnelle11. Le débat n’est pas clos, aux États-Unis, sur ce point.

Il est vrai qu’une telle réforme suscite des objections sérieuses. Ainsi en France, elle constitue un défi pour les théories de la représentation et de la souveraineté.

Car la souveraineté nationale postule la continuité ; le système politique et les modes de scrutin favorisent l’ancrage de long terme ; et, sous l’angle démocratique, l’inéligibilité des sortants, après quelques mandats, peut s’analyser comme une liberté, mais aussi comme une contrainte pour l’électeur, heurtant la souveraineté populaire. Cela étant dit, ne peut-on penser, comme l’a d’ailleurs défendu la Commission de Venise, dans un rapport en 2012, qu’il s’agit là d’une limitation à la démocratie qui, paradoxalement, la favorise ? Il s’agit de faire le choix de la rotation des mandats, qui améliore l’identification des électeurs à leurs élus, des gouvernés aux gouvernants, qui figure parmi les fondements de la démocratie. Il s’agit également d’encourager les partis, et les élus eux-mêmes, à préparer et à accompagner sereinement et systématiquement la relève. Cela peut aussi libérer le choix de l’électeur qui, quoi qu’on en dise, n’est pas totalement libre de choisir, mais contraint par l’offre politique qui lui est proposée. Et cela n’empêche pas l’élu sortant, qui n’a pas démérité, de poursuivre une carrière au service du public, y compris dans la politique active, en sollicitant un autre mandat, national ou local.

Autre objection fréquente, il est vrai que la longévité moyenne des parlementaires est en fait raisonnable (un mandat et demi), et que seule une minorité accumule successivement 4, 5 ou 6 mandats, même si, en 2014, on pouvait comptabiliser une cinquantaine de parlementaires engagés dans un septième mandat… Sous la XVe législature, en théorie, 81 députés seraient concernés par une inéligibilité qui viendrait frapper, lors de la prochaine échéance de 2022, les parlementaires ayant effectué trois mandats consécutifs12, et 43 ont déjà une longévité comprise entre 16 et 35 ans13. De même, il est indéniable que la non-rééligibilité de l’élu le rend moins responsable de son action devant ses électeurs. Mais en même temps, « en rendant les députés perpétuellement rééligibles, ne les a-t-on pas rendus perpétuellement candidats »14 ? Et d’ailleurs, dans un régime représentatif, l’élu au Parlement n’est-il pas censé poursuivre comme objectif l’intérêt national, et non le satisfecit de ses électeurs ? Quant à l’argument de l’expérience, de l’expertise, de la connaissance des rouages des assemblées, du sens politique, qui font le « bon parlementaire », cette expérience ne peut-elle s’acquérir qu’à force de mandats parlementaires accumulés ? On peut en douter. Enfin, dernière objection à prévoir, l’ancienneté, gage d’expérience des professionnels de la politique, est certes érigée en vertu, dans notre système politique, car elle détermine l’accès aux responsabilités dans les assemblées, et par là même conditionne les rapports de force avec le gouvernement. Dans le système actuel, c’est le cas. Mais, précisément, la situation politique issue des élections législatives de juin 2017 montre que des critères de légitimité autres que l’ancienneté peuvent être retenus pour organiser le fonctionnement des assemblées15.

La question de principe est donc la suivante : est-il opportun de limiter le « cumul temporel horizontal continu » des mandats (c’est-à-dire limiter à deux ou trois le nombre de mandats exercés consécutivement), et, en particulier, de limiter la rééligibilité parlementaire au nom de la « respiration » démocratique ? Le gouvernement a tranché positivement. Reste au Parlement, dans la discussion à venir, à faire entendre son point de vue. Cette question de principe ne peut être découplée de celle des modalités, juridiques et politiques, de mise en œuvre d’une telle limitation.

II – Quelles modalités pour une limitation du cumul des mandats parlementaires dans le temps ?

