QPC Dupond-Moretti : « Ne désarmez pas constitutionnellement le pouvoir exécutif »

Publié le 11/04/2023

Dans le cadre de la procédure introduite devant la Cour de justice de la République à l’encontre du garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti, Me Patrice Spinosi a plaidé ce mardi matin devant le Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité portant sur l’atteinte à la séparation des pouvoirs que constitue, à ses yeux,  une perquisition menée dans les locaux d’un ministère. En l’espèce, il s’agit de la perquisition réalisée le 1er juillet 2021 à la Chancellerie.

Le 28 février dernier, le professeur Dominique Rousseau exprimait dans nos colonnes ses doutes sur les chances de succès d’une telle QPC. Me Patrice Spinosi a choisi de lui répondre en nous confiant le texte de sa plaidoirie que nous publions en intégralité ci-dessous. La décision sera rendue le 21 avril prochain. 

QPC Dupond-Moretti : "Ne désarmez pas constitutionnellement le pouvoir exécutif"
Eric Dupond-Moretti à la rentrée solennelle du barreau le 25 novembre 2022 (Photo : ©P. Cabaret)

 

« Monsieur le Président, Mesdames Messieurs les membres du Conseil constitutionnel,

 

Avant de commencer, permettez-moi d’évoquer un instant la mémoire d’Hervé Temime décédé hier. Il a été, pour toute une génération, le cœur vibrant de la défense pénale. Modèle de beaucoup d’entre nous lorsqu’il s’agissait de plaider la ou les libertés, c’est à lui que je pense en prenant la parole devant vous.

Quelle est la valeur du principe de la séparation des pouvoirs lorsqu’il est invoqué au bénéfice du pouvoir exécutif ?

Tel est l’enjeu central de la question prioritaire de constitutionnalité que vous pose le ministre de la Justice.

Les dispositions légales qui vous sont soumises sont relatives au régime général des perquisitions et sont critiquées en ce qu’elles ne prévoient aucune garantie particulière lorsque ces perquisitions se déroulent au sein d’un ministère.

Plus précisément, il est prétendu que la loi est entachée d’incompétence négative à défaut de garantir le principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs, en ce qu’il interdit l’empiètement du pouvoir juridictionnel à l’égard du pouvoir exécutif.

Tel n’est pas l’avis du Secrétariat Général du gouvernement.

Les services de la Première ministre prennent ainsi position contre les intérêts du pouvoir exécutif et donc du gouvernement dont elle est la cheffe.

On pourrait louer cette démonstration d’indépendance, au demeurant assez schizophrénique, si elle n’était pas juridiquement erronée.

Pour vous demander de ne pas faire droit à la QPC posée par le ministre de la Justice, le Secrétariat Général du gouvernement fait valoir que le principe de séparation des pouvoirs ne s’apparente pas à un droit ou une liberté que la constitution garantit.

À le lire, il s’agirait d’un simple principe institutionnel qui se bornerait « à régir les rapports des pouvoirs constitutionnels ».

Mais il s’agit là d’une lecture conservatrice, pour ne pas dire réductrice, de votre jurisprudence qui ne prend nullement en considération la particularité de la mise en œuvre du principe de la séparation des pouvoirs dans notre espèce.

Votre jurisprudence n’offre pas encore de réponse à la question jugée constitutionnellement nouvelle pour vous la renvoyer par la Cour de cassation.

Il n’existe en effet aucun précédent utile.

Vous êtes saisi de l’incompétence négative des dispositions relatives aux perquisitions lesquelles, par leur insuffisance, portent en germe les risques d’une atteinte au pouvoir exécutif à défaut d’encadrer l’exercice de mesures pénales coercitives dans l’un des lieux ou s’incarne l’action gouvernementale.

C’est parce qu’elle porte spécifiquement sur l’hypothèse de perquisitions susceptibles de se dérouler dans un ministère que la présente QPC présente un caractère totalement inédit.

Et c’est parce qu’elle porte spécifiquement sur l’hypothèse de perquisitions susceptibles de se dérouler dans un ministère que la présente QPC doit vous amener à faire œuvre de jurisprudence en appréciant, pour la première fois, le principe de séparation des pouvoirs, lorsqu’il est pour garantir le pouvoir exécutif lui-même.

Ce faisant, vous consacrerez, implicitement ou explicitement, le principe d’indépendance du pouvoir exécutif lequel se déduit nécessairement de la garantie de la séparation des pouvoirs, qui doit être envisagée, dans notre hypothèse exceptionnelle, comme un droit ou une liberté que la Constitution garantit.

Revenons à l’essentiel.

