Une QPC fondée sur le seul principe de la séparation des pouvoirs ? Bizarre !

Publié le 28/02/2023

Dans le cadre de la procédure introduite devant la Cour de justice de la République à l’encontre du garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti, ce dernier a soulevé, par l’intermédiaire de son avocat Me Patrice Spinosi, une question prioritaire de constitutionnalité portant sur l’éventuelle atteinte à la séparation des pouvoirs que constitue une perquisition dans les locaux du ministère. Le professeur Dominique Rousseau éclaire les enjeux de cette QPC qui ne lui semble pas avoir beaucoup de chances de prospérer…

Une QPC fondée sur le seul principe de la séparation des pouvoirs ? Bizarre !
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À la question « une perquisition judiciaire au sein d’un ministère porte-t-elle atteinte au principe de la séparation des pouvoirs », la réponse spontanée est « oui, évidemment ». Mais chacun sait qu’au pays de Descartes, il convient toujours de se méfier de ces réponses évidentes, de les soumettre à la question pour arriver à une réponse réfléchie.

Le 23 février 2023, le Conseil constitutionnel reçoit de la Cour de cassation une QPC ainsi rédigée :

« Les dispositions des articles 56, 57, alinéa 1er, et 96 du Code de procédure pénale, en ce qu’elles autorisent la perquisition au sein du siège d’un ministère, lieu d’exercice du pouvoir exécutif au sens de l’article 20 de la Constitution, sans assigner de limites spécifiques à cette mesure, ni l’assortir de garanties spéciales de procédure permettant de prévenir une atteinte disproportionnée à la séparation des pouvoirs, portent-elles atteinte à ce principe, garanti par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, ainsi qu’à l’article 34 de la Constitution qui impose au législateur de fixer les règles concernant la procédure pénale ? ».

La séparation des pouvoirs a bien une valeur constitutionnelle

Un premier doute sur la pertinence constitutionnelle de cette transmission se forme à la rédaction de la question. Il est en effet de jurisprudence constante et évidemment connue de la Cour que “la méconnaissance par le législateur de sa propre compétence ne peut être invoquée à l’appui d’une question prioritaire de constitutionnalité que dans le cas où cette méconnaissance affecte par elle-même un droit ou une liberté que la Constitution garantit” [1]. Il n’est donc pas possible de contester par voie de QPC une incompétence négative « sèche » du législateur ; il faut pour qu’elle puisse être recevable que cette abstention législative affecte un droit ou une liberté garanti par la constitution. En l’espèce, le requérant considère qu’en ne fixant pas les règles de perquisition au sein d’un ministère le législateur, en restant en deçà de sa compétence, a porté une atteinte disproportionnée au principe de la séparation des pouvoirs.

Le regard se déporte aussitôt sur la qualification de la séparation des pouvoirs. Aucun doute sur sa qualité constitutionnelle. Depuis sa décision du 23 mai 1979[2], le Conseil reconnaît sa valeur constitutionnelle. Mais un doute sérieux existe sur la qualité de « droits et libertés garantis par la constitution » de la séparation des pouvoirs : un principe oui, un droit ou une liberté, discutable.

Dans la limite des droits de l’homme

Or, de cette qualité de principe ou de droit dépend la recevabilité de la QPC. En effet, le constituant n’a pas souhaité introduire en droit français un mécanisme permettant aux justiciables de s’emparer de la Constitution dans son ensemble ; il a choisi d’isoler quelques fragments du bloc de constitutionnalité pour limiter la QPC à la seule question des droits de l’homme, c’est-à-dire, selon les mots du rapporteur de la commission des lois de l’Assemblée nationale, « à la fois les droits et libertés garantis par la Déclaration de 1789, l’ensemble des principes particulièrement nécessaires à notre temps énoncés par le préambule de la Constitution de 1946 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République »[3].

Cette volonté du constituant de circonscrire le contentieux de la QPC aux droits fondamentaux est motivée par une idée apparemment simple : la contestation du fonctionnement des institutions appartient aux responsables des institutions, la contestation des atteintes aux droits et libertés aux citoyens. Le Conseil l’affirme clairement dès les premières décisions QPC : « le grief tiré de la méconnaissance de la procédure d’adoption d’une loi ne peut être invoqué à l’appui d’une question prioritaire de constitutionnalité sur le fondement de l’article 61-1 de la Constitution »[4]. Comme toujours avec une classification, il est des éléments difficiles à faire rentrer dans une classe plutôt que dans l’autre. Autant il est simple de mettre l’article 45 de la constitution relative à la commission mixte paritaire dans la classe « institution » et la liberté syndicale dans la classe « droits et libertés », autant il devient plus difficile de classer le principe de la séparation des pouvoirs. Stricto sensu, il n’entre pas dans la catégorie « droits et libertés » ; il a pour objet une organisation des pouvoirs publics qui garantit l’indépendance organique et fonctionnelle des pouvoirs législatif, exécutif et juridictionnel.