Sur le plan procédural, la réforme implique-t-elle une loi organique ou une révision constitutionnelle ? Une loi constitutionnelle est-elle nécessaire, du fait que cette réforme met en jeu « l’exercice par le peuple de la souveraineté nationale », et que le Conseil constitutionnel a retenu une interprétation stricte concernant les inéligibilités, protégeant l’égalité des citoyens dans l’accès aux mandats et fonctions, et la liberté des électeurs16 ? Si l’on admet que cette question relève de la loi organique, peut-on se passer de l’accord du Sénat ? Autrement dit, si la majorité sénatoriale devait refuser d’adopter les dispositions portant limitation du nombre des mandats dans le temps, cet aspect de la réforme serait-il compromis, ou l’Assemblée nationale pourrait-elle décider en dernier ressort ? Cette dernière question renvoie à la notion de « lois organiques relatives au Sénat », pour lesquelles le pouvoir du dernier mot de l’Assemblée nationale ne peut être utilisé, notion qui fait l’objet d’une interprétation restrictive du Conseil constitutionnel17.

Par ailleurs, au-delà du principe même de la réforme, c’est la fixation de ses modalités et conditions qui peut déterminer l’adhésion ou le rejet d’une majorité. Faut-il limiter le nombre des mandats, ou seulement celui des mandats consécutifs ? Un parlementaire sortant peut-il briguer un mandat dans l’autre chambre ? Comment comptabilise-t-on les mandats qui ont été abrégés, pour des raisons diverses ? Comment traite-t-on le cas des suppléants, voire des collaborateurs du sortant ? Donne-t-on ou non un caractère rétroactif à la limitation, s’agissant des mandats en cours et passés ? Comment accompagne-t-on la reconversion professionnelle ?

Les fondements du débat sont désormais connus, car le gouvernement a présenté, au printemps 2018, ses trois projets de loi, ordinaire, organique et constitutionnelle. Pour les parlementaires et pour les titulaires de fonctions exécutives locales dans les collectivités régies par l’article 74 de la constitution et en Nouvelle-Calédonie, les dispositions relatives au cumul des mandats dans le temps sont l’objet du chapitre II du projet de loi organique n° 977 pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace, enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale le 23 mai 2018. Pour les chefs d’exécutifs locaux (présidents d’assemblée délibérante de collectivité territoriale ou d’EPCI à fiscalité propre), les dispositions figurent à l’article 5 du projet de loi n° 976 pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace enregistré le même jour.

Selon les textes ainsi proposés par le gouvernement, le titulaire de trois mandats parlementaires ou trois fonctions exécutives locales consécutives serait interdit de se présenter à l’élection suivante, cette mesure s’analysant comme un nouveau cas d’inéligibilité. La limitation ne serait pas applicable dans les communes de moins de 9 000 habitants ni les EPCI de moins de 25 000 habitants à la date de l’élection. Les mandats seraient considérés comme incomplets et ne seraient donc pas pris en compte, ainsi que ceux qui les ont précédés, s’ils ont été interrompus pendant plus d’une année. L’objectif, présenté comme « d’intérêt général et strictement proportionné » afin de satisfaire les exigences du Conseil constitutionnel, réside dans le renouvellement des élus sur les mêmes mandats, la préservation de la liberté de l’électeur et le principe d’égalité devant le suffrage (si l’on considère que les candidats qui exercent depuis très longtemps la même la fonction « bénéficient d’un avantage structurel » de nature à compromettre les objectifs précités). Concernant sa mise en œuvre, cette loi s’appliquerait, selon le projet du gouvernement, aux mandats et fonctions en cours, comptabilisés dans le calcul des trois mandats complets et consécutifs. Reste maintenant aux assemblées à discuter et à s’accorder sur ces propositions…

III – Quelques points-clés du débat

Tout d’abord, faut-il limiter le nombre des mandats, ou seulement celui des mandats consécutifs comme le propose le gouvernement ? La deuxième option, moins sévère, suffit sans doute à assurer une « respiration », sans entraîner d’interdiction définitive, plus lourde de conséquences politiques et juridiques (et donc plus difficile à faire passer) et d’ailleurs difficile à justifier. Certes, on peut toujours craindre un phénomène de « maintien au chaud » du siège, confié à un « proche loyal » le temps de l’interruption, permettant au sortant de revenir 5 ans après (scénario « à la Poutine »). Mais cela serait très marginal, et ne devrait pas perdurer, si l’on mise sur une évolution de la culture politique, concernant le rapport de l’élu à son mandat.