Qu’est-ce que la séparation de pouvoirs telle qu’elle est garantie par l’article 16 de la Constitution ?

C’est le droit pour tout citoyen à ce que les trois pouvoirs institutionnels : exécutif, parlementaire, judiciaire ne soient pas concentrés dans une même main. C’est aussi le droit à ce que chacun de ces pouvoirs puisse s’exercer dans le domaine qui lui est réservé sans risque d’être déstabilisé par l’un des deux autres.

Et c’est bien la raison pour laquelle le pouvoir parlementaire comme judiciaire bénéficient déjà d’une protection constitutionnelle particulière en cas de perquisitions dans les lieux où ils s’exercent.

S’agissant du pouvoir parlementaire, même s’il n’existe pas de texte, il est acquis par la doctrine constitutionnelle qu’une perquisition dans les locaux des Assemblées parlementaires suppose l’autorisation du Président de cette assemblée.

Le droit constitutionnel offre donc une protection spécifique au siège du Parlement, en sa qualité de lieu d’incarnation du pourvoi qu’il représente.

Qu’en est-il du pouvoir judiciaire ?

À l’origine, notre droit ne prévoyait aucune garantie particulière.

Il aura fallu qu’une perquisition ait lieu au sein de la Cour de cassation pour que celle-ci vous saisisse d’une QPC sur la conformité à la Constitution de cette absence de tout régime protecteur concernant les juridictions.

C’est la question qui donnera lieu à votre décision d’inconstitutionnalité du 4 décembre 2015 (QPC 2015-506).

Il est cardinal d’insister sur l’analogie qui peut être faite entre cette QPC et la nôtre.

Les deux questions procèdent exactement de la même logique.

 Dans les deux cas, il s’agit de dénoncer la carence des dispositions légales des perquisitions pour éviter qu’il soit porté une atteinte injustifiée :

*D’un côté, au pouvoir judiciaire, garanti par le principe d’indépendance des juridictions. C’est la décision QPC de 2015.

*De l’autre, au pouvoir exécutif, garanti par le principe de la séparation des pouvoirs, duquel se déduit la nécessaire protection de l’indépendance de l’exécutif. C’est la nôtre.

Dans les deux cas, il s’agit d’éviter, à l’occasion d’une enquête pénale, une immixtion injustifiée à l’exercice de l’un de ces deux pouvoirs.

Vous ne vous y êtes d’ailleurs pas trompés, en 2015, en faisant droit à la QPC fondée sur l’indépendance des juridictions.

Pourquoi ce qui vaudrait pour le pouvoir judiciaire ne vaudrait-il pas pour le pouvoir exécutif ?

L’indépendance de l’un serait-elle supérieure à l’indépendance de l’autre aux yeux de la Constitution ?

Bien conscient de la faiblesse de sa défense sur ce point, le Secrétariat général du gouvernement essaye de vous convaincre qu’il existerait une différence objective entre les deux QPC.

Il soutient que votre raisonnement reposait en 2015 « sur le fait que l’indépendance de l’autorité́ judiciaire, protégée par l’article 64 de la Constitution, est indispensable au respect de droits et libertés substantiels garantis dans le chef de justiciables ». Il en déduit que votre raisonnement « n’est pas transposable au principe de la séparation des pouvoirs en tant qu’il protège les prérogatives du pouvoir exécutif ».

Ainsi à croire le Secrétariat général du gouvernement, à la différence de la séparation des pouvoirs, l’indépendance des juridictions ne serait pas un simple principe institutionnel mais aurait aussi une vocation à garantir les droits subjectifs des personnes et serait d’ailleurs indissociablement liée au « droit à un recours juridictionnel effectif, dont il serait une composante ».

Mais tel n’est absolument pas le sens de votre jurisprudence.

Jamais dans l’une de vos décisions vous n’avez expressément lié la substance de l’indépendance des juridictions à celle du droit à un recours effectif.

D’ailleurs, dans votre précédent de 2015, à la source de laquelle se nourrit notre propre QPC, vous vous êtes bien gardés de vous fonder sur un autre droit que le principe purement institutionnel de l’indépendance des juridictions.

Vous n’avez fait aucune référence au droit au procès équitable, ni aux droits de la défense ou encore au droit d’accès à un tribunal et ce, alors même que ces garanties figuraient dans la motivation de la décision de transmission de la Cour de cassation.

Et pour cause, le fait qu’un document de travail qui relève du secret du délibéré soit saisi ne nuit, par lui-même, en rien aux droits subjectifs de l’auteur de la QPC.

La violation du secret du délibéré porte uniquement atteinte à l’institution judiciaire elle-même. Ce sont les règles internes de son fonctionnement qui sont protégées et non les intérêts des justiciables.