« L’instruction n’a pas pour objet de s’immiscer dans l’exercice de la fonction constitutionnelle d’un ministre de la justice »

Dans l’affaire en cause, la commission d’instruction de la Cour de justice de la République, saisie du délit de prises illégales d’intérêts qu’aurait commis le garde des Sceaux en exercice, a perquisitionné les locaux du ministère de la Justice et notamment les bureaux du ministre, de ses secrétaires, de la directrice de cabinet, du directeur de cabinet – adjoint, du chef de cabinet et du directeur des affaires criminelles et des grâces. Sur appel des avocats, ces perquisitions n’ont  pas été annulées et le ministre a été renvoyé devant la CJR le 3 octobre 2022 ; le 28 novembre 2022 un pourvoi était formulé contre cet arrêt et le lendemain un mémoire distinct et motivé soulevait devant la Cour de cassation la question de l’atteinte au principe de la séparation du fait de l’absence de règles spécifiques à la perquisition dans un des lieux d’exercice du pouvoir exécutif. Ce faisant, la commission, habilitée par une institution spéciale pour juger les ministres – qui est déjà pour les membres du gouvernement une garantie procédurale – a rempli sa fonction qui est de recueillir tous les éléments permettant de qualifier ou non de prises illégales d’intérêts les faits reprochés au ministre de la justice. Elle n’a pas instruit sur les politiques pénales conduites par le garde des Sceaux ; elle n’a pas enquêté sur la compétence normative ni sur les choix politiques du ministre ; elle a seulement cherché à savoir si le ministre avait utilisé sa fonction de ministre pour accomplir des actes pouvant être qualifiés de délit. Il n’est, ici, nulle atteinte à la séparation des pouvoirs puisque l’instruction n’a pas pour objet de s’immiscer dans l’exercice de la fonction constitutionnelle d’un ministre de la justice qui est, sous l’autorité du Premier ministre, de déterminer et de conduire la politique pénale du pays.

La QPC aurait eu davantage de pertinence s’il avait été soutenu que l’incompétence négative du législateur en matière de perquisitions dans un ministère pouvait porter atteinte aux droits de la défense et à un procès équitable. Le Conseil, en effet, admet que « la méconnaissance du principe de séparation des pouvoirs ne peut être invoquée à l’appui d’une question prioritaire de constitutionnalité que dans le cas où cette méconnaissance affecte par elle-même un droit ou une liberté que la Constitution garantit »[5]. Autrement dit, une recevabilité par ricochet : une QPC fondée sur la méconnaissance du principe de la séparation des pouvoirs est irrecevable, une QPC fondée sur la méconnaissance du principe de la séparation des pouvoirs qui a pour conséquence de porter atteinte à un droit ou une liberté est recevable.

« Axer la contestation tout entière sur la méconnaissance du principe de la séparation des pouvoirs » ?

Le problème, ici, est que le libellé de la question posée se limite à invoquer la méconnaissance du principe de la séparation des pouvoirs sans dire les droits et libertés qui seraient affectés par cette méconnaissance. Sans doute, le mémoire distinct et motivé fourni à l’appui de la QPC fait valoir que l’incompétence négative du législateur en cas de perquisition au sein d’un ministère « expose par trop le principe de la séparation des pouvoirs et affecte manifestement les droits de la défense et le droit à un procès équitable ». Mais, ce lien n’est pas fait dans le libellé de la question posée et il n’est pas démontré dans le mémoire. Sans doute encore, la Cour de cassation aurait pu réécrire la question en tenant compte de l’argumentation développée dans le mémoire. Si elle s’autorise, en effet, cette réécriture depuis son arrêt du 20 mai 2011, elle précise que la reformulation de la question a pour seul objet de la rendre plus claire et qu’elle ne peut en modifier l’objet et la portée. Or, introduire ou plus exactement ajouter au grief expressément contenu dans la question – la méconnaissance du principe de la séparation des pouvoirs – le grief de la méconnaissance des droits de la défense et du droit à un procès équitable aurait été modifier l’objet et la portée de la question. Venant d’un avocat bénéficiant d’une réputation méritée dans le contentieux constitutionnel, la Cour ne pouvait considérer qu’il s’agissait d’un oubli ou d’une maladresse, mais de sa volonté d’axer la contestation tout entière sur la méconnaissance du principe de la séparation des pouvoirs afin, peut-être, de susciter un débat doctrinal sur la compréhension de ce principe.

Certains pourraient aussi penser que la Cour a transmis cette question ainsi rédigée afin de montrer son impartialité dans une affaire opposant des magistrats au ministre de la justice en sachant que, par son libellé et compte tenu de la jurisprudence constante du Conseil, elle ne serait pas recevable…

[1] Voir par ex., CC 2012-254 QPC du 18 juin 2012, R. p. ; CC 2021-972 QPC, 18 févr. 2022, R. p.).

[2] CC 23 mai 1979, 79-104 DC, R. p.27

[3]Rapport n° 892 de M. Jean-Luc Warsmann, fait au nom de la commission des lois, 15 mai 2008. À cette liste, M. Hyest ajoute, dans son rapport pour le Sénat, « la Charte de l’environnement », Rapport n° 387, 11 juin 2008.

[4] CC 2010-4/17 QPC du 22 juillet 2010, R. p. 156.

[5] CC, 2016-555 QPC du 22 juillet 2016, R. p.

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