Ensuite, quant au nombre de mandats consécutifs, l’ambition pouvait être de fixer la limite à deux mandats consécutifs (soit une décennie !), mais il apparaît là encore raisonnable de ne fixer la limite qu’à trois mandats consécutifs18. Cette voie médiane permet d’augmenter les chances d’adoption d’une réforme très sensible, d’autant que l’argumentation en sort renforcée : après 15 ou 18 années de mandat, l’argument du renouvellement, de la lutte contre la professionnalisation, de la diminution de l’identification des électeurs à leur élu, deviennent difficilement contestables. Cette option permet aussi de donner satisfaction aux partisans d’une longévité parlementaire suffisante pour contrebalancer, grâce à l’expérience, le poids des experts ministériels.

Autre aspect, faut-il permettre à un parlementaire sortant de briguer un mandat dans l’autre chambre ? On inclinera à le penser, non pas pour favoriser une réforme a minima, mais pour éviter des crispations inutiles. Bien sûr, des élus sortants parmi les mieux implantés localement ou dans leur parti pourront être tentés de prévoir une passerelle vers l’autre chambre. Mais cela devrait rester marginal et l’esprit de la réforme devrait l’emporter à long terme. D’ailleurs, on peut admettre que certains parlementaires souhaitent essayer de le rester, dans l’autre chambre, pour différentes raisons. Là encore sur ce terrain, ne faisons pas de procès d’intention à ceux qui souhaiteraient continuer à s’investir nationalement et seraient soutenus en ce sens par des électeurs, selon d’autres modalités, même si cela ne doit pas être la norme. Un changement d’assemblée, au prix d’une remise en question du parlementaire sortant, contraint à organiser sa réélection au Parlement selon des règles différentes, apparaît comme une contrainte proportionnée, une solution équilibrée sur le plan des exigences (parfois contradictoires) du principe démocratique.

Par ailleurs, techniquement, comment doit-on comptabiliser les mandats qui ont été abrégés, pour des raisons diverses ? Différentes hypothèses doivent être envisagées, qu’il s’agisse du député qui cède son siège au Parlement pour cause d’appel au gouvernement (qui ne l’achève donc pas, et souhaiterait se représenter lors des élections législatives suivantes), ou de celui qui n’a fait que terminer le mandat de son prédécesseur décédé ou qui a démissionné. Faut-il, dans de telles hypothèses, prendre en compte ce demi-mandat, ou ce tiers de mandat, comme un premier mandat plein dans le décompte ? Ce n’est pas l’option choisie par le gouvernement, dans les textes soumis aux assemblées. On aurait pu retenir une position stricte, selon laquelle tout mandat commencé ou terminé est comptabilisé ; une position intermédiaire, selon laquelle tout mandat effectué au moins pour moitié (deux ans et demi) est comptabilisé ; ou une position souple, selon laquelle les mandats abrégés ne sont pas comptabilisés. Si la position intermédiaire apparaît raisonnable, une étude des mécanismes appliqués à l’étranger, s’agissant notamment de la comptabilisation des mandats présidentiels lorsque leur renouvellement dans le temps est limité, pourrait être éclairante. À cet égard, l’option retenue par le gouvernement comme base de départ pour le débat (art. 11 du projet de loi organique et 5 du projet de loi ordinaire) apparaît relativement souple…

Autre question, comment traiter le cas des suppléants et celui des collaborateurs du sortant ?

Même si cela peut sembler amoindrir les effets attendus de la réforme, il semble délicat de rendre inéligibles par principe les suppléants et a fortiori les collaborateurs du sortant. Outre que cela poserait d’épineux problèmes juridiques, on peut imaginer que le député souhaite travailler à la préparation de sa succession et proposer aux électeurs un candidat « de la continuité ». Et l’on peut concevoir que quelqu’un qui s’est investi dans l’ombre et aurait les appuis nécessaires, la notoriété, les compétences, la crédibilité, soit désireux de se présenter à la succession. Évidemment, il faut espérer que celle-ci reste un peu ouverte, et que tout ne soit pas verrouillé trop en amont. Il est possible qu’un député recrute un collaborateur dont il espère faire un potentiel successeur. Mais il n’est guère plausible qu’un « ticket » constitué par l’élu et son suppléant successeur puisse être constitué dès l’origine pour une durée de potentiellement… 10 ou 15 ans. Le verrouillage de long terme n’est donc pas un risque réaliste.