Il en va de même ici s’agissant du principe de la séparation des pouvoirs lorsqu’il est invoqué au bénéfice du principe d’indépendance du pouvoir exécutif. Au même titre que celle des juridictions, l’indépendance de l’exécutif doit être consacrée par votre Conseil comme une composante du principe de séparation des pouvoirs et recevoir une protection équivalente.

Mais peut-être suis-je trop abstrait ?

Je sais que votre contrôle s’opère en considération de la loi elle-même. Mais je sais aussi que vous êtes sensibles à l’illustration d’un grief pour mieux en comprendre la portée.

À cette fin, permettez-moi un instant d’illustrer le risque que j’invoque en vous détaillant comment s’est déroulée concrètement la perquisition intervenue le 1er juillet 2021 à la Chancellerie.

On ne s’arrêtera pas sur le caractère totalement disproportionné de cette mesure, tant par le nombre inutile d’agents mobilisés, que par la quantité de bureaux qui ont été visités, comme par sa durée de presque 15 heures pour un résultat plus que dérisoire.

On ne s’arrêtera pas non plus aussi sur l’ouverture à la meuleuse d’un coffre-fort découvert par les magistrats dans une armoire du bureau du garde des Sceaux, dont personne au ministère ne connaissait l’existence ni même n’avait la clé et qui s’est révélé rigoureusement vide.

En revanche, ce sur quoi l’on doit s’arrêter, c’est l’appréhension massive et indifférenciée du contenu de différents ordinateurs des membres du cabinet du garde des Sceaux et en particulier celui de votre collègue, Madame Véronique Malbec, alors Directrice de cabinet du Ministre.

Comme souvent lors de perquisition, c’est bien dans ces saisies globales de documents numériques que réside le risque essentiel d’atteinte aux droits fondamentaux.

Voilà bien l’illustration du risque que j’évoque.

Est-il vraiment justifiable que des magistrats, fussent-ils membres de la Cour de justice de la République, puissent saisir et prendre connaissance de documents confidentiels, indistinctement appréhendés, à défaut de tout contrôle spécifique, lesquels peuvent être des projets de loi, des projets d’arrêtés, des contrats de la commande publique qui peuvent concerner l’institution judiciaire dans son ensemble.

Mais il peut s’agir aussi, plus particulièrement, plus individuellement de projets de nomination de magistrats, de réglementation ou des circulaires sur l’organisation de tel ou tel service, voire de comptes-rendus d’action publique.

On ne perquisitionne pas dans un ministère, en particulier celui de la Justice, sans prendre des risques, réels ou supposés, d’atteinte au principe de la séparation des pouvoirs.

Évidemment, il ne s’agit pas ici de prétendre que tel a été le cas lors de la perquisition du 1er juillet dernier.

Mais faute de l’existence d’un régime légal, on ne peut exclure le doute. Et c’est bien tout l’enjeu.

En QPC, le contrôle doit se faire in abstracto, contre la loi elle-même. Le risque d’atteinte vaut alors autant que l’atteinte elle-même.

L’affaire est exceptionnelle, vous le savez.

C’est la première fois qu’un ministre de la Justice en exercice est poursuivi devant la Cour de justice de la République.

C’est aussi la première fois qu’une perquisition a été réalisée dans les locaux de la Chancellerie.

Votre décision doit être à la hauteur de l’enjeu de ce dossier.

L’intérêt du ministre, mon client M. Éric Dupond-Moretti, se confond ici avec celui du gouvernement dont il est membre et plus généralement avec celui du pouvoir exécutif en tant qu’Institution.

Comme toujours en matière de liberté fondamentale, vous construisez le droit un peu dans le présent mais beaucoup pour le futur.

La protection que la Constitution octroie au pouvoir parlementaire et au pouvoir judiciaire, elle ne peut pas, elle ne doit pas, la refuser au pouvoir exécutif.

Les tensions que connaît actuellement notre pays accentuent les frictions entre les institutions. Les dérives de la juridicisation de la vie politique ne sont plus à démontrer. L’actualité recèle d’exemples édifiants.

Ne désarmez pas constitutionnellement le pouvoir exécutif au moment où n’a jamais été aussi grand le risque d’instrumentalisation des procédures judiciaires aux fins de déstabilisation de ceux sur qui pèse la tâche de diriger notre pays.

Ne nous trompons pas de débat.

En faisant droit à la QPC que vous pose le garde des Sceaux, vous ne servirez pas les intérêts de certains aux détriments des ambitions des autres.

La seule personne qu’il vous est demandé ici de favoriser c’est la République elle-même ».

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