Autre sujet de débat, donne-t-on ou non un caractère rétroactif à la limitation, s’agissant des mandats en cours et passés ? Cette question a suscité une controverse politique et juridique au Sénégal, il y a quelques années, lorsqu’Abdoulaye Wade a souhaité se succéder à lui-même, alors qu’il avait atteint le nombre limite de mandats successifs, en application d’une disposition de la constitution… qu’il avait lui-même fait introduire au cours de son mandat (mandat qu’il considérait donc ne pas devoir comptabiliser…) ! La Cour suprême sénégalaise avait dû trancher (sa décision, en 2012, avait d’ailleurs été très critiquée). La position qui prévaudra sur le sujet dépendra de considérations politiques. Les parlementaires appelés à adopter cette réforme sont-ils prêts à se l’appliquer à eux-mêmes ? Dans ce cas, les plus anciens (en ancienneté, non en âge ! veillons à ne pas faire d’amalgame, car cette réforme n’a pas pour objectif le « jeunisme » en politique…) risqueraient de s’y trouver confrontés rapidement. Bien entendu, la logique du renouvellement postulerait une application immédiate, et donc rétroactive pour les mandats déjà exercés. Cependant, et on l’a vu pour la loi sur le cumul des mandats de février 2014 (entrée en vigueur sous la législature suivante…), une majorité qui a le courage de faire ce genre de réforme peine parfois à trouver celui de la faire subir à certains de ses membres… Ainsi, si l’on veut augmenter les chances de voir cette réforme adoptée, il faudra sans doute se résoudre à ne pas l’appliquer de façon rétroactive. En revanche, comptabiliser le mandat en cours semblerait assez logique (le contraire serait difficilement défendable, mais…).

Enfin, les enjeux liés à l’accompagnement de la reconversion professionnelle et au statut de l’élu doivent être envisagés et assumés devant l’opinion. Évidemment, dans la conjoncture, tout traitement trop préférentiel des parlementaires sortants confrontés au « spectre du chômage » serait très mal perçu. La communication auprès de l’opinion publique doit mettre en évidence la nécessité, pour faire réussir cette réforme, d’« aider les sortants à sortir ». Il s’agit aussi de ne pas décourager ceux qui hésiteraient à mettre leurs compétences et leurs idées au service du public, à raison de la « précarité » du statut d’élu non indéfiniment rééligible. Il en va de l’égalité d’accès aux fonctions et mandats électifs. Cela ne simplifiera sans doute pas le débat public sur ces questions.

Au vu des projets de lois déposés au printemps 2018, c’est une version mesurée de la réforme qui est désormais proposée pour débat au Parlement (issue de tractations qui n’auront pas permis de convaincre certains opposants à cette limitation, tels le président du Sénat19). La limite serait fixée à trois mandats complets et consécutifs, un parlementaire pouvant échapper à ce couperet en changeant d’assemblée. Le mandat parlementaire serait considéré comme incomplet s’il a été interrompu pendant au moins un an20. En vue de l’entrée en vigueur de la réforme, lors des prochains renouvellements des assemblées, les mandats en cours seraient pris en compte, mais pas les mandats antérieurs. Sur cette base, 81 députés, en cours de troisième mandat, seraient ainsi théoriquement concernés. En conclusion, si la réforme devait être adoptée, cela laisse entrevoir son application à l’horizon… 203221 ! Gageons qu’il sera difficile de justifier cette option vis-à-vis de l’opinion publique.

Nul doute que les débats parlementaires à venir feront évoluer ce dispositif, dont il ressortira, espérons-le, une réforme sur ce sujet, même minimale, même transitoire, qui permettrait d’accompagner le changement de culture politique attendu par les Français.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Un parlementaire ne peut cumuler son mandat national avec plus d’un parmi la liste suivante : conseiller régional, conseiller départemental, conseiller à l’assemblée de Corse, conseiller de Paris, conseiller à l’assemblée de Guyane, conseiller à l’assemblée de Martinique, conseiller municipal d’une commune de 1 000 habitants et plus (C. élect., art. LO-141).
  • 2.
    V. la liste complète à l’article LO-141-1 du Code électoral.
  • 3.
    Delmas E. et Hullot-Guiot K., « Les députés de 2017 sont- ils si différents de ceux de 2012 ? », Libération, 19 juin 2017.
  • 4.
    Türk P., « Le cumul des mandats dans le temps : Quelles limites au renouvellement du mandat et à la rééligibilité des gouvernants ? », LPA 31 juill. 2014, p. 32.
  • 5.
    Rapport d’étape « Pour une nouvelle Assemblée nationale : les rendez-vous des réformes 2017-2022 – première conférence des réformes – propositions des groupes de travail », déc. 2017, 434 p., www.ladocumentationfrançaise.fr/rapports-publics/174000852 ou disponible sur le site www.assemblee-nationale.fr.
  • 6.
    Ce qui n’empêche pas la réalisation de thèses de doctorat sur le sujet : Baillieu J., De la rééligibilité, de la responsabilité ministérielle, du cumul, du népotisme, des prébendes, du mandat impératif sous les trois assemblées de la Révolution française 1789-1793, 1902, Paris ; Sabatier J., De la non-rééligibilité des députés, Thèse, 1911, Paris, Giard et Brières, 193 p. ; Morer P., La crise morale du parlementarisme. Un remède : la non-rééligibilité immédiate des parlementaires, Thèse, 1930, Montpellier, Graille et Castelnau.
  • 7.
    L. org., 22 juill. 2013.
  • 8.
    Cons. const., 18 juill. 2013, n° 2013-673 DC, loi relative à la représentation des Français établis hors de France.
  • 9.
    Const., art. 59.
  • 10.
    Marrel G. et Payre R. , « Throw the bums out ! American rotation in office : l’argument historique », Parlement(s), Revue d’histoire politique, 2/2004, p. 97.
  • 11.
    CS US, Term limits v. Thornton, 514 US, 131 L Ed 2d 881, 115 Ct, 22 mai 1995.
  • 12.
    Damgé M., « Limitation à trois mandats : 81 députés ne pourraient pas se représenter si la loi était appliquée demain », Le Monde, 5 avr. 2018.
  • 13.
    25 députés en sont à leur quatrième mandat, 5 à leur sixième et 3 entament leur septième mandat.
  • 14.
    Tardieu A., La révolution à refaire, tome II : La profession parlementaire, 1937, Flammarion, p. 33.
  • 15.
    Quelle que soit l’appréciation portée sur l’arrivée aux responsabilités de « novices » (qui ne le resteront pas bien longtemps…) au sein des assemblées, dans le contexte de la majorité LREM.
  • 16.
    V. nota. la jurisprudence « Quotas par sexe » et les décisions Cons. const., 18 nov. 1982, n° 82-146 DC ; Cons. const., 14 janv. 1998, n° 98-407 DC ; Const. const., 30 mai 2000, n° 2000-429 DC.
  • 17.
    Cons. const., 13 févr. 2014, n° 2014-689 DC, loi sur le cumul des mandats : « Considérant que les autres dispositions de la loi organique ne modifient ni n’instaurent des règles applicables au Sénat ou à ses membres différentes de celles qui le sont à l’Assemblée nationale ou à ses membres ; qu’elles ne sont donc pas relatives au Sénat ; qu’elles pouvaient ne pas être votées dans les mêmes termes par les deux assemblées », v. aussi Camby J.-P., « La loi organique relative au Sénat », AJDA 2013, n° 3, p. 164 ; Delcamp A., « La notion de loi organique relative au Sénat », RFDC, 2011/3, n° 87.
  • 18.
    Solution préconisée d’ailleurs déjà dans le rapport Bartonole-Winocq, « Refaire la démocratie », 2015.
  • 19.
    Mourgue M., « Gérard Larcher, l’homme qui dit non à Macron », Le Figaro, 6 mars 2018.
  • 20.
    Après interruption d’un an, un élu peut se représenter et les compteurs sont remis à zéro.
  • 21.
    Concernant l’Assemblée nationale. Le calcul est plus complexe au Sénat, compte tenu de la réduction parallèlement programmée du nombre des sénateurs et de la réorganisation des renouvellements partiels du Sénat en résultant.